Les Boucaniers/Tome VIII/IX

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIIp. 247-272).


IX

Dévoûment


De Morvan fut fort étonné de retrouver son matelot, qu’il croyait avoir laissé dans un état de prostration complète, occupé à stimuler le zèle et l’activité de l’équipage.

Les flibustiers, sous l’influence de l’ivresse, écoutaient distraitement la parole jusqu’alors si puissante de leur capitaine, et ne paraissaient guère disposés à lui obéir.

— Enfants, leur dit Laurent, je me sens encore assez d’énergie pour vous éviter l’affreuse agonie que votre lâcheté vous prépare !… Mes amis, je m’en vais mettre le feu aux poudres !… Adieu.

Ces mots prononcés avec solennité firent une vive impression sur l’équipage ; deux ou trois flibustiers se levèrent avec l’intention de retenir Laurent.

— Malheur à celui qui tentera de s’opposer à l’exécution de mon projet ! s’écria-t-il en portant à ses pistolets, je lui brûle la cervelle !

L’aventurier s’éloigna d’un pas lent et majestueux.

— Fais semblant d’avoir peur et demande-moi grâce pour l’équipage, dit-il à voix basse et rapidement en passant auprès du chevalier.

De Morvan comprit de suite l’intention de son matelot, et s’y associa avec une rare présence d’esprit.

— Capitaine ! s’écria-t-il en se précipitant vers Laurent, je vous en supplie, attendez encore ! Je n’ai point refusé de vous obéir, moi ! Je ne mérite donc pas de partager le sort de ces misérables lâches ! Avant d’accomplir votre fatale résolution, laissez-moi tenter d’affaler un canot à la mer… de me sauver !

Laurent parut hésiter, et de Morvan reprit avec une feinte chaleur croissante :

— Capitaine, la vie est une trop belle chose pour qu’on la sacrifie sans luttes. Qui m’assure que je ne rencontrerai pas un navire ?… qu’avant un mois d’ici, placé à la tête d’un vaillant équipage, je ne dépouillerai pas quelque riche galion espagnol ?…Quelle joie j’éprouverai lorsqu’entouré d’or, de femmes, d’esclaves, à même de satisfaire mes moindres caprices, je pourrai me dire : C’est à mon seul courage que je dois mon bonheur !… Une dernière fois, capitaine, je vous en conjure, avant de donner suite à votre horrible détermination, permettez que je m’embarque !…

— Laissez-moi vous accompagner, maître ! dit Alain.

Laurent se mit à réfléchir, tandis que le chevalier, affectant une vive anxiété, le suppliait du regard de ne pas repousser sa prière.

— Matelot, lui répondit enfin le flibustier, ta demande est juste. Je t’accorde dix minutes pour mettre un canot à la mer…

Aussitôt, l’équipage se précipita aux embarcations : Laurent haussa imperceptiblement les épaules d’un air de méprisante pitié.

— Les hommes sont des enfants, murmura-t-il. Il faut, pour les dominer et les conduire, non pas leur être supérieur en force et en intelligence, mais seulement connaître leurs faiblesses et s’adresser à leurs mesquines passions… Bêtes brutes qui m’obéissent parce qu’ils ont peur, et à qui la peur empêche de songer que la soute aux poudres est noyée, qu’il m’eût été impossible d’accomplir ma menace !…

La frégate possédait trois embarcations : une chaloupe et deux canots.

L’équipage songea naturellement d’abord à la chaloupe, placée entre le grand mât et celui d’artimon ; mais hélas ! à peine les palans l’eurent-ils soulevée à une hauteur d’un demi-pied, qu’elle s’ouvrit en deux : sa coque était criblée de mitraille.

Le canot suspendu à tribord n’avait pas moins souffert que la chaloupe ; atteint par plusieurs boulets, il était complétement hors d’état de servir.

Cette découverte atterra l’équipage. Les mêmes hommes qui naguère refusaient de tenter un dernier effort pour se sauver, se désolèrent alors à la pensée qu’ils ne pouvaient éviter leur destinée.

De Morvan courut au canot maintenu à l’arrière, et qui était resté pendant tout le temps du combat à peu près à l’abri du feu des Espagnols, puisque la frégate n’avait reçu aucune bordée en enfilade ; il le trouva intact.

En moins de cinq minutes il fut lesté d’un barrique d’eau, de quelques provisions de bouche et mis à la mer.

Quoique la fureur des apportât de grandes difficultés à cette manœuvre, elle réussit complétement.

Deux flibustiers, s’affalant à un cordage, entrèrent dans l’embarcation, fixèrent le gouvernail et disposèrent les avirons.

— Allons, Fleur-des-Bois, dit Laurent, le temps est précieux ; ton chevalier Louis a fait préparer un cartahu pour faciliter ton embarquement, et te conserver à mon amour… Hâte-toi !

Fleur-des-Bois, avant de s’asseoir dans le fauteuil qui devait la descendre dans le canot, hésita :

— Et les malheureux blessés qui sont dans la batterie ? dit-elle.

— Tais-toi, s’écria Laurent ! Ne vois-tu pas que ce canot est déjà trop petit pour nous contenir tous ! Les exigences de la guerre sont parfois terribles, inexorables !… Nous devons ne pas songer à ces infortunés et essayer de nous persuader qu’ils sont morts pendant le combat.

Laurent saisit Jeanne, et lui fit prendre place, presque de force, dans le fauteuil.

De Morvan frémit en voyant la pauvre enfant manquer plusieurs fois d’être enlevée par les vagues et précipitée dans la mer. Quant à Jeanne, quoiqu’elle fût pâle, son regard resta constamment attaché, avec une douce expression de sérénité, sur le jeune homme. Elle devinait les angoisses de son chevalier Louis et — tout en payant son tribut à la peur — elle se sentait heureuse. Elle atteignit enfin sans accident le canot.

Une heure plus tard, deux hommes restaient seuls à bord, Laurent et de Morvan.

— Je crains, matelot, dit froidement le flibustier, que pendant le temps que prendra notre embarquement, la frégate ne coule bas et n’entraîne avec elle le canot !…

Le fait est que l’embarquement, rendu extrêmement difficile par la fureur de la mer, par les précautions qu’il fallait prendre afin d’éviter que le frêle et léger canot ne se brisât contre la hanche du navire, demandait bien dix minutes à chaque naufragé pour être accompli.

Les deux jeunes gens, vu surtout leur état d’épuisement et la gêne que leur occasionnaient leurs blessures, ne devaient pas espérer de mettre moins d’une demi-heure pour rejoindre leurs compagnons.

Or, il y avait dix à parier contre un que la frégate sombrerait avant que ce temps ne fût écoulé.

— Matelot, dit de Morvan, la religion qui défend le suicide, ordonne le dévoûment. En nous sacrifiant pour sauver nos semblables, ce n’est pas un crime que nous commettons, c’est un devoir que nous accomplissons !

Le jeune homme se pencha en dehors des bastingages, et, réunissant toutes ses forces :

— Ohé ! du canot ! s’écria-t-il d’une voix qui domina le bruit de la tempête, la frégate va sombrer ; largue tout et pousse au large !… Fleur-des-Bois, adieu !

Se retournant ensuite vers le flibustier :

— Matelot, lui dit-il avec une sublime simplicité, je te demande pardon d’avoir, sans te consulter, disposé de ta vie : le temps pressait.

— Chevalier de Morvan, répondit Laurent, qui tendit avec émotion sa main à son compagnon d’infortune, tu es un héroïque jeune homme, un noble cœur !… Je t’approuve !… Tous les deux nous saurons mourir ! toi soutenu par ta vertu, moi par mon profond dégoût de la vie !…

Pendant que Laurent parlait, une scène terrible et touchante se passait dans le canot.

À peine les flibustiers embarqués eurent-ils entendu les paroles de Morvan, qu’ils s’empressèrent d’obéir à son ordre… ils poussèrent au large.

Déjà, entraînés par la lame, ils se trouvaient éloignés de près de deux encâblures de la frégate, lorsque Fleur-des-Bois, un moment anéantie par la douleur et la surprise, se leva de dessus le banc où elle se tenait assise, et s’adressant aux flibustiers avec toute l’énergie du désespoir :

— Mes amis, leur dit-elle, je vous en conjure, retournez à la frégate. Quoi ! auriez-vous l’indélicatesse, la cruauté de laisser mourir celui qui n’a pas hésité à se dévouer pour vous ? Ce serait une honte dont vous ne vous laveriez jamais, et qui vous suivrait partout. Allons, un bon mouvement ! à la frégate ! Ne donnez pas le droit aux Frères de la Côte de dire de vous, en vous voyant passer : « Voici les lâches qui ont abandonné leur capitaine ! » Du courage ! à la frégate !

Fleur-des-Bois s’était exprimée avec une si touchante énergie, elle montrait, debout au milieu de l’embarcation et exposée à être enlevée par une vague, un courage si extraordinaire pour son sexe, elle était surtout d’une si admirable et si éblouissante beauté dans son enthousiasme et dans son désordre, que les flibustiers fascinés, subjugués, arrêtèrent le jeu des avirons. Mais ce bon mouvement de leur part dura peu.

— Fleur-des-Bois, lui répondit l’un d’eux, tu sais que nous t’aimons tous, et tu nous as vu assez souvent au feu pour ne pouvoir douter de notre courage. Si nous nous refusons à ta demande, c’est que cette demande est insensée…

— Frère-la-Côte, s’écria Jeanne, en interrompant le flibustier, tu dois savoir, toi aussi, que la Sainte-Vierge écoute mes prières… que je porte bonheur… Vous vous refusez à m’obéir ! je vais la supplier qu’elle nous fasse périr… Je vous maudirai tous !… Pas un de vous, je vous le prédis, ne survivra à son crime !

Les flibustiers, ces hommes si calmes sous la mitraille de l’ennemi, si terribles à l’assaut, si indomptables toujours, étaient généralement, comme tous les marins, superstitieux à l’excès ; le langage de Jeanne les impressionna donc vivement.

— Mais Fleur-des-Bois, tu conçois que nous ne demanderions pas mieux, si cela était humainement possible, de sauver Laurent et son brave matelot, lui répondit le flibustier qui déjà avait pris une première fois la parole. Vois ! la frégate s’enfonce à vue d’œil. Le mieux que nous ayons à faire, c’est d’attendre ici qu’elle sombre… peut-être nous sera-t-il donné alors de recueillir Laurent et le chevalier.

Cette perspective de salut, invoquée par leur compagnon, et à laquelle ils affectèrent de croire, fit cesser les irrésolutions des flibustiers. Jusqu’alors ils étaient restés stationnaires, autant que le leur permettait la lame ; ils prirent la haute mer.

— Oh ! les lâches ! que de temps perdu ! dit Fleur-des-Bois qui retomba à moitié évanouie sur son banc.

Alain, pendant toute cette scène qui s’était passée en bien moins de temps qu’il n’en faut ici pour la raconter, Alain, la tête baissée et les sourcils contractés, n’avait pas prêté le moindre appui à Jeanne.

Tout d’un coup, renversant le flibustier assis à ses côtés, il se leva et brandissant une hache :

— Voyons, s’écria-t-il, si vous ne retournez pas à la frégate, je vous noye tous.

La pantomime du Bas-Breton était assez expressive pour se passer de commentaires. Il était facile de comprendre qu’il lui suffirait d’un coup de hache pour défoncer la frêle embarcation, et réaliser sa menace.

Dans cette position critique, les flibustiers ne pouvaient hésiter : ils obéirent.

Lorsque le canot arriva près du navire naufragé, Laurent et de Morvan, appuyés l’un sur l’autre, s’étaient réfugiés sur le couronnement.

— Viens, mon chevalier, lui cria Jeanne avec un élan passionné. La position de la frégate, aux deux tiers submergée, et par conséquent bien moins ballotée par les vagues, rendait l’embarquement facile. Laurent et de Morvan, à peine séparés du canot par une hauteur de quelques pieds, l’accomplirent sans difficulté.

— Merci, mes enfants, dit le flibustier qui, ignorant l’intervention de Fleur-des-Bois et d’Alain, crut ne devoir son salut qu’au dévoûment de l’équipage.

— Fleur-des-Bois, disait de Morvan assis auprès de Jeanne et tenant sa main dans les siennes, ma dernière pensée était pour toi ; mais Dieu n’a pas voulu nous séparer ! Il a permis dans sa bonté infinie que nous mourrions ensemble…

— Mon chevalier Louis, répondit Jeanne, nous sommes bien jeunes tous les deux pour mourir !… Pourquoi ne pas espérer ?

Jeanne parlait encore quand un cri douloureux et spontané retentit, poussé par les flibustiers. La frégate, dont le canot était à peine éloigné d’une portée de pistolet, venait de disparaître, entraînant avec elle, au fond de l’abîme, et les malheureux blessés pendant le combat avec le galion, et les trésors pillés à Grenade. Tous ces hommes cupides étaient loin de pressentir, en ce moment, que la perte énorme qu’ils éprouvaient n’était rien en comparaison de l’immense catastrophe que leur réservait l’avenir ? catastrophe dont le récit se trouvera dans la troisième et dernière partie des Boucaniers qui paraîtra incessament sous le titre du Beau Laurent.

— Allons, appuyez sur les avirons et nagez ferme ! dit la voix impassible de Laurent, placé à la barre. Qui sait, enfants, si bientôt nous n’en serons pas réduits à envier le sort de nos compagnons ? Tout est fini pour eux ; ils sont morts sans passer par les tortures de la faim, et par les affreuses angoisses de la soif. Ne les regrettons pas !

Une demi-heure après la perte de la frégate, une nuit profonde enveloppait de ses épaisses ténèbres la frêle embarcation balancée sur la crête des vagues.

Fleur-des-Bois, sa tête appuyée sur l’épaule du chevalier, sa main toujours dans celle du jeune homme, ressentait un si délicieux accablement, un tel calme d’esprit, tant de bien-être, qu’elle remerciait la Sainte-Vierge de son bonheur.