Les Boucaniers/Tome XII/XIII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 317-336).

XIII

Pendant que cette immense catastrophe, attribué encore aujourd’hui à un tremblement de terre, avait lieu, l’escadre des Frères-la-Côte, chargée des riches dépouilles de Carthagène, tombait au milieu de la formidable flotte anglaise, dont il a déjà été parlé.

Les beaux jours de la flibuste étaient passés ; sa dernière heure allait sonner !

Deux seuls navires de l’escadre française, la Gracieuse et le Jersey avaient réussi, jusqu’au jour, à échapper aux poursuites de l’ennemi.

De Morvan, nommé capitaine du premier de ces deux navires, plutôt que de tomber au pouvoir de l’Anglais, n’avait pas hésité a braver les fureurs de la tempête ; tandis que le reste de l’escadre était à la cape sèche, il avait conservé une partie de la voilure. Cette manœuvre pouvait faire sombrer la Gracieuse, mais le gentilhomme breton préférait la mort à une captivité qui l’eût séparé sans doute à tout jamais de Fleur-des-Bois.

Le douzième jour de son appareillage de Carthagène, la Gracieuse se trouvait en vue de la partie sud de l’île de Saint-Domingue.

Un soleil resplendissant inondait l’horizon d’une éblouissante lumière ; depuis la veille, la tempête avait cessé de sévir. De Morvan, assis sur un banc, à l’arrière, à côté de Fleur-des-Bois, contemplait la jeune fille avec une indéfinissable expression de tendresse.

Jeanne, quoiqu’elle eût les yeux baissés, devinait et sentait peser sur elle ce long et passionné regard. L’émotion de la charmante enfant disait assez les sentiments qui l’animaient : son embarras et sa rougeur valaient le plus explicite de tous les aveux ! Jamais elle ne s’était sentie aussi heureuse.

Le cri : « Navire au vent ! » jeté par une vigie, retira de Morvan de l’espèce d’extase dans laquelle il était plongé.

Il prit une longue vue et la dirigea vers la voile signalée.

— Oh ! merci mon Dieu ! dit-il, je reconnais ce navire, c’est le Cerf-Volant… Nous allons donc avoir des nouvelles de Montbars !

— Fleur-des-Bois murmura d’une voix tremblante le nom de Laurent.

— Sois sans inquiétude, ma bien-aimée Jeanne, lui dit de Morvan, notre bonheur est l’œuvre de Dieu, aucun événement ne saurait le détruire ! l’équipage de la Gracieuse connaît la trahison de l’infâme, et m’est tout dévoué. Je saurai tirer une juste et éclatante vengeance de la perfidie de ce bandit. Je te le répète, sois sans inquiétude, tu es sous la sauvegarde de mon amour et de mon courage !

— Si tu savais, mon chevalier Louis, combien j’ai soif de tranquillité et de repos, tu ne me parlerais pas ainsi, lui répondit doucement Fleur-des-Bois. Toujours du sang, des luttes, des violences… cela est affreux !… Je t’en supplie, mon chevalier, prenons chasse devant le Cerf-Volant.

— Fuir devant Laurent ! jamais ! s’écria le jeune homme avec une fureur concentrée. Pardonne-moi, Fleur-des-Bois, ma désobéissance, ajouta-t-il en serrant la main de la charmante enfant dans les siennes, je ne reculerai devant aucun sacrifice pour satisfaire le moindre de tes caprices ; mais renoncer à punir celui qui a osé t’insulter, te poursuivre de son insolent amour : cela est au-dessus de mes forces ! Non ! je ne le puis !… je ne le puis !…

Deux heures plus tard, la Gracieuse, couverte de voiles et préparée au combat, envoyait un boulet au Cerf-Volant, en lui faisant signe de se mettre en panne.

Le navire naguère commandé par Laurent obéit, et une embarcation, se détachant de son bord, accosta bientôt la Gracieuse.

L’étonnement de de Morvan et de son équipage fut extrême à la vue des cinq flibustiers qui montaient ce canot. Les misérables, les yeux hagards, l’air troublé, la contenance inquiète et craintive, paraissaient sous l’oppression d’une grande terreur morale. Il était impossible de reconnaître en eux des flibustiers.

La première question que leur adressa de Morvan se composait de deux seuls noms : Montbars et Laurent ?

Ils répondirent !

— Morts tous les deux !…

— Morts ! répéta le jeune homme avec une émotion profonde.

À cette nouvelle si imprévue, un religieux silence régna sur le pont. Les Frères-la-Côte comprenaient instinctivement que la chute de ces deux grands capitaines était la fin de la flibuste !…

Les Frères-la-Côte que la magnanimité de Montbars avait épargnés, racontèrent alors le lugubre épisode qui s’était passé dans l’Asile. Ils dirent la trahison de Laurent, l’héroïque et désespérée résistance de leur ancien chef ; les quinze cadavres dont il avait jonché le sol ; sa prétendue résignation, puis enfin l’épouvantable et grandiose catastrophé qui avait signalé sa vengeance !…

De Morvan ne put retenir ses larmes : Quant à Fleur-des-Bois, elle était d’une pâleur mortelle !

— Oh ! mon chevalier Louis, s’écria-t-elle avec un élan passionné et irréfléchi, penser que si mon état de faiblesse ne t’avait retenu près de moi, tu aurais accompagné Montbars et partagé son sort !

Alain fut le seul parmi les personnes présentes à qui la fin tragique de Montbars ne causa pas un extrême regret. Le penmarkais était doué d’un esprit essentiellement positif.

— Tiens, murmura-t-il, voila que M. le chevalier fait un magnifique héritage. Nous sommes riches à présent ! Au fait, ça n’a pas été sans dangers et sans peine. Vais-je donc boire et manger ! Je ne me sens pas de joie ! Il faudra que je demande à mon maître qu’il me donne un nègre pour me servir !

Alain ne se trompait pas dans sa supposition. De Morvan, en ouvrant le pli cacheté que Montbars lui avait remis en partant pour poursuivre Laurent, trouva un testament dûment en règle, par lequel son oncle lui léguait sa magnifique habitation du Cap et un million placé sur différentes banques d’Europe.

Quelques lignes bien senties et fort touchantes qui accompagnaient ce legs magnifique, prouvaient que le héros de la flibuste aurait pu, s’il avait voulu abandonner ses ambitieux projets, jouir du calme et paisible bonheur que donne l’intimité de la famille !

Cette lettre augmenta les regrets et la douleur du jeune homme ; mais il avait Fleur-des-Bois auprès de lui, l’oubli devait lui être facile !…

Une heure plus tard, la Gracieuse mettait le cap sur la partie française de Saint-Domingue.

En vain de Morvan proposa aux quinze flibustiers initiés embarqués à bord du Cerf-Volant de l’accompagner : ils refusèrent.

— Nous ne rentrerons, lui répondirent-ils, qu’après avoir pris notre revanche sur les Anglais.

— Vos beaux jours sont passés, leur dit le jeune homme : vous vous croyez encore des flibustiers, vous n’êtes plus que des pirates !

Ce mot était profondément vrai, l’amiral de Pointlis avait accompli le souhait de Louis XIV, la flibuste était morte avec Montbars et Laurent !

Quelques aventuriers essayèrent en vain de la galvaniser, leurs efforts n’aboutirent qu’à des crimes inutiles, et les écumeurs de mer qui prirent par la suite le nom de flibustiers, furent traités par les marines de toutes les puissances comme des bandits qu’ils étaient, c’est-à-dire poursuivis sans relâche et impitoyablement pendus !

Il y a à peine trente ans aujourd’hui que ces pâles imitateurs des grandes traditions de la flibuste désolaient encore, dans les mers des Antilles, le commerce européen.

Depuis l’application de la vapeur, ces parages, jadis si dangereux, offrent une parfaite sécurité.

Toutefois, le nom de Montbars n’a rien perdu de son prestige ; il n’est pas un nègre des colonies, pas un matelot caboteur des îles, qui, en l’entendant prononcer, ne commence l’interminable série des exploits fabuleux attribués au grand homme de mer.

Montbars est devenu une légende !

À présent quelques mots pour terminer ce récit.

De Morvan, après une heureuse traversée de dix jours, arriva au Cap.

À peine débarqué, il se rendait à la somptueuse habitation dont il venait d’hériter, lorsqu’un aide-de-camp du gouverneur Ducasse le pria de le suivre au Gouvernement.

De Morvan, accompagné de Fleur-des-Bois, s’empressa d’obéir.

— Ducasse, en voyant entrer le jeune homme, s’avança vivement à sa rencontre.

— Monsieur le comte, lui dit-il avec une solennité qui ne lui était pas habituelle, voici ce que M. l’amiral de Pointis, investi des pleins pouvoirs de Sa Majeslé Louis XIV, m’a chargé de vous remettre. Je me hâte d’ajouter que cet acte de justice me cause un sincère et profond plaisir.

À peine de Morvan eut-il jeté les yeux sur un large parchemin, muni du sceau royal, que lui tendait le gouverneur, qu’il poussa une exclamation de joie et de surprise.

— Mon brevet de capitaine de frégate ! s’écria-t-il. Ah ! c’est trop de bonheur !

Un soupir que Fleur-des-Bois ne put retenir attira l’attention de de Morvan. Il vit Jeanne, la poitrine oppressée, les yeux baignés de larmes.

Fleur-des-Bois ! ma bien-aimée maîtresse, pourquoi cette émotion ? Que signifient ces pleurs ? lui dit-il, en l’enveloppant toute entière d’un passionné regard. Qui t’empêche de partager ma joie ? Je suis capitaine de frégate… Capitaine de frégate, entends-tu !… Ma gloire sera la tienne… à nous l’avenir ! Mais, réponds donc, parle… explique-toi, ma bien-aimée Fleur-des-Bois ! Quelle est la cause de ta tristesse ?  :

— Ah ! mon chevalier Louis, dit Jeanne d’une voix à peine inlelligible et en baissant la tête d’un air confus, je suis jalouse !

— Jalouse ! toi, Fleur-des-Bois !…

— Hélas ! oui mon chevalier Louis, jalouse de ta gloire !… Oh ! ne te moque pas de mon ignorance, cette fois je suis sûre de ne pas me tromper. Je comprends bien toute la portée de mes paroles. L’amour de la gloire conduit à l’ambition… Rappelle-toi Montbars… et l’ambition, mon chevalier, rend le bonheur si difficile !…

À cette réponse faite avec un charme irrésistible, un nuage de tristesse obscurcit le front de de Morvan.

L’air soucieux et troublé, il resta pendant près d’une minute plongé dans une grave méditation ; enfin, paraissant prendre son parti :

— Monsieur le gouverneur, dit-il à Ducasse en lui rendant le brevet royal, soyez assez bon, je vous en supplie, pour vous faire l’interprète auprès de Sa Majesté de mon éternelle reconnaissance. Je ne me sens pas digne de l’insigne faveur qu’elle daigne m’accorder.

— Êtes-vous fou, de Morvan ? s’écria Ducasse : refuser un brevet de capitaine de frégate !… Réfléchissez…

— Monsieur le gouverneur, ma résolution, conforme au désir de madame la comtesse de Morvan, est irrévocable.

— Qu’as-tu dit, mon chevalier ! s’écria Jeanne toute palpitante… tu m’as appelée de ton nom… la comtesse de Morvan ! Mon Dieu, c’est trop de bonheur !

Fleur-des-Bois, par un mouvement irréfléchi et qu’une instinctive pudeur l’empêcha d’accomplir s’était d’abord élancée vers le jeune homme.

Elle était si belle ainsi, dans sa confusion et dans son bonheur, que de Morvan, fasciné, ébloui, hors de lui ; oublia la présence de Ducasse, et prenant la charmante enfant dans ses bras, il la tint, dans une folle étreinte, longtemps serrée contre son cœur.

Ce fut la voix de Ducasse qui rappela le jeune homme à lui-même.

Le vieux et rude marin était attendri jusqu’aux larmes.

— Comte de Morvan, dit-il, vous avez raison ; je vous approuve !…

Alors Ducasse, prenant un poignard, lacéra en morceaux le brevet royal !

Près d’un siècle plus tard, lorsqu’éclata la révolte des Nègres de Saint-Domingue, la mémoire du comte et de la comtesse de Morvan était encore si vénérée et si populaire qu’elle sauva la vie à leurs arrière-neveux !


FIN.