Les Boucaniers/Tome XII/III

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 43-63).

III

Une végétation luxuriante, victorieuse des efforts de la civilisation espagnole, s’étendait jusqu’aux portes mêmes de Carthagène, et donnait aux environs de la ville l’aspect de véritables solitudes.

À la vue de ces épais ombrages, qui lui rappelaient les belles et bien-aimées forêts où s’était écoulée son insouciante enfance, Fleur-des-Bois laissa échapper un soupir de regret.

— Ta résolution fléchirait-elle déjà, lui demanda Nativa en la regardant fixement.

Toi, qui ne crains pas d’incendier un navire, de t’associer aux plus téméraires entreprises des ladrones, toi qui te sers, comme si c’était un jouet d’une arme meurtrière, voilà qu’à l’idée de t’éloigner de ton amant, tu tombes au dessous de la faiblesse de notre sexe ! Retourne à Carthagène, je ne te retiens plus !… Le courage physique qui s’acquiert par l’habitude, est le seul que tu possèdes ! De grandeur d’âme, de force, de volonté, tu en manques complètement ! Je te le répète, je ne te retiens plus… Va-t-en ! La fille des villes ne saurait être à présent jalouse de toi !

Si Fleur-des-Bsis, moins absorbée dans ses pensées, eût examiné attentivement Nativa, pendant qu’elle parlait, elle eût été frappée du désaccord qui existait entre son langage et l’expression de sa physionomie.

Le visage de l’Espagnole trahissait une vive inquiétude : il était évident que si Jeanne eût voulu s’éloigner, la fille du comte de Monterey se serait opposée par tous les moyens possibles à son départ.

Fleur-des-Bois ne vit dans ces paroles qu’un injuste reproche.

— Tu as fort de m’accuser, Nativa, lui répondit-elle doucement. Je t’ai promis d’associer mon sort au tien, de ne plus te quitter, de devenir ton esclave !… L’avenir te prouvera que je sais tenir mes engagements ! Le sacrifice nécessaire que j’accomplis est si grand, qu’il m’est bien permis d’en souffrir !… Un regret n’est pas un manque de parole ! Ne crains rien, Nativa !… Je te suivrai, si tu l’ordonnes, au bout du monde !… Où me conduis-tu ? dans quelque village éloigné sans doute, où nous resterons cachées jusqu’au départ des Frères-la-Côte ?

— Pardonne-moi mes soupçons et mes reproches, ma chère Jeanne, s’écria Nativa avec joie, je t’avais mal jugée… L’idée que ton abandon allait me laisser seule en face de ma douleur m’a rendue injuste… Que parles-tu de devenir mon esclave ! C’est ma sœur, mon égale qu’il faut dire ! Je te répète que notre sort sera le même, que nous ne nous quitterons plus jamais… Jamais, entends-tu ?… La tombe elle-même n’aura pas le pouvoir de nous séparer.

Nativa, qui avait prononcé ces dernières paroles avec une énergie concentrée, se tut un instant, puis reprenant bientôt d’un air naturel et dégagé :

— Quoique nous ayons à peine franchi les portes de la ville, nous voici presque déjà rendues au terme de notre voyage, dit-elle. Nous allons au couvent de Notre-Dame-de-la-Poupe.

— Au couvent de Notre-dame-de-la-Poupe ! répéta Fleur-des-Bois avec étonnement ; mais une demi-lieue sépare à peine ce couvent de la ville… Il est impossible que Laurent ne m’y découvre pas.

— Sois sans inquiétude, je réponds de tout. Ce couvent, après avoir été abandonné par les ladrones est justement l’endroit qui a servi de refuge aux femmes qui s’étaient enfuies de Carthagène pendant le siége… J’y ai séjourné plus d’un mois… J’en connais les moindres détours, les plus mystérieuses cachettes…

— Est-il possible, Nativa. Quoi ! tandis que les Frères-la-Côte et les soldats de l’armée royale fouillaient les villages lointains…

— Les femmes et les richesses qu’ils convoitaient, étaient pour ainsi dire à portée de leurs mains, Nous avions abandonné les forêts pour venir au couvent, persuadés que jamais nos ennemis ne songeraient à nous chercher aussi près d’eux. Notre audace nous a réussi, nous n’avons pas été inquiétés une seule fois. Au reste, le couvent de Notre-Dame-de-la-Poupe possède de telles retraites, que notre séjour y fût-il connu de Laurent, ce bandit aurait fort à faire avant de nous atteindre.

— Mais Nativa, en supposant que les Frères-la-Côte restent encore une semaine à Carthagène, il nous faudra sortir plusieurs fois de notre asile pour aller aux provisions. Ne crains-tu pas que nous soyons aperçues et suivies ?

— Nous nous passerons aisément de provisions, Jeanne.

— Comment ferons-nous donc ?

Un sinistre et fugitif sourire passa sur le visage de Nativa.

— Les femmes qui s’étaient réfugiées dans le couvent avaient apporté avec elles plus de vivres qu’elles n’en ont consommé, répondit-elle. Nous aurons à profusion du maïs et des fruits secs. Au reste, je me charge de tout ; fie-toi à moi.

Cette réponse satisfit Fleur-des-Bois, qui se remit en marche.

Le couvent de Notre-Dame-de-la-Poupe était situé au nord-est de la ville, sur une montagne haute et escarpée ; un étroit sentier, taillé dans le roc, conduisait au vaste édifice.

D’épaisses broussailles accrochées aux flancs des rochers aidaient le piéton à franchir ce rude chemin et lui offraient une chance de salut, dans le cas où un faux pas l’eût fait glisser dans un profond précipice qui bordait le versant nord-est de la montagne.

— Pourquoi nous être engagées dans ce dangereux sentier ? dit Jeanne, n’aurait-il pas mieux valu suivre la voie large et fréquentée qui aboutit à la porte d’honneur du couvent ?… Ne te fâche pas, Nativa… c’est dans ton intérêt seul que je parle… Tes pieds habitués à fouler seulement les tapis des salons, doivent être meurtris par les ronces et par les pierres.

— Trève de réflexion, je te prie répondit sèchement Nativa. J’ai un plan arrêté, je ne vais pas au hasard.

Bientôt la fille du comte de Monterey s’arrêta :

— Nous voici arrivées, dit-elle.

Fleur-des-Bois regarda autour d’elle : d’un côté, elle aperçut une des hautes et épaisses murailles de l’édifice ; de l’autre, le précipice dont il a été parlé.

— Tu vois, reprit Nativa, en accompagnant ces paroles d’un singulier sourire, que nous ne courons guère le risque d’être dérangées, puisque tu ne peux même découvrir l’issue par où nous allons pénétrer dans le couvent !

L’Espagnole entra alors dans un épais bosquet de figuiers sauvages ; puis, écartant un monceau de feuilles et de branches adossées contre la muraille, elle montra du doigt à sa compagne une ouverture, large à peine de deux pieds, et assez semblable à une meurtrière.

— Les frères de Notre-Dame-de-la-Poupe aimaient à jouir d’une complète liberté, dit Nativa ; il a fallu toute l’imminence du danger commun pour décider à nous révéler l’existence de cette issue si bien cachée. À présent nous allons remonter un escalier étroit, glissant et tortueux. Avancez avec précaution.

Nativa, après une hesitation tellement courte que Jeanne ne la remarqua même pas, passa hardiment à travers la meurtrière.

Fleur-des-Bois la suivit. Certes, la délicieuse et charmante enfant était, pour une jeune fille ; d’une bravoure peu ordinaire ; cependant, ; à peine eut-elle descendu deux marches qu’il lui fallut déployer un suprême effort de volonté pour ne pas tomber en faiblesse.

Elle attribua son émotion au changement subit, sans transition, par lequel elle venait de passer, d’une vive clarté à une obscurité profonde, d’une atmosphère chaude et inondée de soleil, à une humidité pénétrante et souterraine.

Jeanne se trompait : des causes physiques peuvent développer ou amoindrir l’intensité d’un pressentiment, mais le pressentiment lui-même est produit par un fluide mystérieux et inconnu qui échappe à l’analyse. C’était un pressentiment que Fleur-des-Bois ressentait.

L’escalier aboutissait à un étroit corridor : les deux jeunes filles y arrivèrent sans encombre.

— Où sommes-nous, Nativa ? demanda Jeanne d’une voix troublée.

— Derrière l’autel de la chapelle. Regarde !…

L’Espagnole appuya sur un ressort, un panneau glissa dans ses jointures, et l’obscur corridor fut subitement illuminé par un rayon doré de lumière.

Fleur-des-Bois avait à peine eu le temps d’entrevoir l’église dévastée du couvent, que de nouveau elle se trouva plongée dans les ténèbres.

— Oh ! que le soleil est donc une belle chose ! murmura-t-elle avec un soupir.

Jeanne entendit alors une porte tourner en grinçant sur ses gonds rouillés, et une faible clarté frappa sa vue.

— Voici un refuge où les ladrones ne s’aviseront pas d’aller nous chercher, dit Nativa. Entre, Jeanne !… Ici tu n’auras rien à craindre des poursuites de Laurent !…

À la fin, Fleur-des-Bois hésita.

— J’ai peur, Nativa !… dit-elle d’une voix tremblante. Quel est donc ce refuge !…

— Un des in pace, prison du couvent… J’ai déjà dû, pour éviter les outrages de tes amis les Frères-la-Côte, que j’appelle, moi, des assassins et des voleurs, habiter pendant plus d’un mois cette triste demeure, répondit Nativa. Je suis familiarisée, avec ces lieux lugubres : veux-tu, vaillante boucanière, que je te donne l’exemple du courage, que je te montre le chemin ?

— Je le veux bien, Nativa. En effet, — je ne conçois pas cela, — j’ai, je te le répète, fort peur. Passe la première !

Si Jeanne eût pu voir le sourire effrayant de férocité que ces paroles amenèrent sur le visage de Nativa, elle se serait refusée à la suivre.