Les Boucaniers/Tome XI/II

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIp. 43-77).

II

Depuis l’entrée de l’escadre française dans la rade de Carthagène, Jeanne était restée sur le navire la Serpente, que commandait Laurent.

Pendant le cours de la traversée, la charmante enfant n’avait eu qu’à se louer de ses compagnons de fortune.

L’équipage et les Boucaniers qui montaient la Serpente, subissant à leur insu la double influence de la beauté et de l’innocence de Fleur-des-Bois ; intimement persuadés en outre que sa présence portait bonheur à l’expédition, avaient eu pour la jeune fille des prévenances presque délicates et l’avaient traitée avec une respectueuse cordialité qui ne s’était pas démentie un seul instant.

Après le débarquement des troupes, la jeune fille, séparée de son père, était restée à bord sous la sauvegarde d’Alain, qui s’était fait son esclave et ne la quittait pas plus que son ombre.

Le Penmarckais et Jeanne passaient leurs journées à causer en dialecte bas-breton, ce qui charmait le serviteur de de Morvan : lorsqu’elle lui chantait un noël du pays, Alain tombait dans d’ineffables ravissements et pleurait comme un enfant !

— Notre demoiselle, lui disait-il parfois, vous êtes si modeste et si bonne, que votre beauté, — car il paraît que vous êtes jolie, — ne me fait pas peur ! Je vous regarde sans avoir honte : il me semble que vous êtes un homme.

Barbe-Grise mort, de Morvan ne voulut pas consentir à ce que Jeanne retournât à bord de la Serpente : il tenait à lui éviter les poignants souvenirs que la vue de la cabine naguère occupée par son père n’eut pas manqué d’éveiller en elle.

— Jeanne, ma sœur chérie, dit-il en l’entraînant loin de l’ambulance, viens avec moi. Il nous faut trouver quelque famille espagnole qui t’accorde l’hospitalité jusqu’à demain… Demain, une fois l’occupation de la ville, entièrement terminée, je te ferai préparer un logement.

Fleur-des-Bois, les yeux baignés de larmes, suivit de Morvan sans lui répondre ; elle était absorbée par sa douleur.

À peine avaient-ils fait cent pas que le chevalier aperçut de Montbars ; il courut à sa rencontre, et lui dit son embarras.

— Afin de ne pas perdre de vue l’amiral de Pointis, lui répondit le flibustier, j’ai pris une chambre dans le palais de la Contaduria, ou Trésor public, dont il a fait son quartier général. Conduisons Jeanne dans cette chambre, toi et moi nous passerons la nuit à parcourir la ville ; il ne faut négliger aucune précaution.

— Mon devoir m’appelle auprès du gouverneur Ducasse.

— Bah ! Ducasse ou moi, c’est la même chose. Et puis, j’ai besoin de toi.

Une fois que Fleur-des-Bois fut installée dans la chambre de Montbars, et Alain prévenu de se tenir aux ordres de la jeune fille, de Morvan et son oncle sortirent ensemble et s’éloignèrent de la Contaduria.

— Mon cher Louis, dit le vieux flibustier, mes pressentiments me trompent rarement : or, depuis quelques jours, mon esprit est inquiet, agité… Je parierais que je me trouve à la veille d’un grave événement… Je suis charmé de t’avoir rencontré, car j’ai besoin de pouvoir parler à cœur ouvert. As-tu, Louis, remarqué la froideur extrême, et que rien ne motive, entre le baron de Pointis et le beau Laurent ?

— Oui, en effet, cette froideur m’a frappé…

— Eh bien ! moi, elle m’inquiète.

— Pourquoi donc, Montbars ?

— Parce que Laurent n’est pas homme à supporter tranquillement de qui que ce soit au monde, sans arriver de suite à un éclat, des airs de supériorité ou de commandement… Or, la façon dont de Pointis en agit envers lui est presque provoquante… Laurent émet-il un avis dans le conseil, l’amiral s’adresse aussitôt à une tierce personne, comme s’il dédaignait de lui répondre directement, et combat son avis. Il est vrai que le beau Laurent mordille sa moustache, se campe sur la hanche, joue avec la garde de son épée, mais il ne sort pas de cette inoffensive pantomime… Crois-moi, Louis, entre ton matelot et l’amiral il y a l’intimité d’une complicité cachée. Ils marchent d’accord à un même but… ils ont un intérêt commun.

La chose doit être fort grave. Je ne te cacherai pas que je suis inquiet.

— La haine que tu éprouves pour Laurent t’égare, Montbars.

— Moi de la haine pour Laurent, Louis ! Mon Dieu, combien tu te trompes ! Je connais trop les hommes pour les aimer ou les haïr, je les étudie, pour me servir de leurs bonnes ou de leurs mauvaises passions : voilà tout.

— Mais en supposant que tes prévisions soient justes, quelle est d’après toi la complicité qui lie ces deux hommes ?…

— Parbleu, je l’ignore !… Si je savais leurs secrets desseins, je ne les craindrais pas ! Puisque je suis sur le chapitre des confidences, chevalier, je dois t’avouer une chose : c’est que et mon mépris de l’espèce humaine, malgré le peu de cas que je fais des jugements du monde, je me suis, à mon dernier voyage en France, laissé aller à un sot et impardonnable mouvement d’amour propre que je suis peut-être destiné à payer bien cher !…

Parvenu jusqu’au pied du trône, en présence de Louis XIV le Grand, je me suis trouvé plus grand que le roi, et cédant à une fatale ivresse d’orgueil, je n’ai pas craint de lui montrer ma supériorité, de faire parade de ma force, de soulever le voile qui recouvrait mes projets d’avenir !… Louis XIV recherche les instruments actifs et puissants qui peuvent servir à la gloire de son règne, mais il hait les hommes supérieurs. Jamais son ombrageuse susceptibilité ne me pardonnera l’avantage que j’ai remporté sur lui. Jamais il n’oubliera qu’un obscur aventurier est venu au secours de son trésor épuisé, que je lui ai fait l’aumône de dix millions ! Louis XIV tient plus de Louis XI que d’Alexandre ou de Charlemagne. Il ne déteste pas les voies souterraines ; il sait se servir de l’hypocrisie, tirer parti de la trahison. Je reste intimement convaincu que le baron de Pointis a reçu de Pontchartrain des instructions secrètes et particulières !… qu’un complot est tramé contre moi !… Après tout, m’attaquer ce n’est pas me vaincre !… La flibuste possède assez de vitalité pour supporter, sans être mortellement atteinte, un choc énorme ! Si l’on m’attaque par la ruse, je lèverai le drapeau de l’indépendance et je combattrai en plein soleil !… Laurent seul me préoccupe !… C’est un homme fertile en petits expédients, un esprit rusé et audacieux à l’extrême !… La jalousie que lui cause ma position hors ligne est capable de lui faire tenter un coup hardi et décisif contre moi ! Oh ! si j’étais certain de sa neutralité, je serais sans inquiétude.

Pendant que Montbars, assuré de la discrétion de de Morvan, laissait ainsi déborder son cœur trop plein, la nuit était venue ; d’épaisses ténèbres enveloppaient la ville de Carthagène !

À chaque instant le flibustier et son neveu rencontraient des patrouilles envoyées par de Pointis et Ducasse pour surveiller les habitants et prévenir toute tentative de résistance : les deux aventuriers échangeaient le mot d’ordre et continuaient sans encombre leur chemin.

— N’est-il pas temps que nous retournions à la Contaduria, demanda enfin le jeune homme à son oncle, peut-être bien Fleur-des-Bois s’inquiète-t-elle de mon absence, ou a-t-elle besoin de ma présence ?

— Soit, retournons, répondit Montbars. La ville est fort tranquille, les habitants paraissent résignés à leur défaite, et cette promenade au grand air a ramené un peu de calme dans mon esprit.

Montbars, qui jadis était entré dans Carthagène, connaissait parfaitement les localités.

Il prit, afin d’abréger la route, par des rues détournées et atteignit en quelques minutes la Contaduria.

Presque au même moment, deux hommes arrivaient par un chemin opposé, devant le quartier général.

Montbars saisit vivement le chevalier par le bras, et le poussant dans la partie de l’ombre, rendue plus épaisse encore par le voisinage des maisons, il se pencha à son oreille et murmura :

— Silence, Louis, et observe…

Les deux nouveaux venus, parvenus à dix pas de la Contaduria, échangèrent à voix basse quelques mots et se séparèrent : l’un s’avança vers le quartier, l’autre s’éloigna.

— Qui vive ! cria la sentinelle placée devant le palais du Trésor.

— Ami, répondit une voix, que Montbars et de Morvan reconnurent pour être celle de l’amiral.

Quant à l’homme qui venait de quitter le baron, à la façon dont il accentuait sa marche nerveuse et légère tout à la fois, l’oncle et le neveu ne conservèrent aucun doute sur son identité : c’était le beau Laurent.

— Eh bien ! Louis, demanda Montbars, une fois que le jeune homme et lui se trouvèrent seuls, que penses-tu de cela ? M’accuseras-tu encore d’écouter ma haine contre Laurent ? Crois-tu que la rencontre de ces deux hommes ait été fortuite et ne doive être attribuée qu’au hasard ? Je te le répète, Louis, je suis à la veille d’un grand événement !… D’ici à peu ma puissance ne connaîtra plus de bornes, ou je ne serai plus !…

Au revoir, enfant ! va retrouver Fleur-des-Bois… Qui sait ! peut-être bien le bonheur n’existe-t-il que dans les sentiments tendres et vrais !… Peut-être en te mêlant à mes projets d’ambition, nuirai-je au bonheur de ta vie entière !… Que ma destinée s’accomplisse !… Non, c’est convenu, le hasard peut se déclarer contre moi, et je ne veux pas t’entraîner dans ma chute, car je tomberai de si haut, mon cher Louis, que le coup sera mortel !…

Montbars, dit vivement de Morvan, il ne m’est pas possible d’oublier que tu es le frère de mon père !… J’ai refusé, il est vrai, de m’associer à tes projets, de prendre ma part de tes richesses, mais rien ne pourra m’empêcher de partager tes dangers ! L’heure du péril sonnée, ordonne, j’obéirai !…

— Merci, Louis, répondit Montbars avec une légère émotion, je n’attendais pas moins de toi !… Je réfléchirai… Demain nous reprendrons cette conversation. Fleur-des-Bois t’attend ; au revoir !

Le chef de la flibuste serra la main de son neveu dans la sienne et s’éloigna à grands pas.

À peine la porte massive comme celle d’une citadelle, qui défendait l’entrée de la Contaduria, s’était-elle refermée sur de Morvan, que Montbars revint prendre la place ou le poste d’observation, d’où il avait aperçu Laurent se séparer d’avec l’amiral de Pointis.

Deux heures s’écoulèrent sans qu’aucun autre bruit que celui produit par la marche des patrouilles troublât le silence de la nuit.

Montbars était immobile ainsi qu’un bloc de pierre.

Bientôt un pas, frôlant les murs des maisons, se fit entendre.

De nouveau la sentinelle cria « qui vive ! »

Cette fois ce fut la voix de Laurent qui répondit !

— Bien, murmura Montbars à présent je suis certain de ne pas m’être trompé ! J’ai bien fait de revenir ! La position prend un caractère de gravité trop grand pour que je consente à marcher à tâtons, à m’aventurer dans les ténèbres ! Il me faudra aller droit au but, d’un pas assuré, et sans un doute qui m’obscurcisse l’esprit.

À peine Laurent eût-il franchi le seuil de la porte du palais habité par le baron de Pointis, qu’un aide-de-camp, qui paraissait attendre l’arrivée du flibustier, s’empressa de le conduire auprès de l’amiral.

Le baron, en voyant apparaître le beau Laurent, se leva vivement de devant une table couverte de papier, où il était occupé à écrire, et s’avança à sa rencontre.

— Je ne m’attendais pas à moins d’activité de votre part, monsieur, lui dit-il. Un homme habitué comme vous à prendre les vaisseaux à l’abordage, doit savoir aussi enlever une négociation d’assaut.

— Je vous remercie de ce compliment, amiral ; répondit froidement Laurent ; toutefois, je vous serai obligé de laisser ces banalités de côté. Je me sens trop au dessus des éloges que vous pourriez m’adresser pour perdre à les écouter un temps précieux. Nous nous servons, parce que nous avons besoin l’un de l’autre, parce que notre concours mutuel nous est indispensable !… La position des choses établie, allons droit au fait !… Je reviens, ainsi que nous en étions convenus, de sonder les dispositions de cinq à six capitaines des plus influents de l’association ; je ne dois pas vous dissimuler qu’elles sont des plus favorables à Montbars !… Si cet homme n’avait pour lui que les immenses services qu’il a rendus à la flibuste, nous en viendrions à bout sans peine !

L’ingratitude est un sentiment que l’on n’évoque jamais en vain ! Malheureusement, les Frères-la-Côte croient que Montbars seul peut leur donner la richesse, soutenir le fardeau de notre puissance ! Ils l’aiment par intérêt ! Il faut donc renoncer à notre premier projet, attendre une heure plus favorable !

— Je m’étonne, monsieur Laurent, répondit l’amiral visiblement contrarié, qu’un esprit judicieux et hardi comme le vôtre se laisse abattre par la première difficulté qu’il rencontre, et renonce à la victoire avant même d’avoir combattu !… Tout en regrettant vivement votre concours, je n’en continuerai pas moins à poursuivre la réalisation de mes projets : des ordres précis m’empêchent de montrer de la tiédeur, d’éprouver un moment de faiblesse.

Le désir bien arrêté de Sa Majesté est, je vous le répète, de détruire la flibuste dans les Indes-Occidentales. La puissance de ces aventuriers, qui grandit chaque jour, et menace de prendre des proportions colossales, présente, avec raison, un véritable sujet d’inquiétude pour Sa Majesté ; elle craint que cette marine irrégulière, en finissant par se discipliner, ne devienne un instrument dangereux entre les mains de quelque nation ennemie. Les gens de la religion réformée ont déjà songé à répandre leurs hérésies sur cette terre de la liberté et à s’y créer un inviolable refuge.

Je ne reculerai donc devant aucun sacrifice d’hommes ou d’argent pour obéir aux ordres précis du roi. Quant à vous, monsieur Laurent, quoique j’ignore votre passé, que je ne sache même pas votre nom, le grand cordon de l’ordre dont vous êtes revêtu, me prouve clairement que vous cachez sous un humble et banal pseudonyme, l’éclat d’une illustre naissance. N’est-il donc pas, pardonnez-moi cette expression peut-être un peu vive, mais qui rend ce que j’éprouve, n’est-il donc pas honteux pour vous de vous voir sous la dépendance d’obscurs aventuriers, d’hommes de rien !… Réfléchissez un peu au changement de position que vous causerait le succès de nos plans ! Possesseur de richesses immenses, disposant des forces que le roi ne veut pas laisser plus longtemps maîtresses des Indes-Occidentales, le plus vaste avenir vous est ouvert. L’Océan Pacifique devient votre proie. Vos rêves peuvent s’élever jusqu’à la fondation d’un empire, d’un royaume. Une pareille perspective vaut bien quelques efforts ; réfléchissez encore. Ne voyez-vous aucun autre moyen pour remplacer celui que l’attachement des chefs de la flibuste à Montbars nous contraint à abandonner ?

Pendant que l’amiral de Pointis parlait, le beau Laurent, plongé dans une profonde rêverie, paraissait ne pas l’entendre ; pourtant à peine se fut-il tû, que le flibustier prit la parole :

— Amiral, lui dit-il, le métier que vous et moi, deux hommes de guerre, faisons en ce moment, n’est pas de nature à nous donner confiance l’un dans l’autre… Vous, vous trahissez Ducasse, moi, je trahis Montbars. Il est vrai que je suis engagé par le seul serment de servir la flibuste, et que sa ruine étant résolue à Versailles, c’est la sauver que de la lancer dans une autre voie. N’importe, notre conduite présente un vilain côté…

— Monsieur Laurent, ces reproches venant de vous, interrompit le baron de Pointis, me prouvent…

— Que je ne crains pas d’appeler les choses par leur nom ; que je ne me lance pas en aveugle, sans savoir où je donnerai de la tête, et que par conséquent il vous est permis de compter sur moi : voilà ce qui doit vous prouver ma franchise !… Je reprends. Je disais donc, amiral, que votre trahison à l’égard de Ducasse m’empêche d’avoir une confiance entière en votre probité, et j’ajoute à présent que cela est vraiment dommage, car si j’étais assuré de votre parole, je vous indiquerais un moyen infaillible pour anéantir la flibuste !…

L’amiral connaissait trop bien le caractère indomptable et irascible de Laurent pour songer à se formaliser de la hardiesse de son langage : de toute sa réponse il ne prit garde qu’à une seule chose ; mais cette chose suffit pour lui faire battre violemment le cœur, c’est-à-dire que le beau Laurent pouvait, s’il le voulait, réaliser le souhait si formellement exprimé — ce qui était plus qu’un ordre — par le roi Louis XIV.

À la pensée de la haute faveur qui l’attendait à la cour, s’il était assez heureux pour remplir la difficile, délicate et dangereuse mission dont il était chargé, l’amiral imposa silence à son orgueil, oublia son grade, et d’un ton humble s’adressant à Laurent :

— Monsieur, lui dit-il, je suis prêt à me soumettre aux précautions que vous croirez devoir prendre contre moi pour vous assurer de ma bonne foi… Parlez, qu’exigez-vous que je fasse ?…