Les Boucaniers/Tome VIII/X

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIIp. 275-296).


X

Le secours inespéré


La nuit qui suivit la perte de la frégate fut affreuse pour les naufragés réfugiés dans le canot.

La tempête, loin de se calmer, paraissait plutôt augmenter de violence. À chaque instant l’embarcation manquait de chavirer.

Une fois familiarisés avec leur position, les flibustiers ne firent entendre ni un murmure, ni une plainte ; l’habitude du danger, le mépris de la vie, remplaçaient en eux la résignation chétienne qui leur manquait ; ils n’avaient que le courage de la brute, mais ils le possédaient au dernier degré.

À chaque lame qui déferlant avec fureur contre l’embarcation, la remplissait d’eau et la couvrait d’écume, Fleur-des-Bois serrait doucement la main de de Morvan. Cette simple pression causait une émotion extraordinaire au jeune homme : accablé de fatigue et en proie à une fièvre violente provoquée par sa blessure, il ne raisonnait plus, il se laissait aller à ses sensations.

Il lui semblait alors que les nuages noirs et menaçants qui obscurcissaient l’horizon se dispersaient dans le lointain et faisaient place à un ciel azuré scintillant d’étoiles ; la grande voix de l’Océan en fureur lui paraissait un doux murmure, et les sifflements du vent résonnaient à ses oreilles comme une brise du soir.

Au reste, de Morvan eût-il possédé toute sa raison et son sang-froid, qu’il lui aurait été difficile de causer avec sa compagne d’infortune. Les hurlements de la tempête étaient assourdissants.

Vers les deux tiers de la nuit, vaincu par la faiblesse, il s’assoupit.

— Quelle singulière chose, murmurait Fleur-des-Bois, on dirait que ce paisible sommeil me repose comme si c’était moi qui dormais. Je remarque depuis quelque temps que je vis plutôt par mon chevalier Louis que par moi-même. M’aurait-il pris mon âme ? Il est certain, je le sens, que je ne survivrais pas à sa mort ! Combien jusqu’à ce jour j’ai donc peu réfléchi. À chaque instant j’entrevois des phénomènes dont je n’avais jamais encore soupçonné l’existence.

Le lendemain matin, lorsqu’un jour triste et blafard remplaça les ténèbres, le canot offrait un bizarre spectacle : Fleur-des-Bois, le teint éblouissant de fraîcheur, était souriante, calme, tandis qu’autour d’elle les flibustiers, ces hommes rudes, forts, énergiques, rompus à toutes les fatigues, à toutes les privations, à tous les dangers, portaient sur leur visage les traces profondes d’un grand accablement moral et physique.

L’embarquement s’était opéré avec une telle précipitation, dans des conditions si mauvaises, c’est-à-dire lorsque déjà la mer avait envahi une partie de la frégate, que les flibustiers n’avaient pas songé à se munir des provisions. Laurent avaient eu bien raison de dire, en parlant des blessés noyés dans la batterie : « Qui sait, enfants, si bientôt nous n’en serons pas réduits à envier le sort de nos compagnons ! »

À jeun depuis la veille, les flibustiers — cela se devinait aisément à leurs regards mornes et sombres — songeaient au supplice affreux de la faim qui les attendait. Toutefois, il faut le répéter, pas un ne se plaignait !

Vers midi, une pluie abondante qui survint leur apporta un puissant secours, et ranima leurs espérances : cette pluie présageait la fin de l’orage.

Vers les trois heures, la tempête jusqu’alors toujours croissante finit par s’arrêter dans son élan ; peu après elle diminua d’intensité et quoique la mer restât toujours horrible, il devint possible — ce à quoi il n’avait pas fallu songer encore — de diriger l’embarcation.

Tout à coup, un cri de : Un navire au vent ! fit battre tous les cœurs ; chacun se leva avec un empressement fiévreux, qui manqua de faire chavirer le canot.

En effet, à peine distant d’un quart de lieue des flibustiers, un brigantin couvert de toile et bravant les efforts de l’ouragan, apparut courant vent arrière. La hauteur des lames qui, pour les naufragés, bornait l’horizon à quelques toises, les avait empêchés d’apercevoir plus tôt ce navire !

À la vue du sauveur que la Providence leur envoyait si juste à point, les flibustiers laissèrent d’abord éclater la joie la plus vive, mais bientôt, à la réflexion émise par un vieux matelot : si c’était un Espagnol ! cette joie fit place à l’abattement.

— Nous avons nos coutelas : nous le prendrons à l’abordage ! répondit le flibustier Requin.

— Ne craignez rien, enfant, dit alors Laurent, le brigantin n’appartient pas à nos ennemis !… Il n’y a qu’un seul homme au monde qui, par un temps pareil à celui-ci, puisse avec impunité, faire porter à un navire toutes les voiles dehors. Cet homme, c’est Montbars !

Au nom de Montbars, un enthousiasme inouï éclata sur le canot.

— Montbars !… répéta de Morvan ; Fleur-des-Bois, tu es réellement notre bon ange !…

— Qui sait ? dit Laurent en accompagnant ce doute d’un sourire contraint, il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il ne nous aperçut pas !… Il ne faut pas encore chanter victoire !

La façon dont le flibustier prononça ces paroles étonna beaucoup de Morvan.

— Vraiment, matelot, répondit-il, on croirait que tu désires voir se réaliser ta décourageante supposition !…

— Moi ! et pourquoi ? Eh bien ! oui, je le désire, reprit le flibustier après un court silence et avec l’expression d’une haine concentrée et profonde. À quoi bon vouloir descendre jusqu’au mensonge, continua-t-il avant que de Morvan eût trouvé, tant il était stupéfait, une réponse ; pourquoi dissimuler mon envie, puisque je ne crains pas celui qui me l’inspire !… L’île de Saint-Domingue n’est pas assez vaste pour nous contenir, de Montbars et moi !… Un seul soleil brille au ciel ; il faut que de Montbars ou moi l’un des deux meure !

Le flibustier s’était exprimé à voix basse, mais, eût-il donné toute son extension à sa voix que pas un des flibustiers n’aurait fait la moindre attention à ses paroles. Tous les cœurs, toutes les intelligences étaient tendus vers le brigantin de Montbars.

Bientôt, à la manœuvre exécutée par le navire en vue, il devint évident pour les flibustiers que le canot avait été aperçu ! Le brigantin mettait le cap droit sur eux !

Alors, ces hommes, qui, devant la mort, n’avaient pas fait entendre un seul murmure, éclatèrent en cris et en transports frénétiques de joie.

En ce moment, de Montbars n’était pas seulement pour eux le premier marin de la flibuste, le plus grand capitaine des mers, c’était un génie tout puissant, surnaturel, un demi-dieu.

Le fait est que l’audace, sanctionné, par l’impunité et par le succès, que déployait le chef des Boucaniers, en osant courir toutes voiles dehors, par une pareille tempête, constituait un miracle bien digne d’impressionner des gens de mer, surtout à cette époque où l’art nautique était loin d’avoir atteint la perfection à laquelle il est arrivé de nos jours. À peine une demi-heure s’était-elle écoulée depuis que le brigantin avait été signalé, que les naufragés se trouvaient sur son pont et hors de tout danger.

De Montbars les avait accostés en courant une courte bordée, et en exécutant une merveilleuse manœuvre.

— C’est toi, mon enfant ! s’était-il écrié avec une joie véritable et sentie, en voyant le chevalier de Morvan. Que béni soit Dieu ! Cette faveur de la Providence me fait oublier bien des ennuis, bien des douleurs ! Embrasse-moi. Je m’aperçois que je t’aime encore plus que je ne le croyais !

La réception que fit l’ancien Boucanier à Laurent fut bien différente : il le salua avec une exquise politesse, puis lui tourna brusquement le dos ; mais ce dernier le rappelant :

— Montbars, lui dit-il avec ironie, avoue que si tu avais su que je faisais partie de ces naufragés, tu n’aurais pas déployé tant de zèle pour nous venir en aide… Ah ! ah ! vraiment je ne puis m’empêcher de rire du désappointement que te cause ce curieux hasard. Toi, m’avoir sauvé !… Il paraît que ton étoile pâlit ; la chance t’abandonne…

Montbars, resté froid et impassible devant la parole railleuse du flibustier, l’avait écouté sans l’interrompre.

— Laurent, lui répondit-il d’une voix grave, c’est sincèrement, au contraire, que je remercie Dieu de m’avoir placé sur ta route ! N’affecte pas une gaîté qui fait seulement grimacer tes lèvres et n’a pas d’écho dans ton cœur ! Pourquoi veux-tu que je désire ta mort ?… Crois-tu donc que je voie en toi un ennemi, un rival !… Ton orgueil t’égare !…

Tu possèdes, il est vrai, une intrépidité rare, une présence d’esprit à toute épreuve, une imagination vive, un coup d’œil prompt et assuré ; oui, je reconnais toutes ces qualités en toi. Mais à quoi peuvent-elles te servir ? à exécuter heureusement une entreprise hardie, à soutenir un combat disproportionné.

En dehors de cela, tu n’es bon à rien : ton impétuosité, tes passions, nuisent à la profondeur de tes vues. Tu es incapable de concevoir un plan d’avenir, de poursuivre une grande idée. Pendant l’action tu es mon égal, dans la vie ordinaire tu redeviens pour moi un instrument dont je me sers lorsque j’en ai besoin : pas autre chose. Crois-moi, laisse de côté ces ridicules fanfaronnades, ces impuissantes bravades qui n’aboutissent à rien, et servent tout au plus à irriter ta jalousie, à dégrader ton caractère. Tu sais bien, en ton âme et conscience, que je ne te crains pas !

De Montbars s’était exprimé avec un calme, une autorité extrêmes. On voyait que ce qu’il disait il le sentait.

Laurent parut à plusieurs reprises vouloir l’interrompre ; mais chaque fois il se contint. Le tigre était obligé, malgré lui, de reconnaître la supériorité du lion.

— De Montbars, lui dit-il, lorsque le chef de la flibuste cessa de parler, je m’étonne qu’avec ta prudence ordinaire tu n’aies pas craint de m’irriter. Prends garde ! Tu te fies sur ce qu’entre toi et moi, toute lutte est impossible ; mais tu oublies de quel poids pèsera mon accusation lorsque nous nous retrouverons face à face… là où tu sais !…

Il ne sera pas dit que tu auras prodigué follement notre or, compromis nos ressources et notre avenir sans qu’une voix te demande compte du pouvoir illimité dont nous t’avons investi ! Je t’avertis d’avance que tu trouveras en moi un accusateur impitoyable !

— Alors ce sera bientôt que tu auras le moyen d’exercer ton éloquence ! Bénis le hasard qui t’a conduit sur mon brigantin ; je fais justement voile en ce moment pour l’Asile !

Cette réponse mystérieuse qui était incompréhensible pour tout autre que pour un flibustier initié, parut causer un vif plaisir à Laurent.

— Tu vois bien que j’avais tout à l’heure raison de prétendre que le hasard se déclarait contre toi, que ton étoile pâlissait ! s’écria-t-il.

— Insensé ! dit tranquillement de Montbars, tu oublies que le jour où tu deviendras pour moi un obstacle, ce jour-là je te briserai !

Le chef de la flibuste salua une seconde fois Laurent et s’éloigna sans attendre sa réponse.

— C’est pourtant vrai, murmura le flibustier en se mordant les lèvres jusqu’au sang, que cet homme ne me craint pas !

De Montbars, en quittant Laurent, se rendit dans la chambre de la dunette, où était descendu de Morvan.

Il le trouva couché sur un coffre d’armes : Fleur-des-Bois était agenouillée près de lui. La vue de la charmante enfant fit sourire le vieux Boucanier.

— Eh bien, mon fils, dit-il à son neveu, tu viens donc de subir le baptême du feu ? d’entendre la voix du canon ? Vous avez, à ce qu’il paraît, soutenu un combat magnifique : Je ne te demande pas quelle a été ta conduite : tu te nommes de Morvan, cela répond à tout ! Tu as été atteint ! Voyons ta blessure… Ma jolie Fleur-des-Bois, rends-moi le service d’aller chercher dans ma cabine un flacon qui se trouve dans l’armoire.

Pendant que la jeune fille était absente, de Montbars examina la blessure du jeune homme. À cette vue, une expression de désespoir, presque de terreur se peignit sur le visage du chef de la flibuste. Toutefois, avant que de Morvan eût pu s’apercevoir de son émotion, de Montbars reprit son calme habituel, et d’une voix qui affectait la plus parfaite indifférence :

— Cela ne sera rien, lui dit-il, la balle qui t’a frappé à la cuisse n’a entamé aucun muscle et, par bonheur n’a non plus touché l’os ; quelques jours de repos te rendront à la santé. Souffres-tu ?

— Énormément, Montbars !

— Oui, cela se conçoit, la fatigue a un peu enflammé la plaie… Tu as besoin de repos : un bon somme te remettra…

De Montbars souleva dans ses bras le jeune homme avec la même facilité que si c’eût été un enfant, le porta dans sa cabine, l’installa sur un lit, puis s’éloigna en murmurant avec un attendrissement extrême :

— Pauvre Louis, je crains bien que sa blessure ne soit incurable !… Il me paraît perdu !…