Les Boucaniers/Tome VII/X

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIp. 303-332).


X

Le Saint-Sacrement.


L’esprit si inventif, si lucide et si plein de ressources du beau Laurent inspirait une telle confiance à de Morvan et à Fleur-des-Bois, qu’en entendant le flibustier émettre cette simple espérance, ils se regardèrent comme hors de danger.

— Que faut-il faire, matelot ? demanda le chevalier.

— Approche-toi du balcon et regarde ce qui se passe. Que vois-tu ?

— Je vois un magnifique et massif carrosse découvert, attelé de deux mules richement harnachées. Dans ce carrosse se trouve un prêtre revêtu de ses habits pontificaux.

— Et que fait la foule ?

— La foule, ou du moins les soldats qui, depuis la suspension des hostilités, sont descendus sur la place, s’agenouillent dévotement et inclinent humblement leurs fronts vers la terre !

— Le prêtre porte le viatique à un mourant ! Les Espagnols, c’est une justice que d’aujourd’hui seulement je me plais à leur rendre, ont le courage et le mérite de l’humilité devant Dieu !… Dix canons chargés à mitraille vomiraient la mort sur cette foule agenouillée, que pas une personne, tant que ce carrosse resterait à portée de sa vue, tant qu’elle entendrait le son de la clochette qui l’accompagne, ne songerait à se lever et à prendre la fuite ! L’homme n’est fort que par ses croyances !…

— Mais Laurent, à quoi bon ces explications ? Le quart d’heure de la trêve convenue s’écoule avec une effrayante rapidité, et nos munitions sont épuisées !…

— Il faut pourtant encore attendre. Crois bien qu’une fois le moment d’agir venu, ce moment n’eût-il que la durée d’un éclair, je saurai le saisir !… Ah ! voici le carrosse qui s’arrête… le prêtre descend… les soldats présentent les armes…

— C’est vers le colonel, atteint par ton mousquet, que se dirige le ministre de Dieu ! Il se penche sur lui… il lève les mains pour le bénir et pour l’absoudre. Le voici qui lui présente la sainte hostie…

— Oui, mais trop tard, le colonel est mort !

— C’est vrai. Le prêtre remonte dans son carrosse.

— Matelot ! voici la seconde qui va décider de notre salut ou de notre mort : descendons !

Laurent jeta son mousquet en bandoulière, prit un pistolet dans sa main gauche, puis, mettant un genoux à terre devant Fleur-des-Bois :

— Ma bien-aimée Jeanne, lui dit-il, confies-toi à mon amour et à mon courage !

Alors, passant son bras gauche autour de la jeune fille, le beau Laurent l’enleva de terre, et, se tournant vers de Morvan :

— Allons, malelot, précède-nous, lui dit-il ; descends vivement l’escalier et va retirer les chaînes qui ferment les portes de sortie.

De Morvan, fort intrigué et très inquiet de ce qui ce passait, obéit sans répondre.

Une fois que le beau Laurent, toujours chargé de Fleur-des-Bois, eut atteint l’extrémité du corridor donnant sur la place, il entre-bailla doucement la porte, et baissant la voix :

— Chevalier, dit-il, imite-moi dans tout ce que tu me verras faire.

Quelques secondes s’écoulèrent dans un profond silence. Tout d’un coup Laurent ouvrit brusquement la porte. Le carrosse du Saint Sacrement se trouvait juste devant la maison du comte de Monterey.

— En avant, matelot ! dit Laurent.

Le flibustier s’élançant avec la légèreté d’un léopard, vint tomber à un pas du carrosse ; s’appuyant alors sur le marchepied, il entra dans le massif véhicule, et s’assit aux côtés du prêtre ; de Morvan prenait place presque au même instant sur la banquette opposée.

Cette action s’était passée si rapidement, qu’avant qu’aucun des soldats agenouillés eût pu s’apercevoir de cette profanation, et surtout s’y opposer, le hardi flibustier trouva le temps de dire à haute voix au prêtre :

— Mon père, je suis le capitaine Laurent ! Conduisez-moi à Santa-Engracia, ou vous êtes mort !…

La stupéfaction, mieux encore la consternation de la foule fut telle, qu’elle resta immobile et silencieuse. Jamais un cas semblable ne s’était présenté ; les soldats ne savaient quelle conduite tenir.

Une minute de retard, d’hésitation, et c’en était fait des aventuriers.

— Mon père, je me nomme, je vous le répète, le capitaine Laurent ! reprit froidement et très vite le flibustier en armant son pistolet.

Le prêtre tremblait de tous ses membres. Toutefois, l’instinct de la conservation lui donna la force de crier au cocher monté sur une des mules :

— À Santla-Engracia !…

La voiture tourna lentement dans cette nouvelle direction : la foule frémissait, mais n’osant opposer un sacrilège à une profanation, elle restait immobile ; tous les spectateurs de cette scène étrange comprenaient qu’à la moindre opposition, le terrible capitaine Laurent accomplirait sa menace.

Ce fut alors un spectacle bizarre, inouï, merveilleux, que de voir une ville espagnole entière forcée de s’incliner et de s’agenouiller devant deux de ces flibustiers, ces ennemis si abhorrés que naguère elle tenait en sa puissance ! Le beau Laurent et le chevalier, la tête nue, le chapeau à la main, ne songeaient pas, au reste, à abuser de leur position : leur contenance était d’une humilité toute chrétienne ; rien en eux ne décelait la joie et l’orgueil du triomphe.

Le cocher, chargé de conduire les mules, jugeant, vu la gravité des circonstances, qu’il pouvait déroger à la majestueuse et solennelle lenteur commandée par l’usage, avait communiqué une allure tout à fait insolite à son attelage : un quart d’heure suffit aux deux aventuriers pour atteindre le faubourg de Santa-Engracia.

— Matelot, s’écria de Morvan joyeux, j’aperçois nos embarcations qui reviennent à toutes rames… On se sera aperçu de ton absence… Nos compagnons accourent à notre secours… Nous sommes sauvés !…

Comme aucun Grenadin n’avait osé suivre le carrosse, le chevalier et son matelot purent mettre pied à terre sans courir le moindre danger.

Au reste, presque au même instant les embarcations abordaient.

À la vue de leur chef descendant du carrosse du Saint-Sacrement, les flibustiers comprirent de suite la ruse qu’il avait employée pour échapper aux Espagnols, et ils éclatèrent en cris frénétiques et joyeux.

— Bien, mes amis, échauffez-vous, murmura Laurent, votre enthousiasme ne sera pas perdu… Je saurai l’utiliser tout à l’heure…

Les flibustiers étaient des gens trop positifs pour ne pas remarquer, le premier moment de la joie passé, que les habits du prêtre et les ornements du carrosse contenaient une assez jolie quantité d’or. De cette remarque à une prise de possession, il n’y avait qu’un pas.

Cinq à six d’entre eux, mus par la même idée, se précipitèrent vers ce nouveau butin que le hasard leur envoyait d’une façon si curieuse et si inespérée ; mais Laurent, son redoutable coutelas à la main, se jeta entre ces hommes et la proie qu’ils convoitaient ; et, d’une voix impérieuse :

— Le premier qui touchera à ces objets sacrés peut se considérer comme mort ! dit-il.

Les flibustiers s’arrêtèrent dans leur élan.

— Mon père, reprit le beau Laurent en s’inclinant avec respect devant le prêtre, vous êtes libre, partez.

— C’est très bien ce que tu viens de faire là, mon ami, dit Fleur-des-Bois au flibustier qui rougit de plaisir. Décidément, plus je te vois, plus je me repens de t’avoir jadis détesté, et plus j’essaie de t’aimer !…

— Et espères-tu réussir, Jeanne ?

— Ça m’a l’air difficile… Pourquoi ?… je l’ignore. Toutes les fois que je veux penser à toi, c’est l’image de mon chevalier Louis qui se présente à mon esprit… N’est-ce pas que cela est bien extraordinaire ?

Laurent ne répondit pas à cette question naïve, mais un nuage passa sur son visage, et son regard menaçant chercha de Morvan.

La personne la plus heureuse, sans contredit, de la délivrance du chevalier et de son matelot, c’était Alain, qui en extase devant son maître, s’arrachait de joie les cheveux.

— Que vous êtes donc bon, mon maître, disait-il, de me pardonner mon abandon ! je reconnais que mon devoir était de vous suivre ; mais que voulez-vous : je suis entré dans une maison où il y avait tant d’or que j’en ai été ébloui. J’y suis resté plus d’une heure sans m’en douter : je croyais m’y trouver à peine depuis une minute.

— Comment, Alain, tu as participé au pillage de la ville ?

— Moi, mon maître, j’ai vengé ces pauvres chers Indiens que les Espagnols ont si cruellement traités il y a cinquante ans, et dont M. Montbars m’a raconté l’histoire… Infortunés Indiens !.. Avons-nous travaillé, les amis et moi ; nous n’avons pas laissé une once d’or dans cette maison. Car, après tout, les Indiens étaient comme nous des créatures du bon Dieu… les îles leur appartenaient… Je parierais que nous avons rapporte au moins dix mille écus à la masse !…

De Morvan allait répondre à son serviteur, lorsque Laurent se présenta.

— Matelot, lui dit-il, tout à l’heure il m’est venu une mauvaise pensée à ton sujet ! Je te dois un dédommagement : la vie de flibustier ne te convient pas ; je veux en un jour assurer ta fortune afin, que tu puisses retourner en Europe ! Écoute-moi !…

— Je te remercie de tes intentions, interrompit le chevalier, mais tu te trompes du tout au tout sur les miennes ! Il est vrai qu’assister au pillage des villes est une chose qui me sourit médiocrement ; néanmoins je saurai me soumettre aux exigences de la guerre. Quant à vivre à présent de la vie d’Européen je n’y songe pas, cela ne me serait plus possible !…

— Et si Fleur-des-Bois devenait ma maîtresse ?

— Si Fleur-des-Bois devenait ta maîtresse ! répéta le jeune honime en pâlissant, eh bien… alors !… mais non, cela ne peut être, cela ne sera jamais !…

— C’est ce que nous verrons. À présent, parlons d’autre chose, dit froidement Laurent ; j’ai un projet à te communiquer.

— Je l’écoute matelot !

— Aujourd’hui, reprit Laurent, est la première fois de ma vie que j’aie reculé devant l’ennemi… car il ne faut pas nous le dissimuler, quelque glorieuse qu’ait été notre retraite, nous avons fui. Nous avons donc une revanche à prendre !… Mon intention est de profiter de l’enthousiasme de nos hommes et de la stupeur de la garnison de Grenade pour attaquer cette ville de vive force et en plein jour ! Des objections, je n’en veux pas ! Je te mets au courant de mon projet, non pour obtenir ton assentiment, mais seulement pour l’indiquer le rôle que je te destine !

Tu conçois que n’ayant pour ainsi dire pas assisté à l’expédition de cette nuit — et réellement nous avons manqué à notre devoir en passant notre temps à pérorer avec Nativa, au lieu de rester à la tête de nos hommes — il nous faut à présent payer de notre personne pour ne pas voler la part de butin qui nous reviendra. Si je suis tué — j’arrive à ce qui te concerne — tu prendras le commandement en chef de l’expédition, et tu procéderas aussitôt que possible au rembarquement de nos forces, car, moi tué, matelot, les quatre-vingt-dix hommes qui, sous mes ordres, valaient une armée, redeviendraient une simple poignée d’aventuriers. Acceptes-tu ?

— Me battre en plein jour, à la lumière du soleil, ne peut que m’être agréable, répondit de Morvan. Je ferai de mon mieux ; j’espère que tu seras content de moi.

— Voilà une modestie qui prouve un grand cœur ; suis-moi.

Laurent retourna auprès des flibustiers qui attendaient avec impatience le signal du départ.

— Frères de la Côte, leur dit-il, j’ai à m’accuser devant vous d’avoir eu une trop haute opinion de la valeur espagnole. Je vous ai fait descendre nuitamment à terre, comme des voleurs, au lieu de vous conduire galamment à la bataille. Vous avez vu pourtant que mon matelot et moi nous avons tenu tête pendant une demi-heure à la garnison entière de la ville… Réparons, par un éclatant fait d’armes notre erreur… Grenade regorge de richesses. Nous serions à tout jamais déshonorés si nous nous contentions du maigre butin emporté par nos canots… Nos frères de l’île de la Tortue nous traiteraient de mendiants… En avant, mes amis ! Rentrons dans Grenade…

De tout le discours de leur chef une seule chose ressortait pour les flibustiers, mais elle suffisait à exciter au dernier degré leur enthousiasme ; c’est-à-dire qu’ils allaient centupler leur butin. Aussi, un cri unanime et spontané de : Marchons ! partit de toutes les bouches.

En moins de cinq minutes les rangs furent formés, et la colonne se mit en mouvement.

À l’extrémité du faubourg de Santa-Engracia les flibustiers rencontrèrent un corps de troupes composé d’environ deux cents Espagnols.

— Amis, dit Laurent à ses flibustiers, c’est à peine si vous avez chacun deux hommes à tuer ! Dépêchez-vous de terminer cette besogne. Cette escarmouche est si insignifiante, que je n’y prendrai même pas part ! Je vous laisse libre de vos mouvements !…

La fusillade commença aussitôt : dix minutes plus tard, des deux cents Espagnols il ne restait que quinze soldats valides.

Tous les autres étaient morts ou grièvement blessés. Les Boucaniers n’avaient à regretter la perte que d’un seul des leurs : on se remit en route.

Cette fois les Boucaniers parvinrent jusqu’à la place de la cathédrale sans rencontrer aucune résistance ; les habitants de la ville, frappés de frayeur, se sauvaient de tous côtés.

Laurent riait de bon cœur.

— Mes amis, dit-il à ses flibustiers, il ne nous reste plus à présent qu’à aller rendre grâces à Dieu de notre victoire et chanter un Te Deum ! Que trente d’entre vous restent, pour surcroît de précaution, rangés en ordre de bataille. Quant à piller les maisons, cela est parfaitement inutile : je me charge de faire venir à nous d’eux-mêmes l’or et l’argent.


FIN DU QUATRIÉME VOLUME.