Les Boucaniers/Tome VIII/VIII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIIp. 225-244).


VIII

Sur le bord de l’abîme (suite)


Les flibustier, honteux d’avoir pu mettre un seul instant en doute l’infaillibilité de leur capitaine, rachètent cette seconde de faiblesse par une obéissance pleine d’enthousiasme. La manœuvre est enlevée avec une rapidité qui tient du prodige, surtout si l’on songe à l’état de fatigue et d’épuisement du petit nombre d’hommes restés valides.

La frégate, déjà presque engagée, cesse d’hésiter ; vaincue d’abord par la puissance de ses voiles et de son gouvernail, bouleversée ensuite circulairement à travers l’abîme, elle parvient enfin à reprendre le vent en poupe, et prévient ainsi, par la rapidité de sa marche, les efforts de la tempête.

Un seul danger reste imminent : il est à craindre que l’on ne puisse parvenir à conserver le navire vent en arrière, et qu’il ne passe par-dessus la barre. Laurent ordonne de filer un câble à l’eau sur l’arrière : cet heureux expédient réussit à merveille ; la frégate est momentanément sauvée.

Cette évolution, qui avait pris moins de temps à être exécutée qu’il n’en a fallu pour la décrire, était à peine terminée que Laurent se dirigea vers l’endroit du tillac où se tenait de Morvan.

Lorsqu’il arriva près du jeune homme, Fleur-des-Bois reprenait connaissance.

— Où suis-je ? que s’est-il passé ? demanda-t-elle d’un air égaré. Oh ! je me rappelle !… une lame monstrueuse… la frégate abattue… Les flots m’emportaient… je me suis sentie mourir… C’est toi, mon chevalier Louis, qui m’a retenue… Tu as eu tort… si tu savais comme la mort est une douce chose !

De Morvan courba la tête et n’osa pas répondre.

— Matelot, lui dit Laurent d’une voix tranquelle et assurée, je me sens à peine capable de résister encore deux minutes à la faiblesse que j’éprouve… j’ai perdu trop de sang… je n’en puis plus… Il faut que tu me remplaces dans le commandement… Voici mes instructions.

Laurent expliqua alors brièvement, clairement, ce qu’il y avait à faire ; puis s’affaissant sur lui-même :

— Je me trouve mal, dit-il, jette ton manteau sur moi… et ne me secours pas. Il faut que l’équipage me croie endormi !…

De Morvan prit prétexte de l’évanouissement du flibustier, qui laissait peser une si grande responsabilité sur lui, pour engager Fleur-des-Bois à regagner sa cabine : la présence de la charmante enfant le troublait, il avait hâte d’être seul pour mettre un peu d’ordre dans ses idées.

Fleur-des-Bois se rendit à sa prière avec une docilité, un empressement qui le surprirent.

— Au revoir, mon chevalier Louis, lui dit-elle d’une voix douce, presque timide et sans oser lever les yeux : si le danger augmentait tu viendrais m’avertir, n’est-pas ? La pensée de périr isolée m’effraie, tandis que la mort me surprenant à tes côtés… Enfin, je compte sur toi, mon chevalier ! Au revoir, encore… Je tombe de sommeil… je suis brisée… un peu de repos me fera grand bien !

La rougeur et l’embarras de Jeanne en prononçant ces mots contrastaient avec la franchise habituelle de sa parole ; la pauvre enfant avait bien raison de prétendre qu’elle ne savait mentir. Ainsi que de Morvan, elle éprouvait l’impérieux désir de se retrouver seule en présence de ses pensées, de s’expliquer l’étonnante émotion qu’elle avait ressentie en croyant mourir. Reposer, dormir ! elle ne l’eût pu, elle n’y songeait pas… Jamais des sensations plus vives, plus tumultueuses, n’avaient agité son cœur. Son innocence excitée par la passion se débattait contre un impénétrable mystère ; de singulières lueurs qui l’épouvantaient et la charmaient tout à la fois, éclairaient confusément les ténèbres de son ignorance… Après le départ de Fleur-des-Bois, de Morvan se mit à se promener d’un pas inégal et saccadé, le long du tillac.

— Quelle singulière position que la mienne ! murmurait-il, sans voir les lames qui déferlaient sur le pont, sans s’inquiéter du sillage de la frégate. Sentir l’amour le plus ardent me brûler la poitrine, me savoir aimé, et être obligé de supporter la présence et les efforts odieux, sacriléges, d’un rival ! Et quel rival ! Un homme qui ne connaît aucun obstacle, que rien n’arrête dans ses projets ! Fatal serment qui me lie !… Comment ne me suis-je pas aperçu plus tôt de la fausse voie dans laquelle je m’engageais !

J’aurais dû comprendre que Nativa représentait seulement pour moi les rêves de ma solitude, et non pas un amour véritable ! J’aurais dû ne pas me livrer à elle, pieds et poings liés, ainsi que je l’ai fait ! Mais, après tout, ce serment que je me reproche si amèrement, est-il un lien suffisant pour m’arrêter au milieu de ma jeunesse ? Faut-il donc sacrifier mon avenir, le bonheur de ma vie entière à une minute d’égarement, de folie ? Qui m’empêche de rendre à Nativa sa liberté, de rentrer dans mon indépendance ? L’honneur ! Les de Morvan n’ont jamais manqué à leur parole ! Tous ont loyablement suivi la devise de la noblesse : « Fais ce que dois, advienne que pourra ! » Je suis un de Morvan, je saurai souffrir !… Et puis, reprit le jeune homme en souriant tristement, mon sacrifice sera moins long et moins douloureux, sans doute, que mon imagination ne me le montre !… Que l’homme est parfois insensé !… Je songe à l’avenir lorsque déjà la mort m’enveloppe de toutes parts !… Grâce à Dieu, il n’est pas présumable que nous échappions à cette tempête !… N’importe, je dois faire mon devoir…

De Morvan repoussant avec énergie les pensées qui l’obsédaient, rentra dans son rôle de marin et s’occupa de la frégate. Quoique le vent fût toujours aussi violent, le jeune homme remarqua avec étonnement que la marche de navire s’était de beaucoup ralentie. Rien n’était cependant changé dans la voilure.

— Allons, amis, ferme aux pompes ! dit-il en élevant la voix.

À ce commandement les flibustiers restèrent immobiles.

— Ma foi, camarade, lui répondit l’un d’eux, mourir pour mourir, nous préférons le repos à la fatigue !… Nous te reconnaissons pour un brave, hardi et intelligent officier ; mais que le diable me torde le col sur l’heure si nous nous dérangeons pour t’obéir !… Comment veux-tu que seize hommes exténués puissent gouverner à eux seuls une frégate qui fait eau de toutes parts !… Folie !… En deux heures d’un travail opiniâtre, nous ne parviendrons pas à retirer un pouce d’eau de la cale !… Bah ! le mieux est de laisser les choses suivre leurs cours !… Vois Laurent, il dort !… Cela répond d’avance à tout ce que tu pourrais nous dire !… Imite-nous plutôt, suis notre exemple… Bois à l’oubli du présent, aux hasards de l’avenir !…

En effet, les flibustiers, complètement découragés, avaient défoncé une barrique d’eau-de-vie pour chercher dans l’ivresse un allégement à leur désespoir. Leurs regards troublés, leurs mouvements lourds et indécis, prouvèrent au chevalier qu’il ne devait plus guère compter sur eux.

Un seul homme obéit à sa voix : c’était Alain. Le Bas-Breton, sorti du combat sans avoir reçu même une égratignure, s’avança vers son maître d’un pas chancelant.

— Monsieur le chevalier, lui dit-il, les camarades sont des imbéciles. J’ai beau leur répéter que j’ai promis deux chandeliers d’argent à ma bonne Sainte-Anne d’Auray, si elle nous sauve du naufrage ; que par conséquent, nous n’avons rien à craindre : ils ne me croient pas. Ce sont de vrais païens que ces gueux-là ! Je vais me mettre à la pompe, moi ; vous allez voir.

Alain, persuadé qu’à lui seul il était capable de faire jouer la puissante machine, ressentit un étonnement extrême de l’inutilité de ses efforts.

— Tiens ! ça ne va pas, s’écria-t-il : c’est bien drôle. Ah ! je comprends ; c’est une façon de ma chère Sainte-Anne d’Auray de m’avertir qu’il ne faut pas que je me dérange, que l’affaire des chandeliers d’argent lui va, qu’elle accepte le marché.

— Assieds-toi près de moi, Alain, dit de Morvan. Je ne veux pas qu’un honnête gars comme toi meure dans le péché d’ivresse…

Alain, quoique flatté de prendre place à côté de son maître, ne put toutefois s’empêcher de jeter un regard de regret sur la barrique d’eau-de-vie défoncée dans laquelle les flibustiers puisaient sans retenue et sans mesure.

De Morvan convaincu de l’inutilité de ses remontrances, de ses menaces ou de ses prières, n’insista plus auprès de l’équipage : en lui-même il s’avouait que les flibustiers n’avaient pas tout à fait tort de se refuser au travail ; leurs efforts ne pouvaient aboutir à rien.

Une heure se passa, et ce court laps de temps suffit pour empirer d’une façon extrêmement sensible la position du navire : le chevalier calcula qu’avant la fin du jour la frégate sombrerait.

— Laurent, dit-il en se penchant vers le flibustier couché sur le pont, j’ai besoin de toi…

À ces mots prononcés à voix basse, le flibustier, quoiqu’il parût toujours plongé dans un profond évanouissement, se leva vivement.

— Qu’y a-t-il, matelot ? demanda-t-il au jeune homme avec le même sang-froid et la même tranquillité que s’il eût suivi une conversation depuis longtemps engagée.

— Il y a, matelot, que l’équipage s’est enivré, a refusé de travailler aux pompes, et que nous coulons bas !

— Que veux-tu que je fasse à cela ! Ce n’était pas la peine de me réveiller pour si peu ! L’équipage a raison…

— Ne tenterons-nous pas, au moins, de mettre les embarcations à la mer ? dit de Morvan ; il n’y a pas de temps à perdre !…

— Cela va sans dire… essayons !

Quoique Laurent affectât de ne montrer ni mauvaise humeur, ni faiblesse, il était évident pour de Morvan que le flibustier, vaincu par la nature, était à bout de forces, incapable d’un dernier acte de vigueur.

— Ce que je désire, Laurent, lui dit-il à l’oreille, c’est que tu fasses entendre ta voix à l’équipage… le reste me regarde… Encore un mot… Que faire des blessés qui encombrent la batterie ! Nous avons vingt hommes mortellement atteints… comment les embarquer avec nous ? Enfin nous verrons… l’essentiel, pour le moment, c’est de mettre la chaloupe à flot.

De Morvan descendit alors dans la chambre que déjà la mer commençait à envahir, et appela Fleur-des-Bois !

— Me voici, mon chevalier, répondit Jeanne, qui sortit tout aussitôt de sa cabine.

— Tu dormais, Jeanne ?

— Oui, mon chevalier, je dormais, répéta le jeune fille avec embarras.

— Vite sur le pont, ma sœur, la frégate va couler bas !… On met les embarcations à la mer !…