Les Boucaniers/Tome XII/XI

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 255-281).

XI

Ce fut Montbars qui le premier prit la parole.

— Sais-tu bien, Laurent, dit-il, que si un étranger à la scène qui vient de se passer nous voyait, toi et moi, en ce moment, il se tromperait grossièrement sur nos positions respectives. À ta pâleur, au tremblement convulsif de tes lèvres, à ton air inquiet et embarrassé, il te prendrait pour un coupable comparaissant devant son juge, et non pour un vainqueur en présence de sa victime.

— Puisque nous sommes seuls, répondit Laurent, à quoi bon feindre !… Oui, tu dis vrai, Montbars ! Moi, Laurent, qui jamais encore n’ai connu le remords, qui jamais n’a hésité à renverser et à fouler aux pieds tout obstacle s’opposant à mes désirs, je me sens mal à l’aise devant la défaite !… Puisse cet hommage rendu à ta force, atténuer l’horreur de ta dernière heure ! Si tu avais été un ennemi ordinaire, je n’aurais pas agi ainsi que je l’ai fait ; je t’aurais loyalement combattu à armes égales en plein soleil. Il m’a fallu la conscience de mon infériorité vis-à-vis de toi pour me résoudre à recourir à la ruse, à la trahison. Cet aveu, Montbars, te dit assez que je serai impitoyable, que tu n’as plus rien à attendre de moi. Ne prolonge pas inutilement ta douloureuse agonie, tu n’y gagnerais rien… Où sont ces dix millions qui doivent te sauver de la potence ?

— Laurent, répondit tranquillement Montbars, je te remercie de ton aveu ; il te grandit à mes yeux et me donne l’espoir que tu sauras dignement me remplacer… que la splendeur de la flibuste ne s’obscurcira pas entre tes mains… À ton tour, tu souris d’un air de pitié. Que veux-tu ! Chaque homme a ses faiblesses. La puissance de cette même flibuste qui m’assassine si lâchement aujourd’hui, a été le rêve de toute ma vie, le but de tous mes efforts… il m’est doux de penser que mon œuvre bien-aimée ne souffrira pas de ma mort.

— Je regrette de t’arracher violemment ta dernière illusion, interrompit Laurent, tu te trompes grossièrement à mon égard ! Je ne vois dans la flibuste qu’un instrument à mon ambition, pas autre chose !… La monstrueuse ingratitude que ces bandits montrent envers toi, à qui ils doivent tant, n’est pas fait pour m’inspirer l’abnégation et le dévoûment !… Réjouis-toi plutôt, Montbars, du mépris qu’ils m’inspirent… Cela assure ta vengeance… Mais terminons cet inutile entretien. Voyons, ces dix millions ! où sont-ils ?… Il me les faut !…

— Ces dix millions, que tu n’aurais jamais trouvés, sont, pour ainsi dire, à portée de ta main…

— Où cela ? parle vite, s’écria Laurent, dont les yeux brillèrent d’une joie cupide.

— Retire cette pile de lingots d’argent appuyée contre les parois du rocher, continua Montbars. C’est cela… très bien ! À présent, passe ton bras dans cette excavation étroite. Tu hésites ? Crains-tu un piége ? Non, l’orgueil l’emporte. Appuie sur un bouton de métal qui se détache sur le roc poli. Là !… voici une porte qui joue sur ses gonds et nous présente un passage !… Oh ! ce n’est pas tout, un peu de patience ! Que diable ! ces dix millions méritaient bien les quelques précautions que j’avais prises… Entre dans ce réduit, dont tu n’as jamais soupçonné l’existence : c’est l’antichambre de la salle où reposent les millions…

Laurent resta immobile.

— Montbars, répondit-il, ta position est si désespérée, les moyens que j’ai dû employer pour venir à bout de toi autorisent de ta part de telles représailles, que je ne saurais me montrer trop prudent, trop circonspect !… Un pressentiment m’avertit que tu poursuis un plan de vengeance… Il faudrait être aveugle ou insensé pour croire qu’un homme comme toi marchera au supplice en victime résignée… Je n’ai que faire d’entrer le premier dans cette grotte, dissimulée à tous les yeux avec tant d’art et d’adresse : des explications détaillées et explicites me suffiront…

À ces paroles de son ennemi, Montbars éclata de rire.

Rien ne saurait donner une idée de l’expression de mépris qui se peignit sur son visage.

— Oui, Laurent, tu ne te trompes pas, s’écria-t-il, je voulais me venger, et, grâce à Dieu, j’ai réussi ! Rappelle tes complices, que je leur montre leur jeune nouveau chef pâle et tremblant devant le vieux lion muselé et réduit à l’impuissance ! Tu seras déshonoré !… Et qui sait, si se repentant, à la vue de ta lâcheté, de leur crime, tes complices ne reconnaîtront pas leur faute, et ne tomberont pas à mes genoux !… Comment se peut-il, Laurent, que l’enivrement des grandeurs t’ait rendu si honteusement pusillanime, toi, jusqu’à ce jour si audacieux ? Tiens, je te pardonne !… Je suis heureux ! Ta bassesse me comble de joie !… Frères-la-Côte, Frères-la-Côte, accourez, poursuivit Montbars en élevant la voix, venez rassurer votre chef tremblant et éperdu : Ah ! ah ! ah ! que tu fais donc une sotte figure, ami Laurent !… Frères-la-Côte, des cordiaux, de l’eau fraîche… des secours !… Voici le terrible Laurent qui tombe en faiblesse !…

À Cette sanglante insulte, Laurent pâlit et rougit coup sur coup ; puis, se lançant vers Montbars et lui appliquant la main sur la bouche :

— Tais-toi, lui dit-il, les dents serrées et d’une voix stridente, tais-toi, je suis prêt à te suivre ! montre-moi le chemin.

— Remets-toi, mon pauvre Laurent, reprit Montbars, tes jambes sont toutes tremblantes, ton cœur bat avec une violence, que je l’entends rebondir dans ta poitrine. Appuie-toi sur moi… Ce pauvre Laurent, a-t-il donc eu peur !

Le flibustier porta la main à son poignard, mais la pensée des dix millions l’empêcha d’accomplir son sanglant projet. Tuer de Montbars, avant de connaître son secret, c’eût été se perdre à tout jamais auprès des Frères-la-Côte.

Il se contenta de s’assurer par un rapide coup d’œil que son ennemi était toujours solidement garrotté, puis, frappant sur son pourpoint afin d’être sûr que de Montbars ne portait aucune arme cachée sur lui :

— Passe le premier, lui dit-il durement.

Montbars se hâta d’obéir.

Il régnait une telle obscurité dans le nouveau réduit où les deux flibustiers pénétrèrent que Laurent, malgré la torche qu’il portait, resta un instant aveuglé par la densité des ténèbres.

— Ma foi, dit Montbars, en y réfléchissant froidement, je ne suis pas trop fâché de mourir… Je me faisais vieux… Ne me suis-je pas, pour m’être tant soit peu escrimé tout à l’heure, accablé de fatigue ?… Laisse-moi m’asseoir, Laurent ; de cette façon tu seras encore plus tranquille.

Le flibustier, sans attendre l’assentiment de son geôlier, se laissa tomber par terre, et s’appuyant le dos contre le rocher :

— Là ! voilà qui est fait, reprit-il d’un ton joyeux. À présent, mon audacieux vainqueur, causons tout à notre aise.

Laurent crut entendre alors comme le bruit sec et vibrant tout à la fois d’une corde violemment cassée ; puis avant qu’il eût le temps de s’assurer du fait, Montbars s’écria :

— Un geste, un mouvement, et tu es un homme mort !

Il y avait un tel accent de vérité et de triomphe dans cette exclamation, que Laurent sentit une sueur froide couvrir ses tempes. Il comprit que Montbars n’essayait pas de lui en imposer. Il resta immobile.

— Insensé ! poursuivit l’ancien chef de la flibuste ; tu me tenais en ta puissance, et tu m’as laissé vivre !… Fatale imprudence !… impardonnable oubli de mon passé !… Suis-je donc un ennemi tellement à dédaigner que l’on me croie incapable d’illustrer mon agonie par un suprême effort !… Montbars ne doit tomber que foudroyé par le tonnerre !… Laurent, voici l’heure venue de te relever à mes yeux !… N’avance pas !… Un pas, te dis-je, et c’en est fait de toi !… Nous sommes placés sur un cratère de volcan !… Le sol que nous foulons recouvre dix mille livres de poudre !… Dirige les rayons de ta torche vers moi… Vois-tu ce lien que ma main serre avec bonheur ? il est attaché à la batterie d’un mousquet placé à l’entrée de la mine… une imperceptible secousse, et toi et moi nous disparaissons, orgueilleux atomes, dans une immense trombe de flammes !…

Laurent, à cette funèbre révélation, resta d’abord comme atterré ; mais bientôt, c’est une justice à lui rendre, il reprit l’assurance dont il avait manqué pour la première fois de sa vie peut-être, depuis qu’il se trouvait en présence de sa victime, et d’une voix qui ne trahissait aucune émotion :

— Bien, Montbars, répondit-il, à présent, je te reconnais. Voilà des funérailles dignes de ta vie. Je ne me plains pas d’être tombé dans le piège que tu m’as tendu. Mourir avec toi est un honneur que je mérite.

— À quoi bon affecter un calme loin de ton cœur ? dit Montbars. Ma sagacité l’emporte sur ta dissimulation. Ton front a beau se relever superbe, je devine les angoisses qui te torturent. Veux-tu être grand ? sois naturel. Avoue que, tu as peur et ne me demande pas grâce.

— Eh bien ! oui, j’ai peur ! s’écria Laurent, à quoi bon mentir ?… Peur de cette mort obscure que personne ne connaîtra, que je ne puis éviter, qui ne me permet d’user ni de mon énergie ni de mon courage… Ah ! tomber soldat sur un champ de bataille, capitaine sur son banc de quart, cela n’est rien ! Mais disparaître ainsi au milieu d’une fournaise sans laisser ni trace ni vestige… c’est affreux !… Au reste, tu m’as bien jugé, Montbars, la pensée de te demander grâce ne s’est pas même présentée à mon esprit.

Laurent, vivement agité se mit à se promener de long en large dans l’étroit réduit. Montbars, un sourire de contentement sur les lèvres, suivait ses moindres mouvements et ne le perdait pas une seule seconde de vue.

— Eh bien ! s’écria bientôt Laurent en se croisant les bras, j’attends ! Qui te retient d’accomplir ta menace ?…

— Le respect de moi-même, lui répondit froidement Montbars ! Je ne te ressemble pas, Laurent !… À toi, pour être grand, il faut les regards et les applaudissements de la foule, les excitations de l’amour-propre, l’enivrement de la lutte !… Chose singulière !… Toi, qui méprises si profondément l’humanité entière, qui affectes de ne voir dans les hommes que des instruments passifs de tes volontés, tu es l’esclave du premier venu ! Tu te donnes autant de mal pour briller devant un simple engagé, un obscur matelot, que s’il s’agissait d’acquérir une gloire immortelle, de transmettre ton nom à la postérité la plus reculée… Moi, c’est tout le contraire : la nature m’a doué d’un caractère complètement opposé au tien… Ce que je veux avant toute chose, c’est posséder ma propre estime. Voilà, Laurent, pourquoi nous sommes encore tous les deux vivants. Je tiens à accomplir avec calme le sacrifice que ta trahison rend nécessaire. Je ne serais pas fâché non plus d’élever, avant de mourir, mes pensées vers Dieu…

Laurent reprit sa promenade, puis, après une minute de réflexion :

— Oui, je dois en convenir, Montbars, dit-il, tu vaux mieux que moi. Je regrette à présent d’avoir engagé la lutte. Que faire ? Il est trop tard. N’est-ce pas, Montbars, qu’il est trop tard ?…

Cette question, adressée avec une expression d’anxiété involontaire, mais parfaitement marquée fit sourire le chef de la flibuste.

— Penser, murmura-t-il que si le dernier des Frères-la-Côte assistait à cet entretien, Laurent, à présent si accablé, si soumis, ne trouverait que des paroles de menace et de défi !… L’honnête homme seul, possède le vrai courage et est assuré de ne jamais faiblir !… Un amour-propre outré, des instincts sanguinaires, un sang impétueux peuvent parfois donner naissance à de grandes choses, oui, mais la moindre cause suffit pour paralyser les avantages que procurent ces brillants défauts ; le sentiment du devoir ne trompe, lui, jamais !…

Le langage de Montbars fit briller un éclair de fureur dans les yeux de Laurent ; toutefois sachant combien sa position était désespérée, et craignant, s’il se livrait à la rage qui l’animait, de s’ôter la dernière et faible chance de salut qui lui restait, ce fut avec une feinte tranquillité qu’il continua la conversation.

— Montbars, dit-il, le moment actuel me semble assez mal choisi pour une dissertation philosophique : laissons de côté récriminations et banalités, pour nous occuper seulement de ce qui nous concerne. Me promets-tu, avant d’accomplir ton projet, avant de mettre à exécution ta menace, d’attendre que je me sois expliqué ?…

— Je n’ai pas encore prié, répondit Montbars : à moins donc que tu ne tentes de te servir de tes armes contre moi, tu n’as rien à craindre ! Parle !

Laurent se recueillit pendant quelques secondes :

— Montbars, dit-il, si ma conduite te donne le droit d’accuser ma moralité, rien dans mon passé ne t’autorise à mettre en doute ma parole !

— J’en conviens, Laurent. Eh bien ?

— Eh bien, je te fais le serment que je ne veux essayer ni de te tromper, ni d’abuser de ta bonne foi !… que pas une des paroles que je vais prononcer ne sera en désaccord avec mes sentiments les plus intimes ! Me croiras-tu ?

— Oui, je te croirai !

— Jusqu’à ce jour, Montbars, je n’avais jamais connu la peur. Profondément dégoûté de la vie, cent fois je me suis jeté à tête perdue dans la mêlée avec le seul désir de me débarrasser du fardeau de l’existence ! Mon nom, non pas celui de Laurent, mais le nom royal et illustre que je porte et qui appartient à l’histoire, m’assurait un magnifique avenir. J’ai renoncé volontairement à une position admirable ; j’ai fait croire à ma mort… Juge, pour en arriver à prendre ce parti extrême, ce que j’ai dû souffrir… Mon cœur avait reçu une blessure horrible ; une de ces blessures morales qui portent en elles un germe de gangrène dont on ne guérit jamais… À vingt-cinq ans je ne croyais plus, je n’avais plus le droit de croire à rien. Aujourd’hui, mon cœur se révolte ; je sens en moi une force et des désirs nouveaux… L’ambition m’offre un but et me donne le désir de vivre… Si tu savais qui je suis, Montbars, tu ne t’étonnerais pas de ce qu’il me reste à ajouter.

— Continue, Laurent.