Les Boucaniers/Tome XI/I

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIp. 3-39).

I

Pendant que les voûtes de la cathédrale retentissaient des chants religieux, Montbars, à la tête d’une dizaine de flibustiers et accompagné de de Morvan, frappait à la porte de l’une des plus belles maisons de la ville.

— Quel air sombre, où me mènes-tu donc ? lui demanda le chevalier.

— C’est dans cette maison que se trouve l’assassin de ton père, lui répondit Montbars.

À ces mots, de Morvan pâlit ; une expression d’implacable férocité se peignit sur son visage, et s’élançant sur la porte avec une furieuse énergie, il essaya de la renverser.

— Jetez cette porte bas, mes amis, dit Montbars en s’adressant à ses flibustiers, nous ne sommes pas des gens que l’on fasse attendre !… Quoique l’amiral de Pointis eût, avant d’entrer dans la ville, publié un ordre du jour qui menaçait de la peine de mort tout soldat ou flibustier qui tenterait de pénétrer par la force dans la demeure d’un des habitants de Carthagène, les Frères-la-Côte n’hésitèrent pas à obéir ; ils savaient que, couverts par la responsabilité de Montbars, ils n’avaient rien à craindre ! En moins d’une minute la porte fut arrachée de ses gonds.

— Arrête ! Louis, dit Montbars, qui saisissant le jeune homme au moment où il s’élançait, le tint immobile sous sa main de fer ! Laisse-moi passer le premier.

— À peine le chef de la flibuste venait-il de franchir le seuil, qu’un Espagnol, un domestique, à en juger par la livrée dont il était revêtu, s’élança à sa rencontre, un pistolet dans chaque main, et fit feu sur lui à bout portant.

Montbars arracha son pourpoint, et montrant une cuirasse qui recouvrait sa poitrine :

— Je tenais tellement à ma chère vengeance, dit-il, que dans la peur de la perdre, je n’ai pas eu honte de me précautionner contre la mort.

Se précipitant alors sur le domestique espagnol, il le prit à la gorge, puis le renversant dans le corridor d’entrée et lui mettant le pied sur le corps :

— Cet homme, comte de Morvan, s’écria-t-il :, est l’assassin de ton père !

Le jeune homme resta un moment frappé de stupeur, anéanti : dans le prétendu domestique, il venait de reconnaître le père de Nativa : le comte de Monterey !…

Le grand d’Espagne, tout étourdi dé la brusque attaque de Montbars, n’avait point pris garde à ces paroles : il crut avoir tout bonnement affaire à des flibustiers ordinaires, et la première pensée qui se présenta à son esprit, lorsqu’il se releva, fut que ces ladrones n’en voulaient qu’a ses richesses.

Il se repentit alors de la sotte vivacité qui l’avait conduit à se compromettre, et il résolut de se débarrasser, au prix de n’importe quel sacrifice pécuniaire, de la présence de ses désagréables visiteurs.

Néanmoins la haine qu’il ressentait pour les Français était si vive, qu’il ne put prendre sur lui d’adresser courtoisement la parole à ceux dont son sort dépendait.

Ce fut d’un ton rogue et hautain qu’il entama la conversation :

— La capitulation signée d’hier aurait dû me préserver de vos violences et de vos insultes, dit-il ; mais à quoi bon récriminer ? Vous avez pour vous la force, et vous ignorez les premières notions de l’honneur ! Allons droit au fait : vous voulez de l’or, n’est-ce pas ? Soit, à quel taux fixez-vous ma rançon ?

— Ce n’est pas ici que je dois te répondre ! dit Montbars. Mes amis, liez solidement les membres de ce misérable, et suivez-moi ! ajouta-t-il en se retournant vers ses flibustiers.

Ceux-ci exécutèrent aussitôt l’ordre de leur chef avec un empressement et une dextérité qui prouvaient et combien cet ordre leur était agréable, et la grande habitude qu’ils avaient de ces sortes de choses.

Montbars prenant la tête du lugubre cortège, traversa le long corridor qui se trouve à l’entrée des maisons espagnoles, et entra dans une cour vaste et spacieuse, à laquelle il aboutissait.

Le señor Sandoval, comte de Monterey, blême de rage, avait toutes les peines imaginables à contenir l’expression de sa colère !

— Veux-tu dix mille piastres ! dit-il enfin à de Montbars !

Le flibustier sourit, mais d’une façon si sinistre que l’Espagnol se sentit froid au cœur. Toutefois, soutenu par sa fierté, il fit bonne contenance.

— Va pour quinze mille piastres, reprit-il. J’ai hâte, je l’avoue, d’être délivré de votre présence.

— Que penses-tu, chevalier, de cette proposition, demanda Montbars d’un ton railleur à de Morvan ; trouves-tu que cette somme paie le sang de ton père ?

Le jeune homme, depuis le commencement de cette scène, était en proie à une fureur concentrée réellement surhumaine : l’horrible et ignominieux supplice subi jadis par le comte, s’était représenté à son esprit dans ses moindres détails ; il avait entendu le sifflement du fouet lacérant la victime, compté les coups, vu jaillir le sang, assisté à l’épouvantable agonie de son père.

Une sueur froide perlait sur le front du malheureux jeune homme, son cœur battait avec une douloureuse violence ; une seule pensée absorbait toutes ses facultés : trouver le moyen d’égaler le châtiment au crime.

La question de Montbars, en le rappelant à la réalité, fit faire explosion à sa fureur.

— Ce que je veux, s’écria-t-il en s’élançant vers le comte, c’est tout le sang de tes veines, c’est t’infliger toutes les souffrances que ton corps est capable de supporter !…

— Prenez garde, dit froidement Sandoval, vous allez perdre une magnifique occasion, manquer une excellente affaire ! Quinze mille piastres pour quelques gouttes de sang, c’est bien cher, surtout lorsque, comme vous, on ne vit que pour de l’or !…

De Morvan allait répondre, Montbars l’en empêcha :

Se plaçant droit, immobile devant le comte et le fixant d’un regard ardent :

— Sandoval, lui dit-il en nous prenant pour des ladrones, tu te trompes grossièrement ! Nous sommes tes créanciers et nous venons simplement réclamer le montant d’une dette sacrée que tu nous dois !… Regarde-moi donc bien en face, ne me reconnais-tu pas ?

— Cette fois est la première de ma vie que je te vois.

— Et ce jeune homme, poursuivit Montbars, ne sais-tu pas qui il est ?

— Pas davantage, répondit Sandoval.

— Puisque tu as la mémoire si ingrate, je dois évoquer les souvenirs du passé. Ce jeune homme, c’est le chevalier de Morvan, l’homme qui s’est jeté à la mer pour te sauver lorsque tu fis naufrage sur les côtes de Bretagne.

— Alors, interrompit le comte avec joie, car il sentait l’espoir lui revenir au cœur, je n’ai plus rien à craindre ! Mais il me reste, en effet, une dette à payer : j’ai parlé de quinze mille piastres pour ma rançon, je change ce chiffre en celui de trente mille !… Un grand d’Espagne ne doit pas marchander avec la reconnaissance.

— Mon Dieu ! que tu fais donc fausse route, reprit Montbars avec une expression d’écrasante ironie ; tes offres d’argent s’adressent à des millionnaires, tes insultes à des gentilshommes d’une naissance au moins égale à la tienne ! Tu es mal inspiré, Sandoval !… Revenons à ce qui me concerne. Tu ne me connais pas, dis-tu ; je suis donc bien changé ! Au fait, j’ai tant souffert ! Veux-tu savoir mon nom ?… On m’appelle Montbars !

— C’est toi qui es Montbars, le chef de la flibuste ! s’écria le comte en regardant avec avidité l’homme célèbre qu’il avait pendant si longtemps et en vain poursuivi de ses efforts et de sa haine ! Ah ! tu es Montbars ! Alors ce n’est pas l’appât du gain qui t’a conduit vers moi !… Ta présence ici indique de secrets desseins.

— Mes desseins, tu les connaîtras tout à l’heure !… je te les avouerai avec une entière franchise !… Qu’ai-je à craindre d’un galant homme tel que toi !… Je continue : sais-tu, avant d’avoir gagné le nom que je porte aujourd’hui, ce que j’étais ?…

— Que m’importe ! abrégeons…

— Oh ! cela t’importe beaucoup au contraire !… Cette révélation ne peut manquer de flatter ton orgueil… Montbars-le-Grand, comme on m’appelle, Montbars, l’effroi des Espagnols, le redoutable ennemi du roi catholique, qui n’hésiterait pas à payer ma tête du prix de plusieurs millions, Montbars était jadis l’esclave du comte de Monterey…

— Que dis-tu ? tu as été, toi, mon esclave !

— Oui, monseigneur, il y a de cela vingt ans !

Le flibustier s’arrêta un instant, puis d’une voix sourde et articulée :

— Cette date de vingt ans, reprit-il, ne te rappelle-t-elle aucun souvenir, misérable ?

— Aucun, dit le comte, dont la pâleur devenait de plus en plus marquée.

Montbars fut obligé de faire une nouvelle pause.

De Morvan, la main appuyée sur son cœur, se déchirait la poitrine avec les ongles : sa douleur était trop intense pour lui laisser le bénéfice et le soulagement des larmes.

— Il y a vingt ans, reprit Montbars, ton habitation fut le théâtre d’un drame horrible, dont le souvenir m’est encore aussi présent que s’il datait d’hier ! Ta femme, ange de beauté au cœur de démon, avait un amant… Tu sais ce que je veux dire ?

— Tu en as menti ! interrompit Sandoval, menti comme un lâche et un infâme que tu es !…

— Bâillonnez cet homme ! dit Montbars en s’adressant à ses flibustiers qui, en un clin d’œil, exécutèrent cet ordre ; je poursuis.

Surprise une nuit dans sa honte, la femme pour cacher sa faute, accusa hardiment un de les esclaves de l’avoir attirée dans un guet-apens !… C’était odieux, n’est-ce pas ? mais que veux-tu, il fallait bien que cette femme se défendît ! qu’elle essayât de se sauver de l’infamie par le mensonge !… Toi, — et voilà, vraiment, ce que je n’ai jamais pu m’expliquer, — toi qui savais à quoi t’en tenir sur ces prétendues violences, qui connaissais parfaitement l’innocence du malheureux esclave si injustement dénoncé, tu affectas de croire à cette ignoble accusation… L’infortuné, saisi, terrassé, comparut devant toi. Cette scène est présente à mes yeux ; il me semble que je la vois encore ; elle se passait dans la cour de ton habitation, une cour exactement pareille à celle où nous nous trouvons en ce moment. Ta victime était surveillée et contenue par tes esclaves absolument comme tu l’es à présent par mes braves flibustiers ; toi, tu te tenais debout devant elle, le front menaçant, les sourcils froncés. Regarde mon front, vois les contractions de mes sourcils ; je dois te rappeler ce que tu étais alors. Quand l’infortuné voulut se défendre, aux premières paroles de justification qu’il prononça, tu le fis bâillonner ! Il me semble, si je ne me trompe, qu’un bâillon comprime aussi à cette heure ta voix !… Oui, la scène qui se passe maintenant est parfaitement identique à celle qui eut lieu il y a vingt ans, et dont les détails ont fait une si vive impression sur ma mémoire. Je me trompe, un détail manque, c’est un frère qui pleure à sanglots et embrasse les genoux du bourreau, en lui demandant la grâce de la victime.

Montbars fit pour la troisième fois une légère pause ; puis, après avoir surmonté son émotion, il reprit :

— Sandoval, dit-il, l’esclave que tu condamnas à mourir sous le fouet laissait un fils et un frère. Son fils, c’est le comte de Morvan ; son frère, c’est moi !… Tu dois à présent deviner quel sort t’attend ! Louis, continua le flibustier, prononce ton arrêt ! Au fils appartient le droit de disposer de l’assassin de son père !

De Morvan, quoiqu’il fût bien facile de deviner à sa contenance les passions furieuses qui grondaient en son cœur, hésita : tout à coup il se laissa tomber à genoux et se mit a prier a voix basse, avec ferveur.

Les flibustiers émus par le récit de Montbars, attendaient avec une sauvage impatience la décision qu’allait prendre le jeune homme ; mais ils respectaient son recueillement.

Enfin de Morvan se releva, et s’avança il pas lents vers le comte :

— Sandoval, lui dit-il d’une voix grave et solennelle, Dieu m’est témoin que si tu avais tué loyalement mon père, soit dans une mêlée, soit dans un combat singulier, aujourd’hui que le hasard te met en ma puissance, je te traiterais en gentilhomme, ta vie serait sacrée pour moi !… Monstre de férocité, que le sang versé retombe sur ta tête ! Tu es indigne de pitié. Te pardonner, ce serait se rendre complice de ton crime. C’est la main sur mon cœur, et du plus profond de ma conscience que je dis : « Assassin, tu vas mourir de la même mort que tu as infligée, il y a vingt ans, à l’infortuné et innocent comte de Morvan, mon père ! »

À peine le jeune homme eût-il prononcé cet arrêt que les flibustiers, frémissants d’impatience, se mirent en devoir de l’exécuter.

Les apprêts du supplice ne furent pas longs, ils enfoncèrent dans le sol, à distances égales, quatre baïonnettes, puis ils étendirent Sandoval par terre et attachèrent solidement ses membres aux tiges de fer.

— Amis, leur dit Montbars, ce monstre n’est pas digne de mourir de vos mains !… Allez chercher ses esclaves !…

Une minute plus tard, dix esclaves stupéfaits attendaient, armés de lanières, qu’on leur donnât le signal de commencer leur horrible et sanglante besogne.

— Frappez, dit Montbars, et surtout ne vous fatiguez pas !… Après avoir désiré une vengeance pendant vingt ans, on peut bien consacrer une heure à la punition du coupable !

Les lanières sifflèrent en s’agitant dans les airs, ainsi que des serpents furieux, et retombèrent sur le corps nu de Monterey qu’elles marquèrent de sillons sanglants.

— J’ai entendu les gémissements de mon frère ! s’écria Montbars, il me faut aussi entendre l’agonie de son meurtrier.

S’élançant alors vers Sandoval, le flibustier détacha le bâillon qui lui étouffait la voix !

Il est de ces tableaux hideux qu’une plume ne doit jamais retracer !

Le supplice du comte de Monterey dura sans interruption, sans trêve, pendant plus de deux heures, deux siècles !…

Une fois que le grand d’Espagne ne fut plus qu’un informe cadavre, de Montbars jeta loin de lui la cuirasse dont il s’était revêtu, et entraînant de Morvan qui, pâle comme un mort, n’avait pas, durant tout le cours de l’horrible exécution, prononcé une seule parole :

— À présent que nous avons accompli notre devoir, mon cher Louis, lui dit-il, cherchons dans l’excitation de la lutte, dans les âpres joies de l’ambition, l’oubli d’un irréparable passé…

Le jeune homme, morne et toujours silencieux, traversait, en suivant machinalement son oncle, la grande place de Carthagène, lorsqu’une voix dont le timbre le fit tressaillir, frappa ses oreilles ; en levant les yeux il aperçut Fleur-des-Bois.

Le visage de la délicieuse enfant reflétait une grande tristesse.

— Mon chevalier Louis, lui dit-elle, viens avec moi… Je vais rejoindre mon père qui se meurt…

— Ton père se meurt ? répéta de Morvan.

— Oui, mon chevalier ! il a été blessé à l’attaque de Gezemanie : on désespère de ses jours !…

Fleur-des-Bois suivie de de Morvan et de Montbars, entra bientôt dans le palais de l’Intendance, que l’amiral de Pointis avait fait métamorphoser en une ambulance, pour recevoir les blessés.

Barbe-Grise, couché sur un matelas jeté par terre, était à toute extrémité : néanmoins il avait conservé sa connaissance entière.

— Te voila donc, Jeanne ! dit-il, j’ai compté avec impatience les minutes et les secondes que tu es restée absente !… Eh bien ! viendra-t-il ?

— Oui, mon père, dans une heure. Il me l’a promis.

— Mais dans une heure il sera trop tard, je ne serai plus, dit le Boucanier. Retourne le trouver. Je veux qu’il vienne de suite…

— De qui parles-tu, mon pauvre Barbe-Grise ? demanda Montbars à son vieil ami.

— De l’amiral ! de M. de Pointis !… Il a, m’as-tu dit, des pleins pouvoirs du roi !… Je veux qu’avant ma mort il me reconnaisse pour un Kerjean !…

— Je me charge de la commission, Barbe-Grise, répondit Montbars.

— Alors, dépêche-toi ! si je n’attendais pas l’amiral, je serais déjà mort… Je me cramponne du mieux que je puis à la vie, mais il n’y a pas de temps à perdre…

Le Boucanier parlait encore que déjà Montbars était parti : un quart d’heure après il revenait en compagnie du baron de Pointis.

L’amiral, revêtu de son grand uniforme, se pencha sur l’agonisant, et lui prenant la main :

— M. de Kerjean, lui dit-il, au nom de Louis XIV, le roi mon maître, je reconnais que vous appartenez à la noblesse, que vous descendez en droite ligne des anciens Kerjean, et comme tel, je vous autorise à porter les armes de cette maison.

À mesure que l’amiral parlait, les joues pâles du moribond s’étaient colorées ; son regard avait repris de l’éclat.

— Enfin, dit-il avec joie, je mourrai donc Kerjean !… Jeanne, embrasse-moi… je te regrette assez… Le chevalier te rendra heureuse… lui ou un autre… Tu plairas à tout le monde… fais mettre une pierre sur ma tombe, et sur cette pierre, mon nom… de Kerjean !…

Barbe-Grise, qui s’était soulevé, retomba lourdement sur son matelas : il était mort !…

— Mon père, s’écria Fleur-des-Bois, qui se précipita sur le corps de Barbe-Grise, et se mit à sangloter ! me voilà donc seule au monde !…

— Tu oublies qu’il te reste un frère, Fleur-des-Bois, lui dit doucement de Morvan.