Les Boucaniers/Tome XII/IV

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 67-84).

IV

— Quel affreux séjour, reprit Fleur-des-Bois en pénétrant dans l’étroit in pace, il me semble que ces murailles humides pèsent sur mes épaules comme un manteau de glace ! Je crois entendre les plaintes et les gémissements des infortunés qui jadis sont morts ici dans les tortures, d’une agonie solitaire !… Mon Dieu ! que la liberté est une douce et belle chose !… Nativa, allons-nous-en !… fuyons !… Je connais les ressources des forêts ! Ma chasse pourvoira amplement à nos besoins ; avec des branches et des feuilles je construirai une hutte. Nous aurons de l’air et du soleil ! Tu verras quelles ineffables voluptés l’on trouve dans l’intimité de la nature ! Tu ne peux t’imaginer quel suave parfum exhalent les fleurs ! Cela ne ressemble en rien aux senteurs maladives de ces plantes torturées par la mode, qui languissent et se fanent dans vos salons. La rosée, elle aussi, a une pénétrante odeur ! Nos joyeux éclats de voix répondront au ramage des oiseaux ; nous oublierons le monde entier : le passé n’existera plus pour nous !… Non, cela ne serait pas possible !… Eh bien ! nous parlerons de lui, à la nuit tombante, lorsque le dernier rayon de soleil s’éteindra sur la cime de l’arbre le plus élevé, à l’heure où le silence qui règne dans les forêts dispose l’âme à la réflexion et à la tristesse. Tiens, Nativa, c’est encore là un mystère dont tu ne soupçonnes pas l’existence.

Tu ignores la douceur de ces larmes qui coulent sans motif, sans efforts, sans chagrin. Elles reposent l’âme, ainsi qu’un long sommeil dissipe la fatigue du corps. Allons-nous-en, allons-nous en !

— Tes paroles me prouvent Jeanne, répondit Nativa avec un rire moqueur, que la pensée de tomber au pouvoir du beau Laurent ne t’épouvante plus autant… Tu as réfléchi sans doute aux avantages que te vaudrait cette liaison… Tu te repens de la belle et trop hâtive indignation que tu as d’abord montrée… Fleur-des-Bois, ce n’est pas bien de sacrifier ainsi l’amour timide mais profond du comte de Morvan, au caprice impérieux du flibustier… Ce pauvre comte !… il ne se doute guère que je défends ses intérêts… que je combats pour lui… Jeanne je m’oppose à ce que tu sortes d’ici !…

Nativa s’élança alors vers la porte du cachot, la ferma en dedans à double tour et retira la clé de la serrure.

Fleur-des-Bois n’essaya pas de s’opposer à cette action.

— Nativa, dit-elle, les larmes aux yeux, pourquoi insulter ainsi à ma douleur !… Quel plaisir trouves-tu à me torturer !… Tu n’ignores pas que je préférerais mille fois la mort au déshonneur !… que si je te propose de nous sauver dans les forêts, C’est parce que je suis assurée que Laurent ne saurait nous y atteindre ! Laurent est trop préoccupé par son nouveau commandement, trop heureux du poste qui lui a été confié, pour me poursuivre… Rien ne lui ferait en ce moment quitter Carthagène… Enfin, puisque tu préfères le séjour de cette hideuse prison à la vie libre et heureuse des bois, je dois me soumettre !… Ne me suis-je pas engagée à t’obéir en tout !

Fleur-des-Bois, en entrant d’abord dans la prison, n’avait entrevu que confusément les objets qui l’entouraient : plus familièrement alors avec la demi-obscurité qui régnait dans le lugubre asile, se mit à considérer attentivement l’intérieur de l’in pace.

Cet examen fut bientôt terminé.

Le regard de la pauvre enfant ne rencontra que d’épaisses murailles ; une espèce de lucarne large à peine de quelques pouces et garnie de deux forts barreaux en fer formant la croix, existait à une hauteur d’environ trois pieds au dessus du sol.

C’était par cette ouverture que l’air et la lumière pénétraient dans la prison.

— Il n’y a pas à craindre que Laurent s’introduise par cette meurtrière, dit d’un air sardonique Nativa, qui suivait du regard les moindres mouvements de la jeune fille. Cette meurtrière, située au dessus d’un précipice, n’est nullement visible au dehors !.. Oh ! nous sommes parfaitement en sûreté ! Personne ne songera jamais à venir nous chercher ici !…

Un assez long silence suivit ces paroles de Nativa.

Fleur-des-Bois, adossée contre l’un des murs, laissait voir, par l’abandon de sa pose, le découragement qui la dominait.

— Parle, je t’en prie, Nativa, dit-elle enfin, j’ai besoin d’entendre le son d’une voix humaine ! il me semble que je suis enfermée dans un tombeau !

— Ta prière est d’accord avec ma volonté, Jeanne !… J’ai justement une question à t’adresser… Avant tout, sois persuadée que mon intention n’est nullement de te disputer, dans l’avenir, l’amour du comte de Morvan ! J’ai, compris qu’engager une lutte avec toi, ce serait m’exposer à une défaite certaine ! Si LaUrent ne se trouvait pas entre ton cher comte, et toi, je n’hésiterais pas à délier M. de Morvan du serment qu’il m’a fait, à te conduire auprès de lui…

— Que tu es bonne, maintenant, Nativa ! interrompit Jeanne. Tu parlais tout à l’heure de l’avenir ; qui sait ce qu’il nous réserve !… Un espoir dont je ne puis me défendre me dit que l’infamie de Laurent tournera à sa honte !… que libre bientôt…

— Tu récompenseras ton chevalier de sa constance par le précieux aveu des tendres sentiments que tu éprouves pour lui ? Voilà l’espérance qui te revient ; cela m’enchante.

— Oh ! mon chevalier Louis sait bien que je l’aime ! s’écria Fleur-des-Bois. Mais quelle est donc cette question que tu voulais m’adresser ?

— Ne m’as-tu pas menti, Jeanne, en me désignant le comte de Morvan comme le meurtrier de mon père ? à présent que j’ai renoncé à toutes mes prétentions sur ton chevalier, il est inutile que tu essayes de ma tromper plus longtemps ! Voyons, la vérité, Jeanne !

Fleur-des-Bois baissa la tête et garda le silence.

— Eh bien ! reprit Nativa avec douceur, voilà que tu te méfies de moi ! c’est mal, Jeanne ! Tu as essayé de me tromper, n’est-ce pas ? M. de Morvan n’a jamais trempé dans ce crime abominable. J’excuse ta ruse. Tu avais peur de moi. Tu voulais m’éloigner à tout prix : tu avais raison. Alors, c’est convenu, M. de Morvan est innocent. Mille fois tant mieux ! Il me sera encore permis de le revoir quand tu seras sa femme.

— Je ne mens jamais, répondit Jeanne d’une voix à peine intelligible. Mon chevalier Louis devait venger son père : il n’est pas coupable !… il a fait ce que le devoir lui ordonnait. Je t’en conjure, Nativa, laissons de côté ce triste sujet de conversation !

— Si M. de Morvan avait à venger son père, tout s’explique ; dit Nativa avec une bienveillance et une gaîté étranges en un pareil moment. Tu désires que nous changions de sujet de conversation, ma jolie, ma délicieuse Fleur-des-Bois ? Soit ; je ne demande qu’à faire tes volontés. Désires-tu que nous parlions de nouveau de l’avenir ?… Cela te sourit ?… Causons de l’avenir.

— Voilà une chose que je ne m’explique pas, Nativa, dit Fleur-des-Bois ; tu n’as pour moi que de bonnes paroles, et cependant la voix produit sur moi un effet bizarre… Non… je n’ose t’avouer ce que j’éprouve en t’écoutant…

— Ne te gêne pas, ma charmante Jeanne : ta franchise ne saurait me blesser… au contraire… toute preuve de confiance que tu me donnes m’assure de ton amitié !… Voyons, quel est cet effet bizarre que produit sur toi le son de ma voix ?

— Tu ne m’en voudras pas, Nativa ? Je t’assure que je ris moi-même de ma sotte terreur…

— Ah ! c’est de la terreur que je t’inspire. Mais cela s’explique fort naturellement, ma douce Fleur-des-Bois, par l’influence que l’affreux endroit où nous nous trouvons doit exercer sur ton esprit…

— Eh bien, Nativa ! ta voix me paraît ressembler au sifflement d’une vipère ?

À cet aveu de Jeanne, le regard de l’Espagnole brilla d’un singulier et sinistre éclat. Une indicible expression de haine contracta son visage.

— Jeanne, s’écria-t-elle d’une voix stridente, ton instinct ne te trompe pas !… Sotte enfant, pourquoi n’as-tu pas mis à profit l’avertissement que te donnait la nature !… À présent rien ne peut plus te sauver !… Tu m’appartiens !… J’ai disposé de toi !… Combien tu me paraissais ridicule tout-à-l’heure en me parlant de l’avenir !… Ton avenir, Jeanne, se résume en quelques jours !… Tu n’as plus une semaine à vivre !… Et de quelle vie encore ?… Une affreuse agonie !… Une agonie sans nom, qui dépassera tout ce que l’imagination peut rêver de plus hideux !… Ton avenir, Jeanne, c’est de mourir de soif et de faim !… Regarde !… Dans ma main passée à travers de la meurtrière se trouve la clef de notre cachot… Que j’ouvre cette main et cette clef tombera dans le précipice… Qui viendra te sauver ? Personne ! on ne te sait pas ici ! Je te l’avais bien dit que nous ne nous quitterions plus, pas même dans la tombe ! Regarde bien, Jeanne, voici que j’ouvre ma main… La clé tombe… l’entends-tu rebondir sur les rochers !… Je suis vengée !

Jeanne poussa un cri et s’évanouit !