Les Boucaniers/Tome VII/IX

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIp. 273-300).


IX

Un siège héroïque


Les maisons qui servaient de demeure aux riches négociants ou aux grands seigneurs espagnols fixés dans les Amériques, vers les dix-sept et dix-huitième siècles, tenaient le milieu entre le palais et la forteresse.

Bâties en pierres de taille, défendues par d’épaisses portes massives et possédant des azoteas crénelées, elles pouvaient à un moment donné soutenir avec avantage un siège, résister aux attaques d’une troupe d’esclaves révoltés !

Les Grenadins en ayant recours à l’artillerie ne méritaient donc nullement les plaisanteries et les sarcasmes du beau Laurent.

Douze des leurs, — parmi lesquels un colonel, — mortellement atteints depuis le commencement de l’action, devaient leur donner à supposer qu’ils avaient affaire à de nombreux ennemis, et justifiaient parfaitement leurs préparatifs et leurs précautions.

— Matelot, dit Laurent, retranchés comme nous le sommes, nous n’avons pas à nous inquiéter de la fusillade. Le canon seul doit nous préoccuper. Tu conçois qu’une fois la porte de la maison jetée bas, on nous donnera l’assaut. Or, quand bien même nous massacrerions une vingtaine d’Hidalgos, cela ne nous tirerait pas d’affaire ; il faudra bien que nous finissions par succomber sous le nombre.

— Que faire alors matelot ? demanda de Morvan.

— Gagner du temps, abattre tout artilleur qui tentera de mettre le feu à la pièce braquée contre nous !… Tiens !… regarde celui-ci qui s’avance l’écouvillon à la main pour nettoyer le canon… Quelle belle culbute… ma balle a dû l’atteindre au front… Feu sur cet autre, matelot… Vise en plein corps… Parfait !… Le vois-tu qui se débat dans une mare de sang ? Tu l’as frappé dans la poitrine… Réellement, chevalier, je ne te savais pas aussi adroit tireur… T’amuses-tu ?

— Pas trop ! répondit de Morvan tout en rechargeant à la hâte son arme.

— Comme les caractères sont différents ; voilà longtemps que je ne me suis autant diverti.

— Tu ne réfléchis donc pas, Laurent, à l’issue inévitable de cette lutte, à la mort certaine et probablement ignominieuse qui nous attend ?

— À quoi bon s’occuper de l’avenir, lorsque le présent est agréable. Quant à cette mort ignominieuse dont tu parles, matelot, ne crains rien. Nous nous battrons si bien sur la brèche, que les Espagnols seront trop heureux de nous tuer et qu’ils ne songeront pas à nous faire prisonniers… Un troisième artilleur qui s’avance… Il faut qu’il ait du cœur, celui-là… Aussi vais-je le traiter en homme qu’on estime… Vois, il est tombé comme frappé par la foudre… Je l’ai visé à la tempe…

La chute des trois artilleurs produisit une vive impression sur leurs camarades ; une certaine hésitation se manifesta parmi eux.

En ce moment, les soldats apostés dans les maisons voisines et dans le clocher de la cathédrale ouvrirent un feu si vif sur les deux aventuriers, que Laurent et le chevalier, quelque bien retranchés qu’ils fussent, eurent le premier son chapeau, le second son pourpoint percé par plusieurs balles…

— Diable ! dit Laurent, on croirait que ces damnés osent viser en tirant. Allons, matelot, hardi !… Que chacun de nos coups porte !…

C’était un singulier et saisissant spectacle, de voir ces deux hommes tenir tête à une ville entière !… Quant à Fleur-des-Bois, retirée dans un des angles de l’appartement, elle chargeait les pistolets de Laurent et du chevalier ; pendant que ceux-ci se servaient de leurs carabines ; de cette façon le feu était assez suivi.

Durant vingt minutes la fusillade continua de part et d’autre avec un acharnement remarquable.

Laurent, qui au commencement de l’action n’avait vu dans la lutte qu’un agréable passe-temps, s’était peu à peu enivré à l’odeur de la poudre, à la vue des Espagnols tombant sous les balles de sa carabine ; les yeux illuminés de lueurs sinistres, les narines gonflées, les cheveux en désordre, il lui fallait à chaque instant se retenir pour ne pas céder à la tentation qu’il éprouvait de descendre sur la place et de jouer du coutelas.

L’expression de férocité et de rage contenue qui se peignait sur son visage avait quelque chose de sublime.

Quant à de Morvan, son air soucieux, grave et recueilli, prouvait qu’il combattait seulement pour obéir à la voix du devoir, et qu’en lui était morte toute espérance.

Depuis vingt minutes que la lutte s’était régularisée, les deux compagnons d’armes n’avaient pas échangé une seule parole ; ce fut de Morvan qui le premier rompit le silence.

— Matelot, dit-il, il ne me reste plus que de quoi recharger deux fois mon mousquet ; donne-moi vite de la poudre et des balles !

— J’en suis à ma dernière cartouche, lui répondit Laurent. Holà ! Fleur-des-Bois, qu’as-tu encore en fait de munitions ?

— Ma corne est vide, Laurent !

— Malédiction !… Eh bien ! non… tant mieux !… Voilà assez longtemps que, sans oser y céder, dans la crainte de vous compromettre, je brûle du désir d’en venir à l’arme blanche. Allons, ouvrons la porte, et engageons le combat corps à corps. Le peu de largeur de l’escalier nous permettra de nous défendre avec avantage, et de massacrer au moins une douzaine de Hidalgos… En avant, matelot !

Déjà Laurent se dirigeait vers la porte de sortie, lorsque de Morvan le retint par le bras.

— Arrête ! lui dit-il vivement. Entends-tu cette trompette… ? Vois, le feu cesse… Merci, mon Dieu ! Les Espagnols désespérant de nous vaincre, veulent sans doute entrer en pourparlers avec nous et nous offrir des conditions.

— Les Espagnols consentir à une capitulation lorsqu’ils nous tiennent en leur pouvoir ? Je ne croirai jamais à cela ! Oui, pourtant, tu as raison matelot. C’est bien une trêve qu’ils nous proposent. Voici un sergent qui s’avance vers nous, un drapeau blanc à la main : il est plus pâle que le drapeau qu’il porte, ce sergent. Au fait, il doit s’attendre à être criblé de balles ! c’est un brave homme ; je vais lui jeter ma bourse.

— Que dit-il, matelot ? demanda avec vivacité de Morvan, en entendant le sergent élever la voix.

— Il nous propose un quart d’heure de trève pour ramasser les morts. Cette pffre cache un piège, sans doute. Après tout, que nous importe ! Nous n’avons qu’à gagner à cela. Quelques minutes de repos nous rendront nos forces et nous permettront de déployer toute notre énergie et toute notre vigueur à nos derniers moments ! Nous acceptons, n’est-ce pas ?

— Je crois bien matelot, avec empressement. Tu sais le proverbe : « Qui a terme a vie. »

— Ce proverbe n’a pas empêché saint-Laurent, quoiqu’il fut brûlé à petit feu de mourir à la fin sur le gril. Un délai pour nous est une prolongation d’agonie. Laisse-moi répondre.

Laurent, après avoir écarté de son bras nerveux les meubles amoncelés par de Morvan devant la fenêtre du milieu de l’appartement, s’élança sur le balcon.

À l’apparition du Boucanier, qui, le regard fier et dédaigneux, la tête orgueilleusement rejetée en arrière, se mit à toiser avec mépris les soldats espagnols embusqués dans les maisons voisines, un murmure d’admiration involontaire et de crainte s’éleva parmi les ennemis : un grand silence se fit.

— Sergent, dit Laurent d’une voix qui retentit claire et vibrante jusqu’à l’extrémité de la place de la Cathédrale, nous n’avons, mes compagnons et moi, que faire de la trêve que les chefs t’envoient nous proposer. Grâce à votre insigne maladresse, pas un de nous n’a même été effleuré par une balle ! Toutefois, pour détruire les calomnies répandues sur notre compte, et vous montrer que nous ne sommes pas des tigres sans pitié, ainsi qu’on le prétend, nous consentons à vous accorder la cessation momentanée des hostilités, que vous implorez !

Je m’engage sur l’honneur de mon nom — je suis le capitaine Laurent — à ne pas recommencer le combat avant un quart d’heure. Hâtez-vous de ramasser vos blessés et vos morts, car une fois ce délai expiré, je vous avertis, si vous n’avez pas mis bas les armes, que mes compagnons et moi nous vous traquerons sans pitié. Inutile d’ajouter que si vous tentez de profiter de la trêve que notre générosité vous accorde, pour nous ménager quelque odieuse trahison, nous tirerons de vous une éclatante vengeance. J’ai dit.

Les Espagnols, en apprenant que c’était Laurent qui commandait la prétendue garnison retranchée dans la maison du comte de Monterey, éprouvèrent une terreur profonde. Les deux hommes qui faisaient trembler les Amériques s’appelaient de Montbars et Laurent.

— Ma foi, matelot, dit le flibustier, en abandonnant le balcon, si je disposais en ce moment du quart seulement de l’équipage de notre frégate, avant une demi-heure d’ici, je verrais la ville de Grenade à mes genoux…

— Laurent, répondit le chevalier avec admiration, tu es bien l’être le plus extraordinaire que jamais la terre ait porté. Mais ne perdons pas notre temps en vains propos… Tenons conseil. Que faire ? Fleur-des-Bois, n’as-tu pas une idée ? Dieu se sert souvent des plus humbles pour sauver les puissants…

— Hélas ! non, mon chevalier Louis, je n’ai pas une idée, répondit Jeanne, mais j’ai une prière à t’adresser. Oh ! je t’en conjure, écoute-moi sans m’interrompre et ensuite ne me refuse pas !

— Parle, ma sœur bien-aimée !

— Mon chevalier Louis, reprit Fleur-des-Bois en rougissant et avec une timidité et un embarras qui ne lui étaient pas habituels, tu ne connais pas, toi, la méchanceté des Espagnols ; tu n’as pas une idée de la façon barbare dont ils traitent leurs prisonniers, des supplices et des outrages qu’ils leur font endurer !… Mourir à tes côtes n’a rien qui m’effraie… au contraire !… ce qui m’épouvante au-delà de toute expression, c’est la perspective de tomber vivante entre les mains de nos ennemis… J’ai beaucoup réfléchi depuis quinze jours… beaucoup… N’est-ce pas mon chevalier Louis, qu’une femme, une jeune fille doit préférer la mort à l’outrage ?… Jure-moi donc, mon chevalier, que quand tout espoir sera perdu, quand les Espagnols auront jeté bas la porte, que rien ne pourra plus nous sauver ; jure-moi, que tu me tueras ?

À cette proposition à laquelle il ne s’attendait pas, de Morvan pâlit et garda le silence.

— Eh bien, reprit Fleur-des-Bois avec anxiété, tu ne me réponds pas… ! me refuserais-tu ? Oh ! ce serait bien mal ! Je n’ai pas précisément peur… non… pourtant à la pensée de me tuer moi-même, je sens mon cœur battre et ma main trembler… Pense donc, si au dernier moment j’allais manquer de courage ! oh ! ce serait affreux ! Allons, mon chevalier Louis, sois bon pour moi ; rends-toi à ma prière !

— Mon adorable Jeanne ! s’écria Laurent sans donner le temps à de Morvan de répondre, sois sans crainte ! L’idée qui s’est présentée à toi m’était déjà venue ; le douloureux et sanglant service que tu sollicites du dévoûment du chevalier, j’étais déterminé à te le rendre…

Ne crains rien, Jeanne, je te jure sur mon amour pour toi que je ne te laisse pas tomber vivante au pouvoir des Espagnols.

Le beau Laurent prit alors la main de la jeune fille, et, la portant à ses lèvres avec un respect passionné, l’effleura d’un baiser.

— Tu pleures, toi, le beau Laurent, reprit Jeanne avec un étonnement profond !

En effet, une larme, diamant humide et brillant, sorti du cœur, avait glissé sur les doigts de Jeanne !…

— Oui, Jeanne, je pleure, répondit le flibustier avec orgueil, je pleure d’attendrissement, presque de joie ! Pour la première fois depuis quinze ans, je m’estime et suis fier de moi !…

— Ah ! pourquoi mon chevalier Louis ne m’aime-t-il pas ainsi ! murmura Fleur-des-Bois en laissant tomber sa tête sur sa poitrine. — Merci, Laurent, reprit-elle après un léger silence, à présent, je suis sans inquiétude… N’importe, j’aurais mieux aimé mourir de la main de mon chevalier… il me semble que je n’aurais pas souffert, tandis que toi, tu me fais peur !

L’émotion de Morvan était égale à celle qu’éprouvait son matelot. Son regard humide s’attachait avec une indicible expression de tendresse sur Fleur-des-Bois. Jamais la jeune fille n’avait été aussi séduisante. Son admirable chevelure blonde, épaisse, soyeuse, aux reflets dorés s’était dénouée et retombait sur ses épaules. Ses grands yeux noirs, d’une limpidité céleste, animés par la pensée de la mort, par l’idée d’une séparation avec de Morvan, possédaient un charme qui eût attendri le cœur le plus usé, le plus froid.

La surexcitation causée par l’attente de l’heure solennelle qui allait sonner pour elle et décider de son sort, donnait aussi aux mouvements de Fleur-des-Bois une vivacité, une grâce inimitables ! De Morvan, quelque préoccupé qu’il fût, ne put s’empêcher d’admirer la souplesse de sa taille, les admirables contours de son corps formé avec amour par la nature.

Le beau Laurent, soit qu’il craignît, en contemplant plus longtemps Fleur-des-Bois, de sentir faiblir son indomptable courage, soit que l’idée de sauver la jeune fille lui fût venue, le beau Laurent s’était éloigné précipitamment d’elle et avait été se remettre au balcon, d’où il avait répondu quelques instants auparavant au parlementaire espagnol.

À peine le flibustier eut-il jeté un coup-d’œil sur la place, qu’il abandonna son poste, et, s’élançant au milieu de l’appartement :

— Fleur-des-Bois, s’écria-t-il, tu es trop belle pour mourir… Je ne veux pas que tu meures… Pour la première fois, depuis quinze ans, j’ai invoqué Dieu, et Dieu, dans sa miséricorde infinie, a écouté ma prière… Je viens d’entrevoir un moyen de salut…