Les Boucaniers/Tome XII/VI

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 123-154).

VI

Quatre jours s’étaient passés depuis la mort du capitaine Pierre, et Montbars, malgré ses incessantes recherches, n’avait pu parvenir encore à retrouver Laurent.

Quant à de Morvan, en présence de l’absence si prolongée de Fleur-des-Bois, il éprouvait une mortelle inquiétude il ne savait à quel parti s’arrêter.

Le jeune homme, pendant ces quatre jours, avait déployé dans ses recherches une activité fébrile et réellement surhumaine ; il n’existait pas une maison dans Carthagène qu’il n’eût visité.

Alain, presque aussi désespéré que son maître, — car le serviteur s’était fortement attaché à Jeanne, — avait, de son côté, exploré en vain les environs de la ville.

Toutefois, tenace et opiniâtre comme un bas-breton de pure-race, il ne se décourageait pas. Il revenait aux mêmes endroits qu’il avait déjà parcourus, et ne cessait de jeter le nom de Fleur-des-Bois aux échos d’alentour. Hélas ! les craintes poignantes éprouvées par de Morvan et son serviteur, n’étaient que trop motivées !

Une scène lugubre se passait dans l’horrible in pace du couvent de Notre-Dame-de-la-Poupe.

Jeanne n’était plus reconnaissable.

Assise sur le sol humide du cachot, le dos appuyé contre la muraille, la pauvre enfant présentait l’image de la résignation sans espoir.

La pâleur transparente de son visage, laissait deviner les souffrances qu’elle avait endurées ; ses grands yeux bleus à moitié voilés par ses paupières alourdies, semblaient prêts à se fermer de l’éternel sommeil.

De temps en temps, un léger soupir s’échappait de sa poitrine, torturée par les dévorantes et insupportables ardeurs de la soif ; mais aucune parole de colère ou de désespoir n’accompagnait ce signe de douleur. L’agonie de Jeanne avait quelque chose de calme et de recueilli : c’était l’âme d’un ange s’apprêtant à s’élancer vers le ciel.

Il n’en était pas de même de Nativa ; la tenue de la fougeuse espagnole offrait un frappant contraste avec celle de Jeanne. Brisée, mais non vaincue par la souffrance, la fille du comte de Monterey se révoltait, avec une rare énergie, contre les atteintes de la mort.

Ses mouvements, nerveux et saccadés, les yeux brillant d’un feu sombre, elle augmentait de toute la fatigue d’une lutte inutile sa cruelle agonie.

— Jeanne, dit-elle tout à coup, et en saisissant violemment par le bras la pauvre enfant, comment fais-tu pour sommeiller ainsi ? je veux que tu souffres comme je souffre… réveille-toi…

Fleur-des-Bois souleva lentement ses paupières, et laissant tomber sur sa rivale un céleste regard :

— Je ne dors pas, Nativa, répondit-elle doucement, je pense…

— À de Morvan, n’est-ce pas ? À l’assassin de mon père ? reprit Nativa avec une indicible expression de haine et de fureur… Ah ! le misérable ! que ne m’est-il donné de lui faire partager mes tourments…

— Ne parle pas ainsi, Nativa, s’écria Jeanne avec un élan que sa rivale n’attendait pas de sa faiblesse. Mon chevalier Louis est le cœur le plus noble qui soit au monde. Si tu savais que de belles et consolantes choses il me dit toute la journée… C’est à lui que je dois ma tranquillité présente en voyant arriver la mort sans crainte. Une seule chose attriste mes derniers moments, Nativa : le spectacle de tes souffrances… Imite-moi… en regard des déceptions que nous avons subies sur la terre, songe aux joies que nous réserve la vie immortelle… Combien je déteste mon ignorance, qui m’empêche de te montrer l’horizon nouveau que j’aperçois… il est resplendissant de lumières… Nativa, ma bonne Nativa, du courage… bientôt tous nos maux auront cessé.

Jeanne, en parlant ainsi, prit les mains de l’Espagnole dans les siennes et les serra doucement.

À ce contact, Nativa tressaillit ; son pâle visage s’empourpra d’une vive rougeur et un éclair de fureur illumina ses grands yeux noirs.

— Tu auras donc toujours l’avantage sur moi hypocrite ! dit-elle d’une voix stridente, même devant la mort !… Je n’ai que faire de ta générosité, de tes consolations… J’ai l’âme haut placée… le cœur indomptable… Mon Dieu que je souffre… s’écria Nativa en portant ses mains crispées sur sa poitrine… N’importe, je ne faiblirai pas… Allons Jeanne, secoue ta torpeur… Ne sois pas lâche ainsi… C’est moi qui suis la cause de ta mort… maudis-moi donc ! Je préfère ta colère à ta résignation.

— Je te plains, Nativa, murmura Fleur-des-Bois accablée par l’effort qu’elle avait fait pour défendre de Morvan ; mais je ne puis t’en vouloir ! Ta conduite n’a rien de si blâmable ! Tu n’as pas essayé de te soustraire à la mort qui m’attend… Tu partages volontairement mon sort !… Ta vengeance ne manque pas de noblesse…

Que veux-tu, Nativa, ce n’est pas ma faute, à moi, si je me suis trouvée sur ta route. Lorsque pour la première fois je vis mon chevalier Louis, jamais même je n’avais entendu prononcer ton nom… N’importe je conçois la haine que je t’inspire. Sois généreuse, Nativa, pardonne-moi mes torts involontaires !

L’accent d’humilité réelle et l’enchanteresse douceur que mit Jeanne dans cette prière, produisirent une impression aussi inattendue qu’inouïe sur Nativa.

L’Espagnole, avec cette fougue et cette mobilité de sensation qui étaient le trait le plus caractéristique de son caractère, passa d’un extrême à l’autre. Elle jeta ses bras autour du col de Jeanne, et serrant la charmante enfant contre sa poitrine :

— Tu m’as vaincue, Jeanne ! dit-elle ; que Dieu me pardonne mon crime… Par suite de quel fatal aveuglement ai-je pu te méconnaître aussi longtemps ! La victime demande pardon au bourreau… ah ! cela ne saurait être. Jeanne, je te devrai de mourir en chrétienne… je pleure, ne me dis rien… ces larmes me sont si douces… je ne souffre plus… Jeanne, ma sœur, combien je t’aime !

Un long silence régna dans le sombre cachot : les deux jeunes filles, enlacées dans les bras l’une de l’autre, semblaient dormir d’un paisible sommeil.

Ce fut Fleur-des-Bois qui la première reprit la parole.

— Nativa, dit-elle, ma sœur aimée, pourquoi retenir tes plaintes ? Tu crains sans doute de m’affliger ? tu as tort ; je sais que si ton corps souffre, ton âme est à présent heureuse… Tu ne me réponds pas ?… Nativa, tu me fais peur ! Parle-moi !

Jeanne se souleva avec effort, et, écartant d’une main tremblante l’épaisse et soyeuse chevelure de l’Espagnole :

— Que tu es pâle ! continua-t-elle, mais que tu es belle !… Souffres-tu davantage, Nativa !…

Les lèvres décolorées de la jeune fille s’entrouvrirent :

— Sois bénie, Jeanne ! murmura-t-elle… Je t’aime ! Dieu m’appelle à lui !… À bientôt !… au revoir !…

Fleur-des-Bois sentit un souffle humide et léger passer sur son visage : elle frissonna.

— Nativa, Nativa, réveille-toi, dit-elle, partons d’ici ! Retournons dans nos forêts… j’ai froid… Écoute… c’est la voix de mon chevalier Louis qui nous appelle… Il s’impatiente… Me voici, mon chevalier Louis… me voici !…

Jeanne, en proie au délire, voulut se lever, mais sa faiblesse trahit sa volonté, et elle retomba évanouie auprès de Nativa morte.

Ce ne fut que de longues heures après que Jeanne reprit, non pas connaissance, mais le sentiment de la vie.

La pauvre enfant, dominée par une hallucination étrange, se croyait en Bretagne, dans le pays de son bien-aimé chevalier. Son visage resplendissait de joie.

— Le voici qui revient de la chasse, disait-elle en prêtant l’oreille au bruit de pas qu’elle se figurait entendre, tout est prêt… la table est dressée… Qu’il va être heureux de me revoir… Si je saluais son retour par une de ces chansons qu’il aime tant !

Fleur-des-Bois, joignant l’action à la pensée, se mit à dire un de ces noëls bretons que lui avait appris son père et qui avaient si souvent charmé de Morvan et fait pleurer Alain.

La voix de la pauvre enfant, d’abord faible et tremblante, ne tarda pas à s’animer : c’était la lampe mourante jetant un dernier et vif éclat.

Le noël que le délire avait apporté à la pensée de Jeanne était une de ces naïves légendes armoricaines, si pleines de tristesse et si saisissantes dans leur simplicité, qu’elles amènent des larmes dans les yeux des plus sceptiques.

Il s’agissait d’un pauvre amoureux qui, monté sur sa jument rouge, traversait rapidement la lande qui le séparait de sa bien-aimée.

Un hibou, oiseau de malheur, l’interpellait pour lui apprendre que sa maîtresse lui avait été infidèle, et que, surprise par ses compagnes dans sa trahison, elle était morte de honte.

— Veux-tu te taire, méchante bête ! répondait l’amoureux ; hier encore j’ai vu Jeanne à la fontaine : je ne te crois pas, tu veux m’effrayer, tu mens !

L’amoureux éperonnait sa jument rouge, afin de rattraper le temps que lui avait fait perdre le hibou délateur, lorsque tout à coup le son mélancolique d’une cloche frappa son oreille : cette cloche sonnait le glas des morts ! Un affreux pressentiment saisissait au cœur le pauvre amoureux !

Hélas ! il n’avait que trop raison de craindre… En arrivant devant l’église, il aperçut des cierges allumés autour d’une bière.

Le hibou avait dit vrai ; cette bière était celle de son infidèle, de Jeanne, morte depuis le matin…

Fleur-des-Bois en était à ce couplet, quand une voix qui semblait sortir de dessous terre, continua le noël :

Je tapis un grand coup pied dans l’châsse,
Réveillez-vous, Jeanne, si vous dormez.

Puis tout rentra dans le silence.

Fleur-des-Bois tressaillit et se tut. Sortant enfin de son immobilité, elle passa à plusieurs reprises sa main sur son front, et regardant autour d’elle avec effroi :

— Toujours ce tombeau ! murmura-t-elle. J’ai rêvé… C’est étrange… Il m’avait semblé entendre une voix qui accompagnait la mienne… Nativa, n’as-tu pas entendu aussi cette voix ?… Réponds-moi donc, Nativa. Tout espoir n’est pas perdu. Si on allait venir à notre secours !

Jeanne se pencha alors sur le corps inanimé de l’Espagnole et poussant, un cri d’effroi :

— Morte, dit-elle.

Cette secousse était trop forte pour l’état de faiblesse de la malheureuse enfant : de nouveau elle perdit connaissance.

Pendant que Fleur-des-Bois gisait sur le sol humide de l’in pace, Montbars et de Morvan, réunis dans la même pièce où nous les avons déjà vus, avaient une conversation fort animée.

— Le lâche, disait le chef de la flibuste en parlant de Laurent, se sauver ainsi !… Avec quelle infernale adresse il a trompé ma vigilance, échappé à mes recherches !

— Mais, es-tu bien assuré, Montbars, de l’exactitude des renseignements que l’on t’a donnés ?

— Parbleu, comment pourrais-je en douter ! C’est sur le brigantin le Cerf-Volant, que la mort de Pierre laissait sans capitaine, qu’il s’est embarqué avec ses complices… Je le rejoindrai… oui, c’est certain… mais il n’y a pas une minute à perdre….. Louis, tu connais aussi bien que moi la position des choses. Je vais me trouver seul contre une bande d’assassins et de voleurs déterminés. Je n’ose te prier de m’accompagner, faire un appel à ton courage. Tiens, voici un pli cacheté que je te laisse… Si dans huit jours, Je ne suis pas de retour, tu l’ouvriras. Ce pli contient mes dispositions dernières… Embrasse-moi, enfant ! Qui sait si nous nous reverrons jamais.

De Morvan, réellement attendri, paraissait en proie à une douloureuse indécision.

— Montbars, dit-il, sans l’inexplicable absence de Fleur-des-Bois, je n’hésiterais pas à te suivre, à m’associer à ta dangereuse entreprise… Mais cette absence inexplicable m’épouvante, me paralyse… D’un instant à l’autre Jeanne peut avoir besoin de moi…

— Rassure-toi, Louis, dit Montbars d’un air narquois, Jeanne aura conduit Nativa dans quelque village éloigné… Tu recevras bientôt de ses nouvelles. Mais le temps presse ; adieu ! Embrasse-moi une dernière fois !… Enfant, quoique l’ambition ait desséché mon cœur, je sens que je t’aime !…

— Non, Montbars, je ne le laisserai pas partir seul, s’écria le jeune homme, tu as raison ; je ne puis rien en ce moment pour Fleur-des-Bois… Je t’accompagne, Montbars !…

À son tour, le chef de la flibuste, ce qui était une chose fort rare, hésita.

— Merci de ton dévoûment, Louis, dit-il, je ne puis l’accepter ; la partie que je joue est trop inégale, il y aurait crime à t’associer à ma mauvaise chance. Tu oublies ; que je cours à une mort presque certaine.

— Cette réponse m’indique mon devoir, Montbars : que tu veuilles ou non, à présent je te suivrai.

Le flibustier réfléchit pendant quelques secondes :

— Soit, dit-il, viens, on ne peut échapper à sa destinée !

De Morvan, après avoir pris ses armes, se dirigeait vers la porte de sortie, lorsque celle-ci, poussée du dehors, s’ouvrit et donna passage au serviteur Alain, qui pâle, les vêtements en désordre et les yeux hagards, s’affaissa, en entrant, dans un fauteuil.

— Qu’y a-t-il, Alain ? s’écria de Morvan, Fleur-des-Bois est morte ?

— Oui, répondit le Bas-Breton d’une voix sourde, oui, elle est morte, j’ai entendu son âme !…

Au commencement de la phrase de son serviteur, de Morvan avait été obligé de s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber ; les dernières paroles d’Alain le ranimèrent.

— Explique-toi, s’écria-t-il. Que s’est-il passé ?… Parle donc, mais parle donc !

— Tout à l’heure, reprit Alain, je gravissais la montagne de Notre-Dame-de-la-Poupe, lorsque j’ai entendu la voix de Fleur-des-Bois… je veux dire l’âme de Fleur-des-Bois chanter la complainte de Jeanne la trépassée. Oh ! je vous assure, maître, que je ne me trompe pas… C’était bien la voix de Fleur-des-Bois…

— Qu’as-tu dit, qu’as-tu fait ?… Parle ! parle !

— J’ai voulu répondre à la pauvre demoiselle… Je me suis mis à continuer sa chanson… Mais la peur m’a pris… C’est un sacrilège, une vraie impiété, n’est-ce pas, que de se mettre en rapport avec les âmes ?… Je me suis ensauvé à toutes jambes, et me voici !…

— Jeanne n’est pas morte ! courons la rejoindre… Viens, Alain, viens ! s’écria de Morvan, qui, sans songer davantage à Montbars, saisit le Bas-Breton par le bras, l’arracha du fauteuil où il était assis, et l’entraîna avec lui,

— Croyez donc à l’amitié ! murmura tristement Montbars ; Louis est brave, sincère et loyal ; il dit qu’il m’aime ; il me sait engagé dans un duel à mort, et voici qu’au nom de Fleur-des-Bois, il m’abandonne sans hésitation sans remords !… Au fait, pourquoi me plaindre ! je suis injuste ; n’ai-je pas tout sacrifié à mon ambition ?… Et, qui sait ? l’ambition n’est peut-être qu’une passion pâle et incolore en comparaison de l’amour…