Les Boucaniers/Tome XII/XII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 285-313).

XII

Le flibustier fit un léger silence, et reprit :

— Ce qu’il me faut, ce que je veux, c’est un vaste et florissant empire… des troupeaux d’esclaves… Tu souris. Montbars… Oui, je sais que cette idée était la tienne, que je parais commettre un plagiat… Montbars, réfléchis donc un peu à ce que tu es toi… un simple gentilhomme…

— Ah ! interrompit Montbars, à quoi bon continuer cet entretien. Comment espérer, Laurent, que deux ambitions courant au même but par le même chemin puissent jamais s’entendre !… Il est impossible, qu’à un moment donné, et tenté par l’occasion, l’un de nous deux ne songe, en passant auprès d’un précipice, à y pousser son rival.

— Laisse-moi poursuivre… Montbars, l’échec que tu as subi, en te montrant à quel point ton pouvoir était fragile, combien on a peu le droit de compter sur le dévoûment de la flibuste a dû modifier tes idées, te donner à réfléchir, je te le dis sincèrement, je regarde ta partie comme complètement perdue, et j’ajoute que cela me paraît constituer plutôt un bonheur qu’un malheur pour toi… Ton front si audacieux dans la bataille, n’était pas fait pour porter une couronne. Redeviens ostensiblement ce que tu n’as jamais cessé d’être, un brave et noble gentilhomme. Que le faut-il ? De l’or ?… Tu possèdes déjà une magnifique fortune, eh bien, à cette opulence, j’ajouterai la somme que tu fixeras toi-même. Dix, quinze millions, si tu le désires. Tu deviendras l’idole de la cour de Versailles. Tu écraseras tes rivaux en naissance par un luxe effréné. Tu parviendras à toutes les dignités, à tous les honneurs !… Voyons, ce marché, ce pacte, te convient-il ? Je te jure que plutôt que d’y manquer je me ferais massacrer… Mais ne crains rien, pas un des Frères-la-Côte ici présents ne songera à s’opposer à l’accomplissement de ma volonté. Et puis, en supposant même une révolte, improbable de leur part, toi et moi réunis nous viendrons facilement à bout d’eux ! Tu diras : « Jour de Dieu ! » moi : « En avant ! » et mettant l’épée à la main, nous les chargerions de la belle manière ! Ils ne sont plus que quinze. En moins de cinq minutes, nous en aurions fini avec eux. J’attends ta réponse.

— Si je ne tenais pas ton existence entre mes mains, dit Montbars avec calme, ta proposition, quoique je sois sans armes, aurait déjà fait éclater une lutte entre nous. Je te répondrai avec toute la modération que me donne la supériorité de ma position sur la tienne. Je ne daignerai pas même te railler sur la riche aumône et sur la jolie perspective de courtisan désœuvré que tu m’offres si généreusement !…

Laurent — et que cette déclaration termine notre entretien — il n’y a qu’un seul moyen de te sauver ; si tu me refuses, c’en est fait de toi !… Écoute-moi donc à ton tour avec une sérieuse attention, et réfléchis bien profondément avant de te prononcer… Laurent, tu te trompes grossièrement sur mes intentions présentes. J’ai rêvé autrefois, non une couronne, mais un pouvoir absolu, une glorieuse indépendance, c’est vrai. Aujourd’hui, , mes désirs ne sont plus les mêmes… J’ai résolu, ou, plutôt, j’avais résolu, car je n’appartiens pour ainsi dire plus à la terre, d’employer toutes mes forces, toutes mes facultés à illustrer le règne de Louis XIV, mon maître, à conquérir un nom pur et sans tâche dans l’histoire !… Veux-tu me seconder dans mes efforts, devenir mon matelot, mon second ?… J’accepte ton concours !…

Du moment où tu te seras engagé vis-à-vis de moi par un serment personnel, je jetterai un voile épais sur le passé, j’aurai en toi une confiance sans bornes. Toutefois, je me hâte d’ajouter que tu resteras toujours sous mes ordres, que si tu voulais plus tard t’affranchir de mon autorité, tu n’en aurais le droit qu’en renonçant au service de la France ; en un mot, que tu seras le reflet de la gloire dont je serai, moi, le rayon.

— Attends encore, Montbars, avant d’accomplir ton œuvre de mort, dit Laurent. Puisque tu es maître de ma vie, rien ne te presse ! tu m’avertiras, n’est-ce pas, lorsque tu mettras le feu à la mine ?

— Rassure-toi, je n’ai pas, je te le répète, prié encore. Que te semble de ma proposition ?

— Oh ! je t’en prie, Montbars, ne parlons plus de cela !… Je te fais des excuses ; je te demande pardon de t’avoir, tout-à-l’heure, proposé des millions !… Tout accommodement entre nous est, je le reconnais maintenant, une chose impossible ! Les Amériques ne sont pas assez vastes pour contenir nos deux ambitions !…

— C’est notre mutuelle sentence de mort que tu prononces ?

— Oui, Montbars, notre sentence de mort ! Tu peux prier !

— Et toi, Laurent ?

— Moi, je le voudrais ! Mais à quoi bon ?

— À quoi bon, Laurent ? À faire disparaître la pâleur qui couvre tes joues… la pâleur de l’effroi ! Réconcilié avec Dieu, tu regarderas la mort d’un œil calme et assuré.

— Oui c’est possible !… Merci de ton conseil Montbars !…

Laurent s’agenouilla et resta pendant près d’un quart d’heure dans une immobilité complète.

Ce laps de temps écoulé, il se releva : un changement si complet, s’était opéré dans son visage, qu’il n’était presque plus reconnaissable.

— Ah ! cela me fait du bien, dit-il ; encore une fois, Montbars, merci !

— J’attends que tu me donnes le signal. Es-tu prêt, Laurent ?

Le flibustier interpellé, hésita.

— Montbars, dit-il, j’éprouve une singulière admiration pour toi, je t’estime comme je ne me croyais pas capable d’estimer un homme. Veux-tU que nous mourrions amis et rivaux tout à la fois ? Je serai heureux de te serrer la main.

Laurent s’avança alors vers l’ancien chef de la flibuste qui l’arrêta par un geste énergique et impérieux.

— Laurent, lui dit il, je vois que la prière ne t’a pas sanctifié : ton pied est déjà dans la tombe, et tu rêves encore une trahison !

— Non, Montbars, tu te trompes ! dit doucement Laurent ; tu as toujours été trop sévère pour moi… Je te jure qu’après avoir touché ta main, en signe de réconciliation, je retournerai à ma place sans essayer de te faire changer de résolution. Ce sont mes armes, peut-être, qui t’inspirent des soupçons ? Au fait, tu as le droit de suspecter ma bonne foi ; soit. Je vais jeter mes armes.

Laurent, joignant l’action à la parole, dégrafait la ceinture de cuir qui soutenait ses pistolets, lorsque Montbars, se levant vivement, vint à lui, et lui tendant la main :

— Laurent, lui dit-il, j’ai confiance en ta parole. Pourquoi le ciel ne nous a-t-il pas fait naître frères ! Unis par les liens du sang, nous aurions à nous deux changé la face du monde.

Laurent prit vivement dans les siennes la main de Montbars, et la serra avec un attendrissement véritable.

Un court et solennel silence eut lieu.

— Adieu, Montbars, dit Laurent, plus j’apprécie la noblesse de ton caractère, et plus je comprends combien ta mort est indispensable, ton honnêteté finirait un jour par me gagner, et alors je deviendrais ton esclave… Cette idée révolte mon orgueil et me rend mes derniers moments faciles et doux… Encore une fois, Adieu !

— Au revoir, Laurent, répondit Montbars, que Dieu, devant qui nous allons comparaître, nous pardonne !

Montbars se dirigea alors vers la place première qu’il occupait, tandis que Laurent, se drapant avec grâce dans son manteau, croisa les bras et prit une pose héroïque, ainsi que faisaient les gladiateurs antiques, blessés à mort et attendant le coup fatal !

Déjà Montbars se baissait pour tirer à lui le lien communiquant à la batterie du mousquet adapté à la mine, lorsqu’à un grand bruit qu’il entendit, il s’arrêta : c’étaient les Frères-la-Côte qui, impatients de contempler les prétendus dix millions détournés de la masse commune, par leur ancien chef, accouraient en tumulte.

— Ah ! dit Montbars, à quoi bon envelopper ces malheureux dans notre catastrophe. Laurent, cours les avertir de ce qui se passe… qu’ils s’éloignent… peut-être se repentiront-ils un jour…

— Merci de cette marque de confiance, répondit Laurent ; je reviens à l’instant !

Le flibustier s’élança aussitôt à travers l’ouverture qui communiquait à la salle du Trésor.

Lorsque Laurent se présenta devant les Frères-la-Côte, ceux-ci l’accablèrent de questions : Montbars avait-il fait honneur à sa parole ? livré les dix millions ?

— Montbars, leur répondit Laurent, tient notre existence entre ses mains ! Nous l’avons lâchement, ignoblement méconnu : sa vengeance sera terrible ! Pas un de nous, s’il le veut, ne sortira vivant de l’Asile !…

Ces paroles causèrent aux Frères-la-Côte un étonnement et une émotion qui se changèrent bientôt en stupeur et en effroi, lorsque Laurent les eut mis en quelques mots au courant de ce qui se passait.

Pâles, altérés, les misérables observaient un morne silence.

— Ne tremblez pas ainsi, reprit Laurent, rassurez-vous ! Montbars vous méprise trop pour songer à tirer vengeance de votre trahison ! C’est lui qui m’envoie pour vous sauver. Partez !…

Déjà les Frères-la-Côte s’éloignaient en toute hâte, lorsque l’un d’eux, se ravisant, arrêta ses compagnons.

— Amis, leur dit-il, cette histoire de mine me paraît suspecte !… Qui nous assure que Laurent ne veut pas nous tromper !… garder pour lui seul les dix millions de Montbars !… D’abord, si toute cette histoire était vraie, comment Laurent se trouverait-il en ce moment parmi nous !… Montbars ne l’aurait point laissé partir !

— Je me suis engagé par serment à revenir.

— Avec cela que Montbars, est payé pour te croire… Écoute, Laurent, continua le Frère-la-Côte en baissant la voix, si ton intention n’est pas de nous faire tomber dans un piège, ta position est désespérée, tu ne dois donc reculer devant rien pour en sortir. Laisse-moi faire, je me charge de te tirer de ce mauvais pas !

— Explique-toi, dit sévèrement Laurent.

— Mon projet est des plus simples. Tu vas entamer à haute voix une conversation animée avec les frères, puis, pendant que Montbars, rassuré et distrait par cette discussion, sera sans défiance et ne songera pas à une surprise, je me glisserai en rampant jusqu’à l’entrée de la grotte où il est réfugié, et je lui casserai la tête d’un coup de mousquet !…

À peine le Frère-la-Côte achevait de prononcer ces paroles, que Laurent tira son coutelas du fourreau, et d’une voix qui retentit, semblable à un rugissement, dans les profondeurs de l’Asile :

— Garde à toi, Montbars ! s’écria-t-il.

— Merci, frère, répondit peu après l’ancien chef de la flibuste, je suis prêt et j’attends.

— Allons ! faites passage, reprit Laurent en s’élançant sur les flibustiers qui s’écartèrent devant lui, et le laissèrent s’éloigner sans essayer de le retenir : je vous donne une demi-heure pour vous mettre à l’abri.

Cette fois, les initiés ne songèrent plus qu’à leur sûreté ; en proie à une panique indescriptible, ils se sauvèrent dans toutes les directions.

— Laurent, dit Montbars, lorsque son rival fut de retour auprès de lui, tu viens d’acquérir toute mon estime… Grâce à un écho adroitement ménagé dans la grotte, je n’ai pas perdu un mot de la conversation des Frères-la-Côte… Je me hâte d’ajouter que je n’ai pas douté un seul instant de ta loyauté. Tu possèdes une de ces âmes admirablement trempées, qui, une fois revenues au bien, ne peuvent plus retomber dans la fange !

À cet éloge de Montbars Laurent rougit de plaisir : jamais aucune des victoires qu’il avait remportées sur les Espagnols ne lui avait fait éprouver une joie égale à celle que lui causa cette approbation !

Pendant la demi-heure qui suivit, les deux rivaux, plongés dans de profondes réflexions, gardèrent tous les deux un religieux silence ! Ni l’un ni l’autre n’essayèrent de renouer, par des concessions qu’ils savaient être impossibles, le fil à moitié brisé de leur existence ! Ce fut Laurent qui, le premier, reprit la parole :

— Montbars, dit-il, je sens mon courage qui faiblit… mon agonie qui commence… J’aurais pu me dispenser de cet aveu, certain de trouver assez de force dans mon orgueil pour ne pas te laisser deviner mes souffrances !… Mais à quoi bon cette lutte inutile ? pourquoi me priver de la douce et ineffable volupté de me montrer, j ma foi, tel que je suis !… Il y a si longtemps que je me grime à plaisir, que je farde mon visage ! je ne veux pas que mon manteau de comédien me serve de linceul ! Ce serait souiller la majesté de la mort, profaner ma tombe ! Montbars, les Frères-la-Côte épargnés par ta sublime clémence, sont à présent hors de ton atteinte : qui nous retient de nous élancer dans le néant ?

— De comparaître devant Dieu, veux-tu dire, Laurent ? Rien. Je t’ai promis d’attendre ton signal. Parle, je suis prêt, je t’attends.

Laurent se recueillit pendant quelques secondes.

— C’est une mesquine nature que la mienne ! dit-il en poussant un soupir. Ce que j’éprouve en ce moment m’explique toutes les erreurs, toutes les violences de mon passé. Personne ne connaîtra jamais, n’est-ce pas, Montbars, le mystère de nos derniers moments ? On ignorera toujours si je suis tombé en raillant la mort ou lâchement prosterné devant elle. Eh bien ! à cette heure suprême, il me semble que les regards du monde entier sont tournés vers moi. Les ténèbres de ce souterrain me paraissent peuplés d’une foule immense accourue pour contempler ma contenance, avide de savoir comment le beau, le terrible Laurent, saura aborder l’éternité ! Je voudrais mourir en accomplissant une action d’éclat, m’ensevelir dans un triomphe !…Tu as pitié de moi, Montbars, n’est-ce pas ?

— Non, mon frère !… Je déplore que tes puissantes facultés, ton amour pour la gloire, les précieuses qualités de ton esprit aient été annulés par un orgueil malentendu !… Il y avait en toi l’étoffe d’un grand homme…

— Et le grand homme n’aura été qu’un misérable aventurier ! Singulière analogie que présentent nos deux destinées ! Terminons, Montbars. Veux-tu m’accorder une dernière grâce… avoir pitié de ma faiblesse, me permettre, comme je te le disais tout à l’heure, de m’ensevelir dans mon triomphe ?

— Je n’ai rien à te refuser, mon frère ! que demandes-tu ?

— Que tu me permettes de mettre le feu à la mine. Il m’est doux de penser que je tomberai invaincu, que je serai le seul auteur de ma mort !…

— Que ta volonté soit faite, Laurent !

À cette réponse de son ancien chef, Laurent frappa violemment du talon de sa botte le sol du souterrain.

— Ah ! dit-il avec une expression envieuse et colère, tu l’emporteras donc sur moi jusqu’à la fin ! Nos deux agonies sont volontaires, c’est vrai ; mais la tienne est grandiose de calme, sublime de simplicité. Tandis que moi… moi… le beau Laurent, le capitaine si redouté — et j’ai le droit d’ajouter si redoutable — je m’agite, je frissonne, je manque de dignité !… Montbars, adieu… adieu une dernière fois !

Laurent s’avança vers l’ancien chef de la flibuste et lui tendit les bras.

Les deux rivaux restèrent pendant près d’une demi-minute enlacés dans une fraternelle étreinte !

Les battements de leurs cœurs s’entendaient, au milieu du silence solennel qui régnait dans le vaste souterrain. Cette scène ne peut se décrire. À partir de ce moment, plus une parole ne fut prononcée.

Laurent s’avança, d’un pas ferme vers l’endroit où gisait à terre le lien communiquant à la batterie, le prit d’une main assurée, et regarda Montbars.

Montbars avait un doux, triste et résigné sourire sur les lèvres : un instant il parut absorbé dans ses pensées, ne pas avoir remarqué la muette interrogation de son compagnon, puis bientôt son œil s’anima, comme à l’approche de la bataille, et de cette voix qui pendant vingt ans avait fait trembler les Espagnols et conduit les flibustiers à la victoire :

— Feu ! dit-il.

Une explosion épouvantable, dont rien ne saurait donner une idée, éclata aussitôt !

Les piliers de rochers qui supportaient la voûte du souterrain s’écroulèrent avec une violence inouïe !… Une pluie de pierres obscurcit un moment la clarté du soleil ! L’Asile ne présenta plus qu’un amas de décombres et de ruines, l’image du chaos !…