Les Boucaniers/Tome XI/III

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIp. 81-118).

III

Le jour allait paraître que l’amiral de Pointis et le beau Laurent causaient encore.

À l’air joyeux, à la parole animée du baron, il était permis de présumer qu’il avait fini par obtenir la confiance du flibustier et que les plans de ce dernier lui paraissaient infaillibles.

— Amiral, dit Laurent, voici le soleil qui se lève, il faut que je vous quitte. Ainsi tout est bien entendu, bien convenu entre nous. Ne vous écartez en rien de la ligne de conduite que je vous ai tracée : la moindre imprudence, le plus court moment d’oubli suffirait pour faire échouer notre projet ! N’oubliez pas que les Frères-la-Côte sont de méfiants compagnons ; il est indispensable d’user avec eux de ménagements extrêmes !… Quant à moi, assuré maintenant de la loyauté de votre concours, — puisque vous êtes dans ma dépendance, — je vous seconderai de toute mon intelligence, de toute ma popularité.

— Monsieur Laurent ; répondit l’amiral qui se leva de son fauteuil pour reconduire le flibustier jusqu’à la porte, soyez persuadé que je ferai connaître à Sa Majesté Louis XIV la part active prise par vous dans la destruction de la flibuste… Je ne doute pas un instant que le roi ne vous tienne compte de votre belle conduite, et ne vous récompense selon vos mérites…

Le beau Laurent haussa les épaules d’un air de mépris.

— Ah ! ça, baron, répondit-il, allez-vous me traiter maintenant comme si j’étais un agent subalterne, un traître de second ordre, quelque chose de niais et d’odieux tout à la fois ? Tudieu ! vous vous tromperiez étrangement ! Moi, servir Louis XIV, allons donc ! Pour qui diable, je vous le répète, me prenez-vous ? Mes intérêts se trouvent momentanément mêlés à ceux de votre maître : rien d’étonnant que nous fassions, lui et moi, une alliance temporaire. M’accorder à moi une récompense ! Quelle charmante plaisanterie !… Sachez, monsieur le baron, ajouta Laurent avec une hauteur réellement pleine de dignité, que Louis XIV ne pourrait, malgré toute sa puissance, me faire une position aussi élevée que celle à laquelle me donne droit ma naissance, et que j’ai volontairement abandonnée.

Laurent salua alors l’amiral d’une légère inclination de tête, et sortit.

Vers le milieu de la journée, de Morvan, resté depuis le matin auprès de Fleur-des-Bois, se décida à aller prendre les ordres du gouverneur Ducasse.

En arrivant auprès du chef actuel des flibustiers, il le trouva en grande conversation avec Montbars. Les deux vieux amis avaient l’air fort animé.

— Soyez le bienvenu, chevalier, lui dit Ducasse ; vous venez sans doute de parcourir la Ville ? Quelles nouvelles ? Avez-vous été témoin de quelque acte de violence de la part de nos hommes ou des troupes royales ? Parle-t-on de l’exécution du matelot que Montbars a fait passer par les armes ?

— Monsieur le gouverneur, répondit de Morvan en rougissant, je sors à l’instant pour la première fois de la journée… Je ne sais aucune nouvelle… Me serait-il permis de vous demander, sans commettre une indiscrétion, de quel crime s’était rendu coupable le matelot qui a été fusillé !

— D’avoir forcé la porte d’un cabaret et exigé qu’on lui servît à boire !…

— Voilà tout, monsieur le gouverneur ?

— Comment, voilà tout ! répéta vivement Ducasse, ne comprenez-vous pas, chevalier, que si dès le lendemain de l’occupation de Carthagène nos hommes débutent par de pareilles violences, avant une semaine, ils mettront, si on ne s’y oppose, la ville à feu et à sang ! Si nous tenons à ne pas laisser notre glorieux fait d’armes se changer en un immense et odieux acte de piraterie, il nous faut maintenir une stricte et sévère discipline, punir comme des crimes les délits, frapper d’une main de fer les moindres coupables !

— Vous avez raison, monsieur le gouverneur.

— Au reste, continua Ducasse ; je compte beaucoup sur la fermeté du baron de Pointis. L’amiral est d’une sévérité proverbiale. Il saura mieux que personne au monde contenir ses soldats dans les limites du devoir. Montbars et moi nous nous chargeons des flibustiers.

Ducasse n’avait pas achevé sa phrase quand des cris déchirants de douleur et d’effroi retentirent dans la rue. Les deux vieux amis et de Morvan se précipitèrent à la fenêtre : un odieux spectacle frappa leur vue.

Une douzaine de soldats royaux, en proie à une furieuse ivresse, maltraitaient avec une brutalité que la plume se refuse à retracer, deux malheureuses jeunes filles dont ils s’étaient emparés.

— Les misérables ! s’écria Ducasse ; courons au secours de ces pauvres femmes !

Une minute plus tard, Montbars, Ducasse et de Morvan s’élançaient l’épée à la main sur les soldats royaux et leur arrachaient leurs victimes !…

L’intervention du gouverneur ne produisit pas tout l’effet qu’on eût dû en attendre : les soldats lâchèrent prise devant la force, mais ne parurent nullement effrayés de la présence de Ducasse. L’un d’eux même s’avança résolument vers lui, et d’une voix insolente :

— De quoi te mêles-tu ? lui demanda-t-il. Nous ne sommes pas sous tes ordres ! Notre conduite ne te regarde pas ! Tâche, une autre fois, de ne pas nous déranger dans nos affaires ou nos plaisirs, ou sans cela, gare à toi !

— Je ne tédérangerai plus dans tes plaisirs, car tu vas mourir ! dit froidement Ducasse, qui tirant un pistolet de sa ceinture, et mettant le misérable en joue, ajouta :

— À genoux, et fais tes prières… tu n’as plus qu’une minute à vivre.

Le soldat comprit à la façon dont le gouverneur prononça ces paroles que c’en était fait de lui : la peur dissipa son ivresse ; il s’affaissa sur ses genoux.

— Grâce ! monsieur le gouverneur, dit-il d’une voix étranglée…

— Jamais je ne pardonnerai un acte d’insubordination, dit Ducasse, tout acte de violence commis envers les habitants de la ville sera puni de mort… que chacun le sache… Je n’ai qu’une parole : tu dois mourir !

Ducasse, toujours froid et impassible, appuya le doigt sur la détente de son pistolet, le coup partit, le soldAt tomba foudroyé : la balle lui avait fracassé le crâne ;

— Quant à vous, reprit le gouverneur, en s’adressant aux compagnons terrifiés de la victime, bien vous en a pris de ne pas élever la voix en ma présence… L’amiral va décider de votre sort. Suivez-moi !…

Les grenadiers, subjugués par le ton d’autorité du gouverneur, et par l’acte de rigueur dont ils venaient d’être les témoins, obéirent sans opposer la moindre résistance.

Dix minutes plus tard, pâles, tremblants, se croyant à leur dernière heure, ils comparaissaient devant le baron de Pointis.

En deux mots Ducasse expliqua à l’amiral ce qui s’était passé.

— Ma foi, cher collègue, répondit de Pointis, je ne partage pas, je vous l’avoue, vos principes de sévérité. Je trouve, moi, que la trahison des Espagnols à Gezemanie, excuse bien les représailles que les troupes leur font subir ! Il est aussi de toute justice que nos braves soldats, après les travaux et les fatigues sans nombre par lesquels ils ont passé, prennent un peu de bon temps et de plaisir ! Quant à l’homme qui n’a pas craint de vous insulter, je ne saurais trop vous applaudir d’en avoir fait prompte et bonne justice ! Allez, enfants, continua l’amiral, en s’adressant aux grenadiers qui ne pouvaient revenir de la surprise et de la joie que leur causait le langage de leur chef ; allez à vos affaires, et divertissez-vous une fois que le service vous laissera un moment de liberté.

Les grenadiers ne se firent pas répéter cet ordre : ils s’éloignèrent avec un empressement de bien mauvaise, augure pour les habitants de Carthagène.

— Amiral, dit Ducasse pâle de colère, je n’ai pas voulu entrer en discussion avec vous devant vos grenadiers, afin de ne pas leur donner le déplorable spectacle de la désunion de leurs chefs. À présent que nous voilà seuls ou du moins en présence seulement de vos officiers, il faut, je veux, entendez-vous, que vous m’expliquiez votre inqualifiable conduite… Les misérables absous par vous auraient été innocents, qu’accusés par moi, vous deviez les condamner. En leur donnant raison contre l’autorité vous venez de commettre une vilaine et basse action, c’est-à-dire vous venez de rendre la discipline impossible, de livrer au pillage et à l’assassinat les habitants de la ville, couverts par une capitulation signée sous la garantie de l’honneur de la France. Vous venez de déshonorer l’armée ! Quant à l’approbation personnelle que vous avez bien voulu m’accorder pour n’avoir pas laissé traîner mon uniforme d’amiral dans la fange, je la repousse avec indignation. Je suis votre égal, votre égal en tous points ; vous n’avez à vous mêler en rien de ma conduite. Un dernier mot, amiral : peut-être attribuez-vous à la colère la rudesse du langage que je vous tiens : vous auriez tort. Je ne me suis servi d’aucune expression sans en avoir auparavant pesé la portée. Plusieurs, je ne me le dissimule pas, sont dures et blessantes. Égaux tous les deux, je vous le répète, tous les deux nous portons une épée… je suis complètement à vos ordres !

L’amiral de Pointis était d’une bravoure incontestable : aussi lui fallut-il faire un violent effort sur lui-même pour ne pas relever le défi de Ducasse.

— Monsieur le gouverneur, lui répondit-il, il est en effet certain qu’en toute autre circonstance, je n’accepterais pas la façon dont vous avez cru devoir en user a mon égard. Aujourd’hui je ne m’appartiens pas ; à mon existence est attaché le sort d’une armée. Je ne puis disposer de ma personne : ce serait un crime ! J’ai eu tort, j’en conviens, de qualifier, soit en bien, soit en mal, votre conduite. Dans cet oubli, dans ce manque de tact de ma part, si vous voulez, il n’y avait cependant pour vous que de la bienveillance et de la sympathie ; j’étais heureux de voir que vous aviez agi ainsi que je l’aurais fait… De même que je reconnais votre indépendance, de même je vous prierai de rire laisser toute ma liberté d’action. Je crois, moi, qu’il est nécessaire, pour stimuler le zèle de l’armée, de lui accorder, en dehors des exigences du service, ses coudées franches. N’oubliez pas que la guerre d’Amérique, comme vous me l’avez fait observer si judicieusement vous-même, lors de l’attaque du fort de Boca-Chica, ne ressemble en rien à celle d’Europe.

En me relâchant de ma sévérité habituelle, je ne fais que profiter de vos leçons, tirer parti de votre expérience.

Un dernier mot, monsieur Ducasse… Au dessus de notre autorité plane le pouvoir absolu du ministre, de monseigneur de Pontchartrain, ce sera à lui de décider qui de nous deux aura le mieux compris sa mission, accompli son devoir !

La modération pleine d’adresse de la réponse de l’amiral fit réfléchir Ducasse ; il vit le piége tendu à son impétuosité, à sa franchise, et il résolut de l’éviter.

— Je prends acte, monsieur l’amiral, répondit-il, de vos explications ! Si, ainsi que je le prévois, votre système de tolérance indéfinie produit de tristes résultats et compromet l’avenir de notre expédition, je n’hésiterai pas à me faire une arme de vos aveux et à vous accuser devant qui de droit !

— Je n’ai pas pour habitude de renier mes paroles, monsieur le gouverneur ; vous pouvez compter que je répéterai devant monseigneur de Pontchartrain les explications que j’achève de vous donner.

Ainsi, amiral, il est bien entendu qu’à partir de ce moment nous opérons chacun de notre côté, que nous séparons nos troupes !…

— En tant qu’il ne s’agira pas de la sûreté de l’armée, oui !

— Alors je vous promets que mes flibustiers conserveront une stricte discipline !

— Cela vous regarde, monsieur le gouverneur !

Se vanter porte souvent malheur : à peine Ducasse achevait-il de prononcer ces paroles que l’événement vint lui donner un démenti.

Un homme tout échevelé et tout ensanglanté se précipita dans la salle où se tenait Ducasse, et, tombant à ses pieds :

— Justice et protection, amiral, lui dit-il.

— Qui êtes-vous, que me voulez-vous ?

— Je suis un des chanoines de la cathédrale, répondit le nouveau venu. Je vous demande de mettre un terme au douloureux et odieux scandale que donnent les ladrones… pardon, je voulais dire les flibustiers. Ils viennent de forcer les portes de l’église ; ils pillent et brisent les objets sacrés ; leur impiété, ne connait pas de bornes ; les autels métamorphosés en comptoirs de marchands de vin, alimentent leurs hideuses débauches… De pauvres innocentes jeunes filles, tombées au pouvoir de ces monstres, invoquent la mort, le déshonneur seul répond à leurs prières… Seigneur amiral, ce n’est pas au nom de la justice, c’est au nom de l’humanité entière que j’implore votre appui !

L’infortuné chanoine, qui s’était exprimé en fort mauvais français, mais avec beaucoup d’énergie, se traîna alors aux pieds du baron de Pointis, et embrassant ses genoux :

— Venez ! venez ! lui dit-il, chaque minute qui s’écoule produit un crime, fait un malheur irréparable…

— Je regrette, monsieur le chanoine, de ne pouvoir me rendre à votre désir, lui répondit l’amiral ; les flibustiers ne sont pas placés sous mes ordres, leur conduite ne me regarde en rien. Voici leur chef, adressez-vous à lui.

Le baron désigna Ducasse.

— Relevez-vous, mon père, dit le gouverneur, quand on parle au nom de la justice et de la religion, on doit porter le front haut et ne s’humilier devant aucun pouvoir humain. Suivez-moi.

— Monsieur de Pointis, dit Montbars qui jusqu’alors avait gardé le silence, vous serait-il possible de m’accorder de suite un entretien secret ? j’ai absolument besoin de causer avec vous sans témoins.

— Comment donc, mais trop heureux de vous être agréable, mon cher Montbars : je suis à vos ordres. Messieurs, continua le baron en se retournant vers ses aides de camp : veuillez, je vous prie, vous éloigner pour un instant, et veiller à ce que personne ne nous dérange, M. Montbars et moi, pendant que nous serons ensemble.

Tandis que Montbars et l’amiral restaient seuls, Ducasse, accompagné de de Morvan et du chanoine, arrivait à la cathédrale.

Le prêtre n’avait exagéré en rien l’abominable conduite des flibustiers. Le spectacle qui frappa la vue du gouverneur dépassait en horreur les bornes du possible ; c’était à se croire en présence d’une orgie de fous furieux.

Un moment interdit, Ducasse chercha des yeux à qui il pourrait s’adresser.

Essayer d’arrêter dans son élan cette orgie effrénée et sans nom, c’eût été se sacrifier sans chance de succès.

— Monsieur le gouverneur, dit de Morvan dont le cœur soulevé par l’indignation, la colère et le dégoût, battait violemment dans sa poitrine, voici Laurent… lui seul, s’il consent à joindre ses efforts aux vôtres, est capable de dompter ces effrénés et de les rappeler à l’ordre !

Les instants étaient précieux : Ducasse se dirigea aussitôt, sans répondre à de Morvan, vers le flibustier.

— Vous ici ! monsieur le gouverneur, s’écria le beau Laurent d’un air ravi : vous venez prendre part sans doute à notre petite fête ? Voyez comme nos gens s’amusent !… Ils y vont d’un cœur… ils mettent un entrain, ils déploient une verve dont je suis émerveillé !… Quant à ces pécores qui affectent de crier, c’est du plus profond de leur âme qu’elles remercient tous les saints du calendrier de l’arrivée des ladrones dans Carthagène !

Si elles n’étaient retenues par la crainte que leurs maris ou que leurs parents ne leur chantent pouille après notre départ, elles vous enverraient une députation pour vous remercier de l’amabilité de vos Frères-la-Côte.

— Est-ce bien vous, Laurent, qui osez parler ainsi ! s’écria Ducasse avec accablement… vous, dont la naissance illustre…

— Ah ! pardon, monsieur le gouverneur, interrompit le flibustier, il m’est impossible de vous laisser achever votre phrase ! Je ne vous ai confié mon secret qu’après avoir reçu de vous la promesse formelle d’une discrétion à toute épreuve !… Il me semble que jeter mon nom aux échos d’alentour, constituerait de votre part une grave infraction aux lois de l’honneur !… Je sais combien votre cœur est inaccessible à la crainte. Aussi n’est-ce point une menace que je vous adresse, mais bien un simple fait que je constate. Je vous jure que si vous vous avisiez de m’appeler par mon nom, je n’hésiterais pas à vous répondre par un coup de pistolet dans la tête… Causons d’autre chose ; revenons au divertissement que prennent les Frères-la-Côte ici présents… Qu’en pensez-vous ?

— Je pense, Laurent, que si vous ne me secondez pas dans mes efforts pour faire cesser cette horrible et sacrilége orgie, je n’aurai plus pour vous ni amitié ni estime… que je vous considérerai comme le complice de ces bandits…

— Alors, monsieur le gouverneur, je dois me résigner à subir votre mépris, interrompit froidement Laurent ; car, foi de Frère-la-Côte, la vue de cette petite débauche, dont nos ennemis les Espagnols paient les frais, me réjouit infiniment, et pour rien au monde je ne consentirai à l’entraver. Au contraire ! Oui, je sais… la moralité ! Parbleu, des flibustiers ne sont pas des cénobites. Je suis persuadé, monsieur le gouverneur, que vous subissez en ce moment, sans vous en douter, l’influence de Montbars, que c’est à son instigation seule que vous êtes venu ici. Que diable, Montbars nous ennuie ! Ce n’est pas une raison parce que l’idée de jouer au monarque lui a follement traversé le cerveau, pour que nous abdiquions nos antécédents, que nous renoncions à toute distraction, à tout plaisir ! que de lions nous nous changions en chiens couchants !

Cette réponse de Laurent ne laissant aucune chance à Ducasse d’arrêter l’ignoble désordre, il s’éloigna, dans la crainte de ne pouvoir contenir davantage son indignation, et de compromettre maladroitement, par une intervention impossible, le prestige et la force de son autorité.