Les Boucaniers/Tome XI/IV

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIp. 121-150).

IV

Tandis que Ducasse essayait en vain d’arrêter la hideuse scène de profanation dont la cathédrale était le théâtre, une explication avait lieu entre le baron de Pointis et Montbars.

— Amiral, dit ce dernier, lorsque les aides-de-camp du baron se furent retirés, de même que Ducasse n’a pas voulu entamer une discussion avec vous en présence des grenadiers, de même, afin de ne pas porter atteinte à la force de la discipline militaire, j’ai gardé le silence devant vos officiers ! À présent que nous voilà seuls, je vais m’expliquer en toute liberté, en toute franchise. Je ne vous dirai pas, comme l’a fait Ducasse, de vous souvenir, si mes paroles vous blessent, que vous et moi sommes égaux, et que tous deux nous portons une épée… Nous ne sommes pas égaux ! Ce sont des ordres que je vais vous donner !…

— Continuez, monsieur Montbars, dit froidement l’amiral ; je vous écoute avec toute l’attention que vous méritez !

— Avant de poursuivre, amiral, reprit le flibustier en tirant de son pourpoint un large pli de parchemin aux armes de France, veuillez prendre connaissance de ceci…

— Inutile, monsieur ; je connais le contenu de ce titre…

— Et quel est-il, baron, ce contenu ?

— Une décision de Sa Majesté Louis XIV, qui vous accorde une autorité absolue, sans bornes, durant tout le cours de l’expédition de Carthagène !

Cette réponse parut étonner Montbars, qui, après avoir réfléchi un moment, reprit :

— Eh bien ! amiral, c’est au nom de ce pouvoir émanant directement du roi que je vous ordonne, entendez-vous, de faire observer à l’armée la plus stricte discipline, de respecter la capitulation signée, de poursuivre avec une inexorable rigueur ceux qui tenteraient de la violer. Le roi, en autorisant, mieux que cela même, en soutenant l’expédition de Carthagène, n’a pas voulu simplement s’emparer d’une ville et réaliser un beau butin ; la pensée de Sa Majesté a été plus grande. Ce qu’elle désire, c’est attaquer au cœur la prospérité de l’Espagne, ouvrir à la France de vastes débouchés commerciaux, commencer la conquête des Indes. Détruire Carthagène et s’aliéner l’esprit de ses habitants, c’est donc aller contre la volonté du roi, nuire à ses futurs desseins ! Je pense, à présent que vous voilà prévenu, que vous changerez totalement de conduite, et rachèterez par une sévérité et une surveillance de tous les instants le moment de condamnable faiblesse dont vous vous êtes, tout à l’heure, rendu coupable.

— Ma réponse, monsieur Montbars, dit l’amiral toujours impassible, égalera, je l’espère, en franchise et en clarté, votre demande… Je refuse de la façon la plus catégorique et la plus péremptoire de reconnaître votre autorité !…

— Prenez garde, baron ! ce n’est pas au flibustier Montbars que vous parlez, c’est à l’homme investi de pleins pouvoirs de Sa Majesté Louis XIV, et qui, par conséquent, représente pour vous le roi !…

— Erreur, mon cher monsieur. Vous êtes toujours le flibustier. Veuillez prendre connaissance, à votre tour, de ce pli, car nous avons chacun le nôtre ; seulement le mien est postérieur au vôtre de plus d’une année, et par suite seul valable. Vous verrez que le roi, revenant sur sa décision première, vous retire, pour les reporter sur moi, les pouvoirs qu’il vous avait donnés… Vous me voyez réellement au désespoir d’être obligé de porter une aussi cruelle atteinte à votre amour-propre ; la faute en est à vous seul… Soyez persuadé que sans vos exigences, je me serais fait un plaisir de vous laisser dans l’agréable et flatteuse illusion de ce pouvoir sans bornes que vous vous figuriez posséder.

À ces paroles, prononcées par le baron avec un air de douceur et de regret qui les rendait plus cruellement ironiques encore, le visage du flibustier se couvrit d’une pâleur mortelle.

— Voyons ce pli, amiral, je vous prie, dit-il.

— Vous me faites sans doute l’injure de me prendre pour un faussaire ? répondit l’amiral en souriant. Au reste, libre à vous de comparer l’écriture de mon brevet avec celle du vôtre !… Peut-être bien remarquerez-vous une légère différence dans les deux signatures de Sa Majesté ! Celle que porte mon pli est ferme, assurée, tout d’une pièce ; il n’y aurait rien d’étonnant à ce que les caractères du mot « Louis » placé au bas de votre brevet présentassent de l’indécision dans leurs formes ; on prétend que la disposition d’esprit de celui qui écrit influe beaucoup sur sa main.

Montbars laissa passer ce sarcasme sans songer à le relever. À côté du coup qui venait de le frapper au cœur, comment aurait-il pu remarquer une piqûre ?

— Ah ! les rois, les rois ! s’écria-t-il enfin avec un cri parti de l’âme, ils sont bien tous les même ?… d’un accès facile aux courtisans qui flattent leur incommensurable vanité, d’une ingratitude cruelle envers les esprits supérieurs qui veulent la gloire du royaume ! Pourquoi m’étonner de cette trahison insigne ? Je l’ai méritée. Les rois ne pardonnent jamais un bienfait reçu ; leur orgueil s’y oppose. En secourant Louis XIV dans sa détresse, j’ai agi comme un insensé ou comme un enfant : il est juste que je porte la peine de mon inexpérience ou de ma folie.

— Monsieur Montbars, dit M. de Pointis en interrompant le flibustier, je comprends votre chagrin ; mais je ne puis permettre que vous vous exprimiez, en ma présence, d’une si criminelle façon !… Je vous avertis que si jamais une expression injurieuse s’adressant au roi sortait de votre bouche, je me verrais contraint, à mon grand regret, d’user de mon autorité et de vous faire arrêter !

L’amiral avait voulu pousser trop loin son triomphe ; mal lui en prit.

À cette menace faite par de Pointis d’un ton hautain et sévère, Montbars frémit de tout son corps : ainsi que le lion, surpris de l’audace des chasseurs qui osent l’attaquer, hésite avant d’engager le combat, car l’étonnement l’emporte en lui sur la colère, de même le flibustier resta un moment immobile, comme attéré.

Le baron se méprit sur le motif de la stupéfaction du flibustier, et, croyant le moment venu de compléter sa victoire :

— Montbars, reprit-il, vous allez retourner immédiatement à bord du vaisseau le Sceptre, où vous resterez sous la garde du capitaine d’armes, jusqu’à ce que je juge à propos de vous permettre de descendre de nouveau à terre. De votre docilité et de votre bonne conduite dépendra le plus ou moins de durée de votre punition.

— Mort et furie ! être tombé, par ma trop grande loyauté, à ce degré d’abjection ! s’écria Montbars. Ah ! ceci est trop !

— Laquais, qui as osé m’outrager dans ma liberté et dans ma puissance, — continua le flibustier en s’avançant d’un pas lent, pour ainsi dire solennel, vers l’amiral, — à genoux et demande-moi pardon !… Représentant d’un roi parjure, prosterne-toi devant le flibustier !…

M. de Pointis était doué, on ne saurait trop le répéter, d’une véritable bravoure, toutefois, l’expression de férocité que reflétait le visage de Montbars était si effrayante, si au-dessus de la colère humaine, qu’il se sentit ému.

— Montbars, dit-il, en essayant de faire bonne contenance, n’aggravez point votre position par une faute irréparable.

— J’ai dit « à genoux, » reprit Montbars. Quand je commande on doit m’obéir, allons à genoux !

Saisissant alors l’amiral par le bras, le flibustier le repoussa avec une telle violence, qu’il fut rouler à cinq pas plus loin à l’extrémité du salon.

Montbars s’élança aussitôt vers la porte, tourna deux fois la clef dans la serrure, mit la clef dans sa poche, et revenant vers sa victime :

— De Pointis, lui dit-il, rien, si ce n’est ta lâcheté, ne peut plus à présent te sauver de ma colère.

Il me reste mon épée ! dit le baron en se relevant.

— L’épée d’un courtisan n’est qu’un jouet de parade ! s’écria Montbars avec l’expression d’un écrasant dédain. Avec le plat de la tienne, si tu oses la tirer du fourreau, je te frapperai au visage.

Le flibustier parlait encore, que de Pointis, écumant de fureur, s’élançait sur lui l’épée à la main.

À l’approche de son ennemi, Montbars s’appuya contre la porte, puis, dégrafant par un mouvement prompt comme la pensée la longue et lourde rapière qui lui pendait aux côtés, il opposa son fer resté dans la gaîne au fer nu du baron !

Ce combat si inégal fut de courte durée : la rapière de Montbars enveloppant l’épée de l’amiral dans un cercle d’une prodigieuse rapidité, la lui fit tomber des mains.

D’un bond de tigre, le flibustier se précipita dessus, la saisit, puis la rompant sur son genoux, il en jeta les tronçons au visage de l’amiral.

— Eh bien ! valet, lui demanda-t-il avec un calme plus effrayant, peut-être encore que ne l’avait été l’explosion de sa colère, commences-tu à reconnaître que ce que je dis je le fais ?

— Je reconnais que tu es un assassin !

Le flibustier éclata de rire.

— Vraiment, j’admire ton impudence, dit-il, c’est trop garder rancune à mon fourreau !… concluons !… De deux choses l’une : tu vas accepter ou refuser mes conditions ; dans le premier cas, je te rendrai ta liberté ; dans le second, je te tuerai ; Voici mes conditions ! D’abord et avant tout, tu déchireras devant moi, de tes propres mains, le pli que tu as su obtenir par ta bassesse, de ton maître Louis XIV ; ensuite, devant ton état-major réuni, tu déclareras qu’après avoir pris connaissance d’une lettre du roi que je t’ai communiquée, tu me reconnais comme ton supérieur en autorité, que chacun me doit obéissance.

Quant aux projets de vengeance future que tu rumines déjà contre moi, je te laisse la liberté pleine et entière. J’aurai toujours bien un fourreau d’épée à opposer à ta violence : mon génie déjouera aisément tes trahisons ! Réponds ! que préfères-tu ? le déshonneur à la mort, ou la mort au déshonneur ?…

La position de l’amiral était des plus embarrassantes : il ne lui était pas possible de douter de la parole du flibustier. Il comprenait trop tard à quel implacable ennemi il avait affaire !

Un dernier espoir lui restait, celui d’effrayer Montbars en lui montrant les conséquences terribles que devait fatalement entraîner pour lui l’accomplissement de sa menace.

— Montbars, lui dit-il, si le sort de l’armée ne dépendait pas de mon salut, Dieu m’est témoin que je refuserais d’entrer en pourparlers avec toi, que je te laisserais devenir un assassin ! Ma position ne me permet malheureusement pas d’accomplir ce sacrifice, qui servirait ma vengeance !… Avant de te répondre d’une façon catégorique, laisse-moi te présenter quelques observations…

— Parle, mais sois bref !

— Quel avantage retirerais-tu de ma mort ? je te le demande ? Aucun. Tout au contraire : tu succomberais accablé sous le poids de ton crime ! L’armée entière se soulèverait contre toi, et alors ?…

— Alors : il y aurait tout bonnement bataille ! interrompit Montbars. Avec mes quinze cents flibustiers, je battrais facilement tes troupes royales… cela est incontestable ; ton escadre deviendrait le prix de ma victoire…

— J’admets cette supposition, et de nouveau je te dis : et alors ?…

— Alors une fois le laquais puni, je m’attaquerais au maître. Je ferais payer cher au roi sa trahison. Cela t’étonne, je le conçois ! Façonné à la servitude, tu he peux comprendre une idée de liberté ! Que veux-tu que Louis XIV tente contre moi !… L’Europe acharnée après lui l’occupe bien assez sans qu’il songe à lancer des flottes de l’autre côte des mers.

Suppose même qu’il envoie une escadre pour détruire le royaume de la flibuste. Qui te dit que nous, les premiers marins de l’époque, nous n’aurions pas l’avantage sur cette escadre !… J’admets que nous soyons battus dans une rencontre : où donc le roi trouvera-t-il des troupes de débarquement assez nombreuses pour nous attaquer et nous réduire dans nos forteresses et dans nos campements ? Ta mort, baron, tu le vois, n’entraîne pour moi aucune conséquence !… Mais voilà déjà trop de paroles inutiles ; c’est un oui ou un non qu’il me faut ; j’attends !

Montbars, en parlant ainsi, porta la main à l’un des deux longs pistolets richement damasquinés que soutenait sa ceinture.

L’amiral comprit qu’une seconde d’hésitation, et c’en était fait de lui : il étouffa un soupir, et tendit au flibustier le pli qu’il tenait du roi.

— Prends, lui dit-il ; je dois sauver l’armée.

— Allons donc ! s’écria Montbars. Te figures-tu que j’ai deux paroles ? Je ne me rétracte et je n’oublie jamais.

J’ai dit que toi-même tu déchirerais de tes propres mains ce brevet honteux ; je n’aime pas à me répéter. Obéis !

L’amiral frémissant de rage, dut subir, sans murmurer, cette dernière humiliation !

— À présent, il te reste à me faire reconnaître comme ton supérieur par tes officiers, dit Montbars qui, ouvrant aussitôt la porte, appela l’état-major de l’amiral, pendant que le baron remettait un peu d’ordre dans sa toilette et faisait disparaître les morceaux de la lame de son épée.

— Messieurs, dit l’amiral en s’adressant à ses officiers, M. de Montbars vient de me communiquer un ordre écrit par Sa Majesté qui lui confère un pouvoir illimité, sans bornes, supérieur au mien ! Vous aurez donc à vous soumettre aux ordres que M. de Montbars jugera à propos de vous donner !…

Cette déclaration n’étonna pas encore autant les officiers que la pâleur de l’amiral ; ils s’expliquèrent bientôt son émotion par le désappointement et le déplaisir que devait lui causer sa disgrâce.

— Croyez-vous toujours qu’il soit nécessaire que je me rende à bord du vaisseau le Sceptre, amiral ? demanda le flibustier en prenant congé du baron, qui se mordit la lèvre jusqu’au sang et ne répondit pas à cette question ironique.

— Ah ! murmura-t-il, en voyant Montbars s’éloigner, tu me paieras cher tes insultes… L’enivrement de ton éphémère triomphe sera de bien courte durée… Insensé ! tu n’as pas compris que si je me suis humilié ainsi devant toi, ce n’est pas à la peur de la mort que j’ai cédé… Si je n’avais pas voulu vivre pour jouir de la vengeance que je tiens déjà dans mes mains, qui ne peut m’échapper, je t’aurais laissé commettre ton crime… N’importe ! ce Montbars n’est pas un homme ordinaire, un ennemi à dédaigner. Nous devons, Laurent et moi, redoubler de prudence, ne négliger aucun moyen pour atteindre le but de notre projet commun.