Les Boucaniers/Tome XII/II

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 25-40).

II

L’insistance que mettait Fleur-des-Bois dans l’exécution de son projet de fuite pour échapper à Laurent, le sacrifice de sa liberté et de sa fierté qu’elle n’hésitait pas à accomplir, afin de se conserver digne de de Morvan, firent taire les derniers scrupules de Nativa : elle comprit qu’avec un amour comme celui de sa rivale, il n’y avait pas à marchander : que tant que Jeanne vivrait, elle aurait à la redouter. À cette pensée, le sang impétueux de l’Espagnole s’enflamma, son orgueil étouffa toute pitié en elle, et ce fut d’un ton impatient et dédaigneux qu’elle répondit à Fleur-des-Bois :

— Jeanne, tout cet étalage délicatesse quintescenciée et de sentiments élevés est fort ridicule dans une fille de ta condition. Brisons là-dessus, je te prie…

— Je n’ai pas bien compris ce que tu viens de me dire, Nativa !.. Il me semble toutefois que tu me refuses…

— Oui, mille fois oui !… Te figures-tu que j’aille m’amuser à incendier un navire, à mettre une embarcation à la mer !… Ce sont là des choses qui regardent les hommes… Je ne suis pas un flibustier, moi !

— Ainsi, tu refuses d’associer les efforts aux miens ?

— Certes, je refuse, Fleur-des-Bois.

— Je te plains, Nativa… C’est bien, j’essayerai seule…

— Nullement, je m’y oppose ! Je ne veux pas, moi, périr victime de ton imprudence, être la proie de l’incendie que tu comptes allumer !

— Tu emploieras donc la force pour me retenir, Nativa ? car rien ne me fera renoncer à mon dessein.

L’Espagnole réfléchit.

— Oui, j’emploierai la force, s’il le faut, pour sauver ma vie, dit-elle.

— Voilà que tu parles à présent comme un flibustier, reprit tristement Jeanne. Mon pauvre chevalier Louis ! que tu serais donc malheureux si je laissais après moi cette femme sur la terre !… Nativa, tu viens de prononcer ton arrêt de mort !

Jeanne, qui était séparée de sa rivale par toute la longueur de la cabine, saisit alors vivement sa carabine et, l’armant avant que l’Espagnole eût le temps et la pensée de s’opposer à cette action :

— Nativa, reprit-elle, au moindre mouvement que tu tenterais pour m’échapper, je me servirais de mon arme !… Il ne nous reste plus que quelques minutes à vivre… Profite de ces derniers instants pour demander à Dieu pardon de tes fautes !… Moi, je ne me reproche rien… je n’ai jamais fait de mal à personne… J’ai aimé… j’ai souffert… Je suis prête à mourir !…

Le calme avec lequel Fleur-des-Bois prononça ces mots décelait une telle détermination, une résolution si irrévocablement arrêtée, que Nativa resta altérée. Comprenant que rien ne pouvait plus la sauver, elle n’essaya même pas de tenter de fléchir sa rivale ; elle tomba à genoux, elle se mit à prier.

Tout à coup Jeanne poussa un cri de joie, et rejetant loin d’elle sa carabine :

— Tu n’as plus rien à craindre, Nativa, dit-elle : tu es sauvée !

— Que dis-tu ? demanda l’Espagnole n’osant même croire à ce changement subit.

— J’allais te tuer, Nativa, non pour me venger de toi, mon cœur n’a jamais compris la vengeance, mais pour éviter à mon chevalier Louis l’avenir affreux que tu lui aurais fait !… Insensée que j’étais !… j’oubliais qu’entre Louis et toi il y a un abîme… que veux-tu, j’avais l’esprit si troublé… qu’entre vous deux tout rapprochement serait un crime !… que quand bien même il éprouverait pour toi le plus violent amour, le devoir lui ordonnerait de fuir ta présence !

— Je ne te comprends pas, Jeanne.

— Accepterais-tu donc, Nativa, pour époux ou pour amant l’homme qui a tué ton père !…

À ces paroles lentement prononcées et énergiquement accentuées par Fleur-des-Bois, Nativa poussa un cri déchirant…

— Tu mens, s’écria-t-elle !… Tu espères me tromper !… me faire haïr le comte !… Tu ne réussiras pas… Mon père a succombé à un horrible supplice qui lui a été infligé par des bandits…

— Par les ordres de mon chevalier Louis ! interrompit Jeanne. Jadis ton père avait assassiné le sien. Louis a vengé la mort de l’innocent en punissant le coupable… La mort du comte de Monterey n’est pas un crime : elle a été un châtiment !…

Fleur-des-Bois aurait pu parler longtemps encore sans que Nativa songeât à l’interrompre ; écrasée par la révélation de Jeanne, elle paraissait privée de sentiment ; ses yeux hagards, animés d’un feu sombre, prouvaient seuls qu’elle appartenait encore à la vie : son immobilité était celle d’une morte.

Un long silence régna dans l’étroite cabine.

— Nativa, dit enfin Jeanne, puisque toi et moi nous aimons sans espoir, notre cause devient commune. Que notre mutuel malheur nous réunisse ! Je le répète ma proposition de tout à l’heure. Aide-moi à me sauver, et je deviendrai ton esclave. Nous serons moins malheureuses en ne nous quittant plus. Nous pourrons parler tous les jours de lui… pleurer l’une devant l’autre sans avoir à rougir de nos larmes.

Nativa était tellement accablée qu’elle dut faire un suprême effort pour répondre.

— Fleur-des-Bois, dit-elle enfin d’une voix brisée, ordonne, j’obéirai. Je n’ai plus ni volonté ni courage !

Familiarisée dès ses plus jeunes années avec le danger, Jeanne s’occupa aussitôt de réaliser son projet ; elle prit une lanterne et, évitant soigneusement d’être vue des rares flibustiers qui se trouvaient à bord de la Serpente, elle descendit dans la cale.

Une demi-heure plus tard, un tourbillon de fumée, éclairé par d’immenses jets de flamme, s’élançait des flancs de la Serpente.

— Voici le moment d’avoir du sang-froid, Nativa, dit Jeanne ; regarde, vingt embarcations se dirigent déjà vers nous. On vient remorquer la Serpente en pleine mer, afin que son explosion n’endommage par les autres navires de l’escadre. Mêlons-nous à la foule ; nous arriverons à terre sans attirer l’attention de personne.

— Et une fois à terre, me suivras-tu, Jeanne ?… Rappelle-toi que tu m’as promis de ne plus me quitter !…

— J’irai là où tu me conduiras, Nativa.

— J’ai foi en ta parole. Oh ! tu l’as dit et cela sera ! Je te jure, moi, sur la mémoire de mon père, que nous ne nous quitterons plus… plus jamais… pas même dans la tombe !

Nativa prononça ces dernières paroles d’un air sombre et sinistre, et avec une grande exaltation.

— Oui… c’est cela !… murmurait-elle en suivant Jeanne sur le pont… De cette façon, mon père sera vengé !… Et Jeanne ne reverra plus l’assassin… L’assassin que mon cœur lâche et coupable aime encore !

L’événement réalisa complètement l’espérance de Fleur-des-Bois. Au milieu de la confusion produite par l’incendie de la Serpente, la jeune fille et Nativa gagnèrent facilement la terre, dont elles étaient à peine séparées par une distance de deux encablures.

— Pressons le pas, Jeanne, dit Nativa dès que son pied eut touché le môle de débarquement. Il ne faut pas que le comte ou Laurent nous rencontrent.

Une demi-heure s’était à peine écoulée que les deux jeunes filles, après avoir heureusement traversé la ville, se trouvaient seules au milieu de la campagne.