Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 11-19).
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CHANT PREMIER

LE PARDON.


Entrée en Bretagne. — Prière. — Pardon et grand’messe en Cornouaille. — Loïc et Anna. — Anne Hoél est chargée lie filer la Quenouille-de-Dieu. — Suite du Pardon. — Batterie entre un Cornouaillais et un marin du pays de Vannes. — Le clerc Loïc et son ami Lilèz interviennent. — Histoire des pierres croisées, où l’on retrouve Anna et sa sœur Hélène. — Fin du Pardon. — Le vieux Hoël et les lutins. — Evocation.


Jentends au loin, j’entends les landes s’éveiller !
Au murmure des flots lasses de sommeiller,
Les paroisses d’Arvor veulent que je les nomme ;
Merlin dans son tombeau triomphe d’un long somme.
Dormez encor, Merlin ! Ô Bretagne, pourquoi,
Quand le monde inquiet partout marche sans loi.
Pêcheurs, sur vos îlots, pâtres, sous vos ramures,

Solitaires manoirs, pourquoi tous ces murmures ?
Où les prendre, ces chants que vous me demandez ?
Silence, ô mers de l’ouest ! l’esprit souffre, attendez !
Au sortir de Paris, brasier qui toujours fume.
De mon cœur s’échappait ce cri plein d’amertume.
La Loire cependant m’entraînait sur ses eaux.
Et Nantes, la superbe, avec tous ses vaisseaux
M’apparaissait ; bientôt vint cette lande immense
Où comme en un désert la Bretagne commence :
La rivière profonde, un men-hîr isolé,
El l’idiome pur depuis l’Inde parlé ;
La mer enfin, la mer ! les chênes au vert sombre ;
Près des champs de blé noir les hameaux couverts d’ombre ;
Des pèlerins passaient, leurs longs cheveux épars ;
Et tout charmait mon âme, enivrait mes regards…
Le premier entre tous, ô vivante harmonie !
Si ma voix t’a chantée et si tu l’as bénie,
À ton appel nouveau j’accours ; je redirai,
Avant qu’il meure aussi, cet ensemble sacré.
Ta couronne est tombée, antique souveraine !
Mais ta grâce rustique est si douce et sereine.
Que ces vers consacrés à tes humbles beautés,
Chers aux Bretons, ces vers seront partout chantés.
 
Dans la paix de mon cœur et dans son innocence
(Car les simples de cœur ont aussi leur puissance),
Malade ou désolé, quoi que fasse le sort,
J’achèverai mon œuvre et serai le plus fort.
Mais bien souvent, Seigneur, quand la noire tempête
Élèvera ses flots au-dessus de ma tête,
Ainsi que le pêcheur près de sombrer, hélas !
Vers vous en gémissant je tendrai les deux bras ;

Mon Dieu, que votre oreille alors s’ouvre et m’entende :
Ma barque est si petite, et la mer est si grande !
 
Commençons. Sur la mer ou dans les prés en fleurs,
Tous entendront ma voix, nul ne verra mes pleurs.
 
On célébrait la messe en l’honneur de la Vierge,
Dans un hameau de Scaer ; sur chaque autel un cierge
Placé devant les saints lentement s’allumait,
Et l’on sentait l’odeur de l’encens qui fumait ;
Lorsque l’enfant de chœur se taisait au pupitre,
Suspendue en dehors au châssis d’une vitre,
Chantait une mésange, et sa joyeuse voix
Au-dessus de l’autel semblait l’hymne des bois.
On ouvrit le portail, et l’assemblée entière
Fit en procession le tour du cimetière.
Les croix marchaient devant ; sur un riche brancard,
Couverte d’un manteau de soie et de brocard,
La Vierge de Coad-Rî suivait, blanche et sereine,
Le front couronné d’or comme une jeune reine ;
Tous les yeux, tous les cœurs étaient remplis d’amour ;
L’été du haut du ciel dardait son plus beau jour ;
Les landes embaumaient, et les châtaigniers sombres,
Penchés le long des murs, versaient leurs fraîches ombres
Sur ces heureux croyants qui chantaient : Ô pia !
Ave, maris Stella, Dei Mater aima !

 
De retour dans l’église, à genoux sur la pierre.
Riche ou pauvre, chacun se remit en prière :
Car, en face de Dieu, ces gens-là, comme nous,
N’ont pas besoin de siège où poser leurs genoux ;
Comme nous orgueilleux lorsqu’une pompe vaine

Ou quelque ennui secret au temple nous ramène,
Au saint Maître du lieu, surpris de les revoir,
Ils ne demandent pas de les bien recevoir,
Souhaitant qu’à l’autel le prêtre abrège l’heure,
Et tout bas regrettant l’aise de leur demeure.
Dieu vit dans leur église : en symboles pieux
11 s’explique à leur âme, il se montre à leurs yeux ;
Du fond de leurs hameaux partis en long cortège.
L’été, sous le soleil, en hiver, sous la neige,
Ils viennent l’adorer, et, tous agenouillés,
Ils sèchent devant lui leurs vêtements mouillés.
 
Le jour de ce Pardon, la grand’messe était belle.
Les voix montaient en chœur. Du bas de la chapelle
Les femmes doucement envoyaient pour répons
A l’Eléison grec les cantiques bretons.
Les enfants, appuyés sur la rampe massive.
Admiraient tour à tour, dans leur âme naïve,
Le calice d’argent, et les hauts chandeliers,
Et les portraits des saints adossés aux piliers.
 
À la Préface, avant le divin sacrifice.
Un jeune paysan qui chantait à l’office,
S’approcha de l’autel où, comme un blond faisceau,
Pendait une quenouille avec chanvre et fuseau,
La prit, et, rougissant, les yeux brillants de flammes,
Descendit dans la nef vers le côté des femmes.
 
On l’avait vu déjà, soucieux par instant.
Vers ce même côté se tourner en chantant,
Puis, les yeux ramenés lentement sur le livre.
Au milieu du verset oublier de poursuivre ;

 
Et bien des assistants, témoins de tout ceci,
Vers le lieu qu’il cherchait se détournaient aussi.
Curieux de trouver cette cause imprévue
Qui toujours attirait et son âme et sa vue.
 
Loïc était le nom de ce modeste clerc.
Il portait un costume à la mode de Scaer :
L’habit court et brodé, la braie aux plis antiques.
Et, tombant sur le dos, les grands cheveux celtiques.
 
Il se fit sur ses pas un murmure joyeux,
Une fille en priant seule baissa les yeux.
« Anna, dit-il, voici ce que pour Jésus même
Vous filerez chez vous avec un soin extrême ;
Jeune fille, prenez la Quenouille-de-Dieu,
Travaillez : Dieu paîra cette œuvre en autre lieu.
Puis, dimanche prochain, votre tâche filée,
Vous aurez soin d’offrir une autre quenouillée,
Pour que l’autel toujours ait du chanvre et du lin,
Et qu’une autre après vous file pour l’orphelin, »
 
De ces deux jeunes gens ainsi s’ouvre l’histoire.
Et des amours passés évoquant la mémoire.
J’ai souri, car mon cœur, qui se souvient de tous,
N’a pu trouver ailleurs un souvenir plus doux…
Mais déroulons aux yeux cette journée entière
Et donnons franchement l’ombre avec la lumière.
 
La grand’messe finie et l’angelus sonné,
Aussitôt tout ce peuple humblement prosterné,
Rajustant ses cheveux ou sa coiffure blanche,
Avide de grand air, sur la place s’épanche.

Ce Pardon, sans mentir, est le roi des Pardons,
Et la Cornouaille envoie ici tous ses cantons.
De pauvres, de chanteurs chaque sentier fourmille,
Vous entendez les sous sonner dans leur coquille ;
Avec leurs grands fourneaux vingt tentes sont debout ;
Et, dans ses beaux habits, la jeunesse partout :
Car, dès que se répand l’annonce d’une fête,
Cette heureuse jeunesse à s’y rendre s’apprête ;
Mais ce n’est guère, hèlas ! pour honorer les saints
Qu’arrivent si fervents ses rapides essaims.
 
Oh ! la foule charmante autour de la chapelle,
Et les tendres regards ! — « C’est vous, la jeune belle ?
Si vous voulez des noix, ouvrez bien votre main.
— Mes amis, venez voir au détour du chemin
Une fille pleurant comme une Madeleine,
Et qui vend ses cheveux pour des rubans de laine.
— À gauche, par ici ! suivez-moi, venez tous !
C’est une batterie entre des hommes soûls. »
 
Ah ! comme ce torrent gronde, roule et tournoie !
Les femmes, les enfants sont bondissants de joie.
« Lilèz, séparons-les ! Verrons-nous sans bouger
Comme des animaux ces hommes s’égorger ?
— Non, non ! laissez finir entre eux cette bataille :
Ils sont de même force, ils sont de même taille.
— Place ! — Recommencez. — Bruk, serre-lui le cou.
— Monsieur, vous recevrez bientôt un mauvais coup.
Ne connaissez-vous pas ce peuple et ses usages ?
— Hommes pleins de boisson, tuez-vous donc, sauvages ! »

Pourtant deux jeunes gens, pareils à ces nageurs
Qui veulent pour autrui périr, hardis plongeurs,
Dans ces flots furieux entrèrent avec joie
Et sortirent vainqueurs, tenant chacun sa proie.
 
L’un de ces combattants était un étranger,
D’où cette rixe ardente et prompte à s’engager.
Ses habits rattachés, il dit au clerc : « Jeune homme,
Je suis un franc marin, c’est Mor-Vran qu’on me nomme.
Si jamais à Carnac vous veniez voir la mer,
De s’ouvrir devant vous mon logis serait fier.
Vous, qui m’avez sauvé de ces buveurs de cidre
Pour qui tout habitant de Vanne est comme une hydre. »
Et, serrant les deux mains de ce brave, il partit.
 
Mais Loïc avait là sa mère qui lui dit :
« N’avez-vous pas de honte ? un clerc, et presque un prêtre,
Avec des batailleurs en plein jour se commettre !
À votre ami Lilèz laissez un tel combat :
À lui c’est son métier, puisqu’il s’en va soldat. »
 
Elle parlait ainsi, cette mère prudente,
Mais fière en elle-même et de son fils contente.
Les héros du Pardon, quels furent-ils alors.
Sinon ceux qu’on a vus si vaillants et si forts ?…

Trois femmes à genoux, dans une lande verte
Le reste de l’année oubliée et déserte,
Sur le bord du ruisseau, trois femmes à genoux
S’occupent en priant à chercher des cailloux ;
Sur le courant béni bien d’autres à la file
Se penchent, remuant les graviers et l’argile,

Dans l’espoir d’y trouver un caillou vénéré
Où l’on voit en relief la croix de Saint-André.
 
Jadis un chef païen cria dans son délire :
« J’ai les croix en horreur, et je veux les détruire ! »
Mais à peine la croix du bourg avait péri,
Que Dieu mettait son signe aux pierres de Coad-Rî.
Quelles douleurs du corps contre elles ne se brisent ?
Pourtant la foi faiblit, les incrédules disent :
« Tombez du haut d’un arbre et cassez-vous le bras.
Les pierres de Coad-Rî ne le sentiront pas. »
 
C’était pour en parer le blond Nannic, leur frère,
Qu’Anne et sa sœur Hélène, à côté de leur mère,
Cherchaient dans le torrent un talisman croisé ;
Mais son lit ce jour-là paraissait épuisé.
Anne se désolait, aussi sa sœur Hélène,
Quand deux jeunes amis, la main ouverte et pleine,
Vinrent en souriant vers les charmantes sœurs.
Et leurs yeux semblaient dire : « Allons, prenez nos cœurs ! »
Aucune n’était sourde à ce muet langage,
Et ces pierres pourtant (feinte et pudeur de l’âge !).
Aucune n’en voulait ; mais à peine l’enfant
Dans ses petites mains les saisit triomphant.
Que, réclamant leur part de son trésor, chacune
Disait avec douceur : « Nannic, donne-m’en une ! »
 
Les vêpres cependant, en l’absence du clerc.
S’étaient dites ; le ciel déjà brillait moins clair ;
On partait, quand le son aigu d’une bombarde
(C’était vous, ô Ban-Gor, bon meunier, joyeux barde !)
Retentit, et l’on vit courir à travers champs,

Courir à son appel filles et jeunes gens :
Car tous ces pieds légers préfèrent, sans reproches,
Le sonneur de bombarde au noir sonneur de cloches.
On eût fait bien des tours de bal, si le curé,
Son vicaire avec lui, n’eût traversé le pré ;
Mais chacun, à l’aspect de ces fronts vénérables,
S’enfuit. Les buveurs seuls n’en étaient plus capables.
Dieu ! quels flots de boisson leur gosier entonna !
Que de chansons ! quel bruit ! — Pour le père d’Anna,
Bien qu’il se crût l’œil sûr, le corps droit, le pied ferme,
Au grand jour seulement il revint à la ferme.
Eh ! comment, chers lecteurs, retrouver son chemin,
Lorsqu’un petit nain noir, l’ayant pris par la main,
Méchamment le traîna durant la nuit entière
De taillis en taillis, de bruyère en bruyère ?
A peine il se sentait sur ses pieds redressé.
Que le nain le faisait rouler dans un fossé.
 
Lutins malicieux, ô follets de Bretagne,
Qui depuis des mille ans jouez sur la montagne,
Assez rire la nuit des buveurs attardés !
Songez à vos périls, nains, et vous défendez !
Défendez, chevaliers, vos antiques murailles !
L’esprit nouveau s’abat et court dans la Cornouailles ;
Nos Pardons vénérés un jour seront déserts.
Et vous, bardes, l’oubli s’étendra sur vos vers.
Aux fils des anciens Franks la Bretagne est rouverte.
Bardes et chevaliers, saints des vieux temps, alerte !
Arches des ponts, croulez ! Poussez, bois défenseurs.
Et fermez tout chemin à ces envahisseurs !