Les Boucaniers/Tome VIII/XI

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIIp. 299-321).


XI

Le Gouffre


Cinq jours s’étaient écoulés depuis que le brigantin de Montbars avait recueilli les naufragés de la frégate. C’était vers la tombée de la nuit ; un vent frais et favorable enflait les voiles du léger navire dont le sillage marquait deux lieues à l’heure. De Morvan, à moitié couché sur un banc, parcourait du haut du tillac, d’un œil distrait, l’horizon sans bornes qui s’étendait devant lui.

Un grand changement s’était opéré dans la personne du pauvre jeune homme. Ses yeux caves brillaient d’un éclat fiévreux, les pommettes de ses joues amaigries, et d’une pâleur extrême, étaient saillantes : tout en lui décelait la souffrance et l’abattement. Assise à ses pieds, Fleur-des-Bois le contemplait avec une douloureuse inquiétude ; le chevalier la regardait-il ? la charmante enfant essayait aussitôt de sourire : ce sourire forcé était plus navrant qu’un sanglot !

De Montbars, les bras croisés et la tête inclinée sur sa poitrine, se promenait de long en large sur le pont, d’un pas nerveux et irrégulier.

Quant au beau Laurent, soit que la présence du chef de la flibuste lui fût pénible, soit que ses blessures le contraignissent à l’inaction, depuis cinq jours il n’était pas sorti de sa cabine.

Les mots : Terre sous le vent ! criés par une vigie, tirèrent le chevalier de son état de torpeur.

— Fleur-des-Bois, dit-il d’une voix faible, ai-je bien entendu ? Ne vient-on pas de signaler la terre ?

— Oui, mon chevalier Louis… Encore un peu de patience, et dans quelques heures, tu pourras goûter le repos dont tu as besoin, te procurer les soins dont tu manques à bord… Mon Dieu, que je suis donc contente de revoir mon île de Saint-Domingue !… Notre retour n’est-il pas une résurrection ?

Fleur-des-Bois s’approcha alors des bastingages, et regarda dans la direction désignée par la vigie.

— C’est singulier, dit-elle avec étonnement, je ne reconnais pas dans ce nuage lointain, mais déjà parfaitement visible à l’horizon et qui représente la terre, la forme des côtes de notre île.

— Cela prouve, Fleur-des-Bois, dit Montbars qui s’était rapproché de la jeune fille, que tu possèdes l’œil exercé d’un marin. Le brigantin ne se dirige pas, en effet, vers l’île de la Tortue. Il a le cap sur le sud de la partie espagnole de Saint-Domingue.

Cette réponse de Montbars causa une vive surprise à de Morvan et à Fleur-des-Bois ; un nuage de tristesse obscurcit le front du jeune homme.

— Nous avons donc fait fausse route ? dit-il.

— Enfant, lui répondit son oncle en souriant, est-ce que Montbars peut faire fausse route ?… Nous allons là où je veux aller.

— Explique-toi, Montbars, je t’en conjure. Tes paroles et ton action sont des énigmes pour moi… Je ne comprends rien à ta conduite extraordinaire… Pourquoi nous livrer ainsi aux mains de nos ennemis ?

— Ne crains rien, Louis ; nous sommes ici aussi en sûreté que si nous nous trouvions ancrés dans le port de l’île de la Tortue… À plus tard, à bientôt peut-être les éclaircissements que tu demandes ; la voix du Gouffre se fait déjà entendre ; les soins de la manœuvre réclament toute mon attention…

De Montbars s’éloigna aussitôt, laissant de Morvan et Fleur-des-Bois plongés dans une stupéfaction profonde.

À peine l’illustre chef de la flibuste les avait-il quittés, que le chevalier et la fille de Barbe-Grise furent surpris par un bizarre phénomène. Quoique la mer fût très belle, et le vent plutôt doux que violent, le brigantin prit subitement, et sans aucune cause apparente, une vitesse inouïe de marche ! En même temps un son grave, prolongé, assez semblable au rugissement lointain d’un tigre en fureur, arriva distinct à leurs oreilles ; ce mugissement rappela à de Morvan le Saut du Moine. Il ferma les yeux, et un moment, tant l’illusion fut complète, il se crut transporté sur la côte de Penmarck.

Une remarque que fit alors le jeune homme et qui augmenta de beaucoup encore son étonnement, fut que l’équipage du brigantin ne paraissait prêter aucune attention à ce bruit si lugubre et si inexplicable, tandis que ses anciens compagnons, les naufragés de la frégate, semblaient éprouver une surprise égale à la sienne.

Se levant avec un effort de dessus son banc, de Morvan pencha la tête en dehors des bastingages ; le sillage de la frégate était si rapide qu’il en fut ébloui : il l’estima à dix-huit nœuds ; évidemment, le brigantin était entraîné par un irrésistible courant.

Sans la confiance illimitée qu’inspirait Montbars au jeune homme, il n’eût pas hésité à considérer le navire comme perdu.

Pendant l’heure qui suivit, la marche du brigantin augmenta encore plutôt qu’elle ne se ralentit.

Il courait le cap droit sur la côte, et quelle côte ! des falaises à pic, des mornes inaccessibles, des rocs de granit.

La témérité de Montbars ressemblait tellement à un suicide ou à un acte de folie, elle était si en dehors de toutes les manœuvres possibles, que de Morvan crut un moment que ses sens l’abusaient, qu’il était sous le coup d’une hallucination pénible.

— Eh bien, mon ami, lui dit son oncle en revenant sur le tillac, que penses-tu de notre façon d’aborder la terre ?

— Rien, Montbars, si ce n’est que je mets en doute ce que je vois, que je me figure être le jouet d’un rêve !

— Ta stupéfaction s’accroîtra probablement encore d’ici à peu. Aperçois-tu ces deux rochers énormes qui, sentinelles perdues, s’élèvent solitaires au milieu de la mer et paraissent s’appuyer l’un sur l’autre ?

— Parfaitement, Montbars.

— Nous allons passer entre ces rochers !

— Oh ! quant à cela, c’est impossible ! À peine reste-t-il assez de place entre ces deux géants de granit pour une étroite pirogue.

— C’est la distance qui t’abuse… les rochers sont séparés par une largeur d’environ cinquante pieds… Seulement, qu’un coup de gouvernail soit mal donné, et notre brigantin se brise en morceaux ; aussi vais-je prendre la barre moi-même… Plus de questions, cher ami ; j’ai besoin de toute mon attention, de tout mon sang-froid.

Pendant que de Montbars se plaçait à la barre, les mugissements que l’on avait d’abord entendus dans le lointain se rapprochaient avec une fabuleuse rapidité ; bientôt il devint impossible de s’entendre à bord du brigantin.

La personne la plus impressionnée du bord par cette scène vraiment saisissante, était certes Alain. Le Bas-Breton, agenouillé dévotement dans un coin du pont, priait Sainte-Anne d’Auray.

— Ma bonne chère dame, disait-il, n’allez pas croire, au moins, je vous en conjure, que je sois pour quelque chose dans toutes ces diableries ! S’il m’était permis de m’en aller, soyez persuadée que, depuis longtemps, je serais à terre ! Qu’un miracle me préserve de ce nouveau danger, et je vous promets d’ajouter aux chandeliers que je vous dois déjà, un nouveau présent… Ah ! ma bonne Sainte-Anne ! voici que le brigantin court se jeter en plein sur ces deux gros rochers. Nous sommes perdus !

Le fait est que le moment où le navire glissa entre les deux rochers, présenta une de ces minutes solennelles qui marquent et laissent une trace plus profonde souvent dans la vie d’un homme, que tout un passé.

Un silence de mort régnait à bord du brigantin : Montbars seul souriait.

La manœuvre réussit à merveille.

À peine le léger navire eut-il franchi ce redoutable obstacle, qu’il se trouva en face d’une espèce de grotte ou d’ouverture fort élevée, creusée dans les rochers soit par le travail incessant des vagues, soit par une éruption volcanique.

La mer s’engouffrait avec une fureur inouïe dans cette cavité profonde, d’où sortaient des exhalaisons sulfureuses tellement épaisses que de Morvan, déjà affaibli par la maladie, se sentit défaillir.

— Voilà l’entrée de l’enfer ! s’écria Alain. Ah ! ma bonne Sainte-Anne, ayez pitié de votre infortuné serviteur ; arrachez-moi des griffes du diable !

Le spectacle qu’offrait en ce moment le brigantin, encadré, s’il est permis de s’exprimer ainsi, dans cette nature d’un fantastique sublime et horrible, était tel qu’il faut renoncer à le décrire.

Emporté par les lames mugissantes, il bondit d’abord sur lui-même, et disparut bientôt dans d’épaisses ténèbres. Tout à coup une douce clarté éclaira le pont, et le brigantin resta immobile ; il venait d’entrer dans une espèce de lac profond et souterrain : la lumière provenait de fortes crevasses existant au plafond de la grotte.

— Que penses-tu de cet endroit-ci, cher Louis ? dit Montbars ; je doute que l’imagination puisse jamais arriver, dans ses plus grands écarts, à créer ce que la nature offre en ce moment à nos yeux !

— Où sommes-nous, Montbars ? demanda de Morvan, n’abuse pas de ma crédulité, car ma disposition d’esprit est telle que j’acceptai aveuglément tes explications.

— Nous nous trouvons, mon ami, dans un parage sinon déjà exploré, au moins fort connu : dans ce que l’on appelle le Gouffre.

Ce gouffre, dont les abords sont défendus par des courants rapides, cause une telle terreur, non-seulement aux Espagnols, mais encore aux flibustiers irréguliers, c’est-à-dire à ceux qui ne sont pas affiliés à notre association, que les navires n’osent en approcher à plus de dix lieues. Chaque fois qu’un tremblement de terre doit éclater, il sort de ce gouffre un gémissement profond qui porte l’effroi jusque dans la ville de Port-au-Prince.

Ce gouffre est situé sur la côte du sud, à quelques lieues de la rivière Naïba, qui est l’une des plus considérables de l’île. Le pays environnant appartient aux Espagnols ; mais il n’est pas habité. Il présente une végétation admirable et nous offre de précieuses ressources pour nos relâches : nous nous y approvisionnons d’eau, de bois ; nous y chassons le sanglier, les taureaux sauvages.

À présent que ta curiosité est à moitié satisfaite, débarquons ! Je t’apprendrai tout à l’heure, lorsque nous n’aurons plus à craindre des oreilles indiscrètes, et le motif qui m’amène ici, et les mystères que renferme le gouffre !

Des matelots armés de torches descendirent alors dans un canot et conduisirent Montbars, de Morvan et Fleur-des-Bois sur la rive qui bordait le lac souterrain.

— Jeanne, dit Montbars, en montrant à la jeune fille une excavation naturelle formée dans le rocher, voici la chambre du chevalier. Ordonne qu’on y transporte du brigantin tout ce dont il pourra avoir besoin.

Montbars souleva son neveu dans ses bras et d’un pas ferme et assuré, il emporta à travers les ténèbres, en homme sûr du chemin qu’il suivait.

— Assieds-toi sur cette mousse, lui dit-il après une minute de marche et tout en allumant une torche qu’il fixa contre les parois du rocher de façon à ce que la lumière éclairât les environs et l’empêchât d’être surpris. Mon cher Louis, je t’ai déjà appris l’existence de la mystérieuse association dont je suis le chef et dans laquelle tu as refusé d’entrer ; notre arrivée dans le gouffre se rattache à cette association. N’oublie point toutefois que tu t’es engagé vis-à-vis de moi, par un serment solennel, à ne jamais révéler aucune des particularités que je vais te confier… Oh ! je n’ai pas besoin de nouvelles protestations… je te connais…

Ce gouffre, qui épouvante si fort les habitants de l’île de Saint-Domingue, est une de nos plus grandes ressources. Nous l’avons surnommé l’Asile. Il nous sert non-seulement à échapper aux croiseurs espagnols, lorsque toute résistance nous est impossible ; mais il nous permet encore de mettre nos épargnes à l’abri de tout danger. L’Asile contient des richesses immenses : à peu près tous les fonds de notre association.

Pour surcroît de précaution — ceci n’est pas même connu de mes associés — j’ai placé près de l’endroit où repose notre trésor environ dix mille livres de poudre. Tu vois que si, par un hasard tout à fait improbable, les Espagnols nous découvraient et osaient nous poursuivre, une mort terrible serait le prix de leur audace.

Des Boucaniers isolés veillent sans cesse dans le pays voisin, sur l’entrée de l’Asile. Un navire ennemi se dirigeant dans ces parages, me serait signalé à l’instant.

Ma présence ici aujourd’hui signifie que nous avons une assemblée extraordinaire, ainsi que le veulent nos statuts, et dans laquelle doit s’agiter la question d’une expédition importante que je propose.

Tous les matelots du brigantin sont des flibustiers initiés qui m’accompagnent. Plusieurs de mes associés se trouvent déjà dans l’Asile ! Cela t’étonne ?… Apprends que le gouffre traverse l’île dans toute sa longueur et va aboutir à la Mer du Nord !… Nous-mêmes nous ne connaissons pas tous ses embranchements, toutes ses cachettes !

Il ne me reste plus rien à ajouter, si ce n’est que, selon toute probabilité, ton matelot Laurent ne reculera devant aucun moyen pour me dépopulariser et me rendre suspect aux yeux de nos frères !

Il se peut que l’ambition et l’orgueil de cet homme amènent une catastrophe ; aussi ai-je fait, Louis, mon testament. Ne m’interromps pas, je te prie ; tu me désobligerais en revenant sur ce sujet. Au revoir, enfant ; je te quitte pour avertir mes associés de mon arrivée.

Montbars s’éloigna alors d’une vingtaine de pas et, après s’être orienté, tira un coup de pistolet en l’air.

Une innombrable quantité d’échos répétèrent la détonation jusque dans les dernières profondeurs de l’Asile.