Les Boucaniers/Tome XII/V

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 87-119).

V

Pendant que l’incendie allumé par Fleur-des-Bois à bord de la Serpente accomplissait son œuvre de destruction, de Morvan, ignorant l’infâme conduite de son ex-matelot et la position critique dans laquelle se trouvait Jeanne, était engagé dans une grave conversation avec Montbars.

La scène se passait dans l’appartement le plus reculé de la maison qu’occupait le flibustier. Montbars avait l’air triste et soucieux, presque découragé.

— Louis, disait-il, tu te trompes du tout au tout sur la portée de l’élection de Laurent. Là où tu ne vois qu’un fait isolé, dû au hasard, je devine, moi, un plan de conduite mûrement réfléchi, irrévocablement arrêté…

— Tu exagères, Montbars ! Au reste, je comprends fort bien que ton amour-propre, cruellement froissé, nuise à la lucidité habituelle de ton jugement !… Les Frères-la-Côte, en mettant Laurent à leur tête, ont obéi à un engouement passager !… Laurent est l’idole du moment, le héros du jour !… On l’admire, on l’acclame !… Dans une semaine, personne ne songera plus à lui !… Au demeurant, tu restes toujours le chef suprême et vénéré de la flibuste !… On ne songe certes pas à te contester ton pouvoir ! Que désirer de plus !…

— Que tu es donc jeune encore, mon cher Louis ! répondit Montbars en hochant lentement la tête ; tu vois les événements à travers le prisme de ton inexpérience et de la loyauté. Incapable de commettre une mauvaise action, tu ne crois pas au mal. Je suis tenté d’envier ton ignorance des choses de la vie… Tu es heureux au moins, toi !…

— Moi, heureux, Montbars ! répéta de Morvan en accompagnant ces paroles d’un soupir.

— Je sais, ton amourette contrariée avec Fleur-des-Bois, voilà vraiment une belle infortune ! Tu aimes, plains-toi donc. Ah ! si je pouvais aimer !… Louis, reprit le flibustier après s’être plongé pendant près d’une minute dans ses réflexions, je pensais dernièrement à ma conduite envers toi ; elle n’a pas été convenable, ne m’interromps pas, je t’en prie… Oui, j’aurais dû agir autrement que je l’ai fait ; aveuglé par mon ambition, tout entier à mes projets, je n’ai pas pris la peine d’étudier tes inclinations, tes goûts, tes penchants, pour savoir ce qui convenait à ta vie, ce qui devait te rendre heureux !… Je t’ai trouvé jeune, intrépide, ardent et vigoureux, et je n’ai songé qu’à tirer parti de ta force et de ta bravoure. Je te le répète, j’ai eu tort !… Aujourd’hui que les événements paraissent devoir se précipiter, j’ai hâte de réparer ma faute, mon oubli, d’assurer ton indépendance future. On ne sait ce qui peut arriver…

— Ne parle pas ainsi, Montbars ! Le découragement n’est pas permis à ton énergique nature.

— Je ne suis pas découragé, enfant, je suis clairvoyant, voilà tout. Laurent finira par succomber, je le sais ; seulement, j’ignore de quel prix il me faudra payer mon triomphe !

De Morvan allait répondre, lorsqu’un coup discrètement frappé à la porte retint la parole sur ses lèvres.

Presque aussitôt, un des engagés de Montbars se présenta.

— Maître, dit-il, il y a en bas un homme qui demande à être introduit sans retard auprès de toi.

— Quel est cet homme, un Frère-la-Côte ? un Espagnol ?

— Un Frère-la-Côte, sans doute, maître, car il s’exprime en excellent français ! Toutefois, son chapeau est rabattu et son manteau relevé de telle façon qu’il m’a été impossible d’entrevoir son visage.

— Laisse passer cet homme, dit Montbars à l’engagé.

Cette visite mystérieuse offrait une si curieuse coïncidence avec les appréhensions que Montbars venait d’exprimer, qu’elle éveilla des soupçons dans l’esprit de Morvan.

Le jeune homme s’élança entre la porte et son oncle.

Le chef de la flibuste sourit.

— Merci, Louis, de ton intention, dit-il ; mais, rassure-toi. Jamais l’on n’osera me frapper, fut-ce même par surprise, en plein soleil ! Laurent, malgré son incontestable audace, reculerait devant une pareille témérité.

Les Espagnols ont renoncé à m’envoyer des assassins !… Personne n’ignore que mon regard devine aussi aisément la trahison que mon bras sait sûrement la punir.

Montbars parlait encore quand l’inconnu, annoncé par l’engagé, entra.

À la vue de de Morvan, il laissa échapper un mouvement de mauvaise humeur.

— Capitaine, lui dit Montbars, le chevalier Louis est mon parent, un second moi-même. Je n’ai rien de caché pour lui ni action ni pensée. Explique-toi sans crainte.

— Tu m’appelles capitaine ! tu m’as donc reconnu ?

— Parfaitement mon ami Pierre.

Le nouveau venu, qui était en effet le capitaine Pierre, dégrafa son manteau et s’assit sur une chaise en face de Montbars.

— Frère-la-Côte, lui dit-il, puisque tu me réponds de la discrétion du chevalier, je dois y croire : tu ne te trompes jamais. Toutefois, avant d’aborder le sujet qui m’amène, il me faut ta promesse qu’aucune des paroles échangées ici entre nous ne sortira de cette enceinte.

— Pourvu que cette promesse n’engage en rien ma liberté d’action, je consens à la faire.

— En rien : au contraire même. Il s’agit de Laurent !

— Parle, frère, je t’écoute !

— Montbars, reprit le capitaine Pierre, après s’être recueilli un instant, tu m’as dit dernièrement de dures paroles, lorsque je me suis opposé à ce qu’on attaquât l’escadre royale.

Tes reproches, après avoir éveillé seulement ma colère, m’ont plus tard brisé le cœur.

J’ai reconnu qu’en contrecarrant tes projets, j’avais commis à mon insu une mauvaise action, nui à la prospérité de la flibuste. Que veux-tu, Laurent m’avait ébloui ! Ce matin, le misérable, se croyant sûr de moi, n’a pas craint de me dévoiler ses infâmes projets.

— Ah ! tu connais les projets de Laurent ! interrompit Montbars avec une ardente curiosité qu’il ne songea pas à cacher ; et quels sont-ils ?

— Infâmes ! je le répète. Il compte s’emparer des richesses de l’association, richesses, dit-il, mal placées dans tes mains, et transporter la flibuste dans les mers du Sud. Je ne le répéterai pas tous les raisonnements captieux qu’il a employés, les promesses qu’il m’a faites pour me gagner à son parti.

— Et qu’as-tu répondu capitaine Pierre ?

— Ma première pensée a été d’abord de traiter le misérable comme il le méritait, mais ayant réfléchi que dénoncer publiquement Laurent aux Frères-la-Côte, ou bien repousser avec indignation ses offres, c’était, dans le premier cas, m’exposer à passer pour un calomniateur ; dans le second, le mettre sur ses gardes, j’ai préféré lui laisser croire qu’il pouvait compter sur moi et venir t’avertir du danger qui nous menace !… Dieu veuille, Montbars, qu’il ne soit pas déjà trop tard pour le conjurer !…

— Eh bien ! Louis, que penses-tu de tout ceci, dit Montbars en s’adressant à de Morvan ; mes soupçons étaient-ils donc si dénués de fondement ?… Continue, Pierre, je t’écoute.

— Montbars, reprit le capitaine, je conviens que je suis un joueur effréné, un dissipateur, un prodigue, mais il est un amour qui l’emporte en moi sur celui du jeu et de la débauche : c’est l’amour de la flibuste ! Pour sauver notre association, il n’y a rien que je ne sois prêt à tenter : ordonne j’obéirai :

— Oui, Pierre, je sais que je peux compter sur toi, mais les autres initiés… sauront-ils imiter ton loyal exemple ? repousser les séductions de Laurent ?…

— Hélas ! Montbars, je ne dois pas te cacher que Laurent a réussi auprès de la plupart d’entre eux !… La perspective de partager les immenses richesses, le fonds de réserve dont tu disposes pour les besoins de l’association, est un appât auquel peu de frères ont su résister !… La flibuste, c’est là un fait qu’il faut malheureusement reconnaître, a dégénéré : elle n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était jadis.

— Ainsi, dit Montbars pensif, tu crois que l’intention de Laurent est de s’emparer des richesses que renferme l’Asile ?… En effet, ce plan est bien digne de sa hardiesse !… Ce serait là un coup de maître !… Je ne comprends pas comment cette combinaison si simple m’a échappé !… J’avais une trop bonne opinion des Frères-la-Côte.

— Laurent, reprit le capitaine Pierre, m’a parlé de l’exécution de son projet comme d’une chose certaine. Je ne serais nullement étonné qu’il songeât à abandonner momentanément Carthagène pour faire voile vers l’Asie. Je ne saurais trop te répéter, Montbars, que le danger est imminent, que les moments sont précieux. Quelles sont tes intentions ? Par quel moyen espères-tu déjouer le complot du traître ?

— Capitaine Pierre, répondit froidement Montbars, je n’aime pas être interrogé. Toutefois, en considération du service signalé que tu rends en ce moment à la flibuste, je consens à répondre à ta question. Dénoncer Laurent aux Frères-la-Côte, il n’y faut pas songer : ce serait lui préparer un nouveau triomphe. Il ne me reste qu’un moyen pour sauver notre association : c’est de brûler la cervelle au traître. Cette mort fera grand bruit, j’en conviens, car Laurent est en ce moment fort populaire. Tant mieux ; il faut un exemple.

— Oui, tu as raison, Montbars, répondit Pierre, il n’y a pas d’autre parti à prendre. Parmi nous se trouvent encore de braves et loyaux compagnons, qui, si les Frères-la-Côte veulent venger Laurent, se réuniront autour de toi et sauront te défendre… Je n’attendais pas moins de ton énergie et de ta résolution. Puisque tu m’as permis de t’interroger, j’ajoute : Quand comptes-tu punir le coupable ?

— De suite, répondit froidement Montbars en se dirigeant vers la porte de sortie.

— Réfléchis encore, Montbars, s’écria de Morvan en arrêtant le flibustier, une résolution aussi grave mérite bien d’être mûrement pesée.

— Ai-je donc l’air d’un homme dominé par la colère, Louis ? Jamais je n’ai été plus calme ni plus maître de moi..

— C’est justement ton sang-froid qui m’épouvante.

— Mon sang-froid, Louis, en présence de la monstrueuse ingratitude de nos frères, prend sa source dans le mépris que m’inspire l’espèce humaine… M’être sacrifié pendant vingt ans à l’œuvre commune de notre puissance, avoir donné à la flibuste tout ce qu’il y avait en moi de génie, de force, de persévérance, pour aboutir à me voir préféré le premier bandit venu !… Tu vois bien que je ne puis éprouver ni haine, ni colère… Je suis triste, voilà tout.

Montbars allait sortir lorsque la porte s’ouvrit et son engagé entra.

— Maître, dit-il, un violent incendie vient de se déclarer à bord de la Serpente. On craint qu’il ne se communique à l’escadre entière.

De Morvan poussa un cri terrible.

L’idée de Fleur-des-Bois périssant dans les flammes venait de se présenter à son esprit.

Fou de douleur, il s’élança hors de l’appartement, en deux bonds, franchit l’escalier, et courut vers le port.

Combien le désespoir du jeune homme aurait été plus grand encore s’il eût connu la position dans laquelle se trouvait alors Fleur-des-Bois, déjà enfermée dans l’in pace du couvent de Notre-Dame-de-la-Poupe !

La Serpente ayant été remorquée au large on s’occupa de rechercher les victimes de l’incendie : personne n’avait péri.

De Morvan parcourut toute la ville pour trouver Fleur-des-Bois : il pensa que peut-être bien la jeune fille s’était rendue chez lui avec Nativa ; son inquiétude s’accrut encore lorsqu’Alain l’assura que de toute la journée il n’avait quitté la maison, et n’avait pas vu Fleur-des-Bois.

L’esprit bouleversé par de sinistres pressentiments, de Morvan se mit à fouiller de nouveau la ville ; il apprit enfin que Jeanne avait été vue en compagnie d’un jeune homme.

Dans le signalement de ce jeune homme, qu’il se fit donner à plusieurs reprises et par plusieurs personnes ; il reconnut à ne s’y pouvoir tromper, Nativa.

Ce renseignement lui fit grand bien : il pensa que Jeanne, craignant pour la sécurité de l’Espagnole, s’était éloignée avec elle de la ville, pour attendre la nuit, et qu’elle viendrait le retrouver, lui de Morvan, vers la fin du jour.

Une fois rassuré sur le sort de Fleur-des-Bois et, par conséquent, plus calme, le jeune homme songea à la trahison de Laurent et à la sanglante résolution prise par Montbars. Il se hâta de se rendre chez le flibustier.

Montbars était absent ; de Morvan, en proie à une anxiété profonde, l’attendit jusqu’à la tombée de la nuit.

À chaque instant il lui semblait entendre retentir des clameurs furieuses et des coups de feu, annonçant que les Frères-la-Côte en étaient venus aux mains.

À la fin Montbars arriva.

— Eh bien ? s’écria de Morvan en s’élançant à sa rencontre.

— Eh bien ! répondit le flibustier, il m’a été impossible de rencontrer Laurent ; je crains bien qu’il ne soit trop tard !… J’ai remarqué également l’absence de plusieurs Frères-la-Côte en qui j’ai une médiocre confiance… Je ne serais nullement étonné que Laurent fût parti… Pierre s’est également mis à sa recherche ; je l’attends… Je doute qu’il ait été plus heureux que moi dans sa tentative.

Montbars parlait encore, quand un bruit confus de voix, montant de la rue jusqu’à lui, attira toute son attention.

— Qu’est-ce ? dit-il en ouvrant la fenêtre.

— Un homme blessé, que l’on rapporte sur un brancard ! répondit de Morvan.

— Malédiction ! s’écria Montbars, ce doit être Pierre !…

Le flibustier ne s’était pas trompé.

À peine une minute s’était-elle écoulée, que le Frère-la-Côte, soutenu par quatre flibustiers, faisait son entrée dans la pièce où se trouvaient de Morvan et Montbars :

— Pierre, mon pauvre Pierre, dit ce dernier en lui prenant affectueusement la main, tu as rencontré Laurent ; c’est pour moi que tu meurs !…

— Oui, c’est Laurent qui m’a assassiné, répondit Pierre d’une voix déjà à moitié éteinte, mais ce n’est pas pour toi que je meurs… c’est pour la flibuste… Ne m’interromps pas… j’ai peu de temps à vivre. J’ai rencontré Laurent en canot… à l’extrémité de la baie… il préparait son embarquement. Notre explication n’a pas été longue… Dès qu’il m’a vu, il s’est écrié : « Ah ! tu me trahis ! » Puis il m’a tiré un coup de pistolet. Il paraît que Laurent a des espions méfie-toi… Si d’ici à deux jours tu ne peux le rejoindre… embarque toi à ton tour… tu seras sûr de le retrouver à l’Asile… Au revoir, Montbars, bonne chance !… j’aurais préféré tomber sous le plomb de l’Espagnol… bah ! c’est là un détail… que m’importe, moi mort… ce que l’on dira du capitaine Pierre !… Fais-moi donner un verre d’eau-de-vie… J’étouffe… encore une fois, au revoir.

De Montbars, comprenant que la position du Frère-la-Côte était tout à fait désespérée, et que des soins intelligents n’aboutiraient qu’à prolonger de quelques minutes son agonie, s’empressa de se rendre à son désir.

Pierre but une gorgée, et, faisant claquer sa langue contre son palais :

— Mauvais, dit-il.

Puis il tomba mort.