Les Boucaniers/Tome VIII/VII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIIp. 203-222).


VII

Sur le bord de l’abîme


Le reste de la journée et la nuit qui suivit le combat livré au vaisseau-amiral espagnol, offrirent de bien tristes heures aux flibustiers.

La tempête, loin de se calmer, augmentait à chaque moment d’intensité et de violence.

L’intérieur de la frégate présentait un horrible spectacle. Les plaintes des blessés qui, torturés par une douloureuse agonie, invoquaient la mort avec des cris de désespoir et de souffrance, se mêlaient aux hurlements du vent, au craquement de la carène, et formaient un sinistre et lugubre concert.

Les seize hommes valides échappés au combat, trop peu nombreux pour se relayer, tombaient de fatigue et n’accomplissaient qu’imparfaitement leur double tâche : manœuvrer la frégate et faire jouer les pompes ; de minute en minute la mer s’engouffrant à travers les avaries causées par les boulets espagnols, envahissait la cale, et alourdissait la marche de la frégate.

Laurent comprit qu’à moins d’un miracle improbable, cette voie d’eau devait tôt ou tard triompher de ses efforts.

Le lendemain, à peine le jour parut-il à l’horizon qu’une énorme masse de nuages d’une couleur ardoisée, frangée de pourpre et paraissant solide comme une chaîne de montagnes, s’interposa entre la lumière et les flibustiers, et leur rendit les ténèbres de la nuit.

Vers les dix heures du matin, la frégate, prise en travers par la lame, fut engagée[1]. Un seul cri, simultanément poussé par l’équipage et les blessés, retentit lugubre et déchirant. Tout le monde se crut perdu.

Au milieu de cette épouvantable position, la voix calme et puissante de Laurent s’éleva, dominant le mugissement des flots :

— Du courage et du silence, enfants ! cria-t-il ; la barre du gouvernail ayant été mise au vent, rien n’est encore désespéré.

En effet, la frégate, après avoir été plusieurs fois lancée du sommet des vagues jusque dans les dernières profondeurs de leurs abîmes, reprit enfin son équilibre et recouvra son sillage.

Sur dix navires engagés, il en est à peine un qui résiste.

Dans l’impossibilité où se trouvait la frégate enveloppée dans une pareille tempête, de continuer à prêter le côté au vent, Laurent dut renoncer à se diriger vers la Jamaïque, et se mit à fuir sous le vent.

Ce changement d’allure, impérieusement commandé par les circonstances, laissait toujours la frégate exposée au danger d’être engagée de nouveau ; or, compter sur un second miracle, c’eût été folie ; aussi les flibustiers se regardaient-ils comme touchant à leur dernière heure.

— Mon chevalier Louis, dit Fleur-des-Bois qui, appuyée contre les bastingages, n’avait pas voulu abandonner le pont et se réfugier dans sa cabine, malgré le danger qu’elle courait d’être emportée par une vague ; mon chevalier Louis, cette fois, je le sens, c’en est fait de nous !… Laurent est un bon marin, oui, j’en conviens, mais que peut-il contre la colère du ciel ? rien !… Pourquoi cet air triste et désespéré, mon chevalier ? Craindrais-tu la mort ?

— Ma sœur bien-aimée, répondit de Morvan avec une émotion profonde, Dieu m’est témoin de la sincérité de mes paroles : non-seulement je ne redoute pas la mort, mais je la désire ! Ce qui attriste mon agonie, c’est la pensée que je t’entraîne dans ma chute !… Sans ma fatale rencontre, tu reposerais en ce moment, joyeuse et insouciante, à l’ombre de ces belles forêts embaumées que tu aimes tant ! Ta pitié pour moi, malheureux isolé sur la terre, t’a perdue !

— Ne parle pas ainsi, mon chevalier Louis, s’écria Fleur-des-Bois, d’un ton de doux reproche, je t’assure que tu te trompes ! Quand tu es venu à l’habitation de mon père, je n’étais déjà plus heureuse comme au temps de mon enfance !… Je m’ennuyais… je me sentais triste, découragée… Je pleurais bien souvent sans pouvoir me rendre compte de mes larmes !… La solitude me causait des moments de découragement inexplicable, et pourtant, la présence de ce pauvre Casque-en-Cuir, si bon pour moi, me pesait aussi ; il me semblait qu’en dehors des villes et de la solitude, il y avait un autre monde que j’ignorais et où le bonheur m’attendait. Ne te reproche donc pas ma mort. Tu m’as bien fait souffrir, c’est vrai, mais il n’y a pas eu de ta faute. Et puis, si tu savais…

Jeanne, confuse et rougissante, se tut.

— Fleur-des-Bois, ma sœur chérie, lui dit de Morvan tout attendri, pourquoi augmenter par de généreux mensonges qui me montrent à quel point tu comprends et tu pousses la délicatesse du dévoûment, pourquoi augmenter la douleur, les regrets que j’éprouve, en songeant que la mort va nous séparer ?

— Moi mentir, reprit vivement Fleur-des-Bois, tu oublies que personne ne s’est jamais occupé de moi, que je suis sans instruction aucune. Mentir ! mais cela est trop difficile. Je ne saurais comment m’y prendre pour déguiser ma pensée. On me raillerait de ma maladresse. Je te le répète, mon chevalier Louis, tu n’as pas à te reprocher ma mort. Tu m’as bien fait souffrir, oui, j’en conviens de nouveau, mais ce n’a pas été ta faute, et puis, si tu savais…

Jeanne redit d’une voix presque inintelligible tant elle tremblait, ces paroles qui déjà l’avaient rendue si confuse ; de Morvan en ressentit, s’en rendre compte, une joie immense au cœur ; un moment il oublia et les douleurs aiguës que lui causait sa blessure, et l’horrible position dans laquelle il se trouvait.

— Qu’entends-tu, ma sœur, par ces mots « si tu savais ? » murmura-t-il à l’oreille de Fleur-des-Bois.

La délicieuse enfant hésita.

— Mon chevalier Louis, lui dit-elle enfin, ne m’adresse plus cette question… elle me trouble… je ne puis y répondre.

— Pourquoi cette question te trouble-t-elle, Jeanne ?

— Mon Dieu ! comment le saurais-je ? Je l’ignore… Il me semble que si je m’expliquais, tu te moquerais de moi, et je me tais. Voilà tout…

— Se taire, Jeanne, c’est déjà dissimuler, presque mentir ; tu ne m’aimes donc pas, que tu gardes secrètes tes pensées ?… Tu ne vois donc plus en moi un frère ?

— Je ne t’aime pas, mon chevalier Louis ! répéta Fleur-des-Bois avec une adorable et naïve indignation. Que c’est mal à toi de supposer une pareille chose. Mon Dieu ! si tu l’exiges, je parlerai. Au fait, tu es trop généreux et trop bon pour me faire honte de mon ignorance, de ma folie ! Eh bien ! mon chevalier Louis, j’ai découvert dernièrement que mon existence avait, jusqu’au jour où je t’ai connu, ressemblé à un tranquille et profond sommeil ! À partir seulement de ce moment je me suis aperçue que j’avais un cœur ! Alors tout a changé pour moi d’aspect dans la nature ; les fleurs m’ont révélé des parfums que je ne leur connaissais pas ; les chants des oiseaux m’ont dit de douces paroles !… J’ai compris le bonheur de vivre !… Tu souris, mon chevalier Louis ! ajouta Fleur-des-Bois sans oser lever les yeux sur le jeune homme ; tu te moques de moi, sans doute !

— Continue, Jeanne, continue, répondit de Morvan en proie à une émotion indéfinissable. Mourir en entendant de telles paroles, c’est seulement quitter la terre pour monter au ciel !

— Mon chevalier Louis, reprit Jeanne après une nouvelle hésitation, et comme si elle cédait à une influence supérieure à sa volonté, mon chevalier, tu n’as donc pas à te reprocher ma mort, puisque avant de t’avoir vu j’ignorais la vie.

Tout à l’heure, je te disais que tu m’as fait bien souffrir, n’est-ce pas ? Pourquoi cela ? Tu ne le sais pas sans doute ? Ni moi non plus. Probablement parce que j’avais peur de te perdre… Parce que je manquais de raison… Il ne faut pas, entends-tu bien, que tu te croies coupable de mes douleurs… Voilà où je vais te paraître folle, extravagante… Mes souffrances passées me sont chères, leur souvenir m’est doux… Il me semble en ce moment que souffrir ainsi c’est être heureuse…

Fleur-des-Bois, comme toutes les natures droites et simples, abandonnées à elles-mêmes et élevées en face des sublimes splendeurs de la nature, avait une poésie de langage qui s’harmonisait admirablement avec sa touchante beauté et dont le charme était irrésistible. Aussi de Morvan dut-il faire appel à tout ce qu’il y avait eu en lui de généreux sentiments pour ne pas blesser la chaste ignorance de Jeanne par une trop vive lumière.

Attendri jusqu’aux larmes, ému jusqu’au délire, il réfléchissait avant de répondre, lorsqu’une ou deux vagues furieuses se contrariant dans leur élan, vinrent tomber sur la frégate qui trembla de sa quille au sommet du grand mât ! Tout le monde à bord se crut perdu.

— Fleur-des-Bois je t’aime !… s’écria de Morvan, qui, certain de toucher à sa dernière heure, étreignit avec passion la jeune fille contre sa poitrine, et de ses lèvres brûlantes lui donna un long baiser !…

À ce contact nouveau pour elle, Fleur-des-Bois ferma les yeux : un tremblement convulsif agita son corps, une pâleur mortelle envahit son visage, sa tête, ainsi qu’un lys dont la tige est brisée par l’orage, s’inclina ; elle perdit connaissance !…

Au même instant la frégate, encore une fois victorieuse, se relevait, et la voix de Laurent, cette voix qui toujours restait calme au milieu des fureurs de la tempête ou du combat, rendait le courage, presque l’espérance aux flibustiers.

— Enfants ! leur disait-il, vous avez le cœur trop ferme pour craindre la mort, mais je conçois que l’incertitude et l’agonie vous soient pénibles ! prenez un parti digne de vous. Jouons d’un seul coup les chances qui nous restent : dans cinq minutes nous serons engloutis ou sauvés !

Laurent enjamba alors quelques enfléchures des haubans d’artimon, et ses yeux fixés — comme ceux d’un aigle — vers le foyer de l’ouragan, il se mit à interroger la tempête.

Bientôt ses traits resplendirent d’audace et d’inspiration, un sourire de triomphe passa sur ses lèvres, et, embouchant son porte-voix, il s’écria :

— Hale bas le foc d’artimon, la pouillouse, amure misaine et laisse arriver !

Un silence de stupéfaction, de mort, accueillit l’ordre de cette périlleuse manœuvre.

— Eh bien, enfants, reprend Laurent avec ironie, vous êtes-vous donc métamorphosés en Espagnols ? Par l’Enfer ! on croirait que vous avez peur !…

  1. Un navire est engagé quand il perd son équilibre et reste couché sur le flanc sans pouvoir se relever.