Les Boucaniers/Tome VII/VIII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIp. 233-269).


VIII

Les Rivales (suite).


Le premier mouvement de Morvan fut de se précipiter au secours de la pauvre enfant, mais un regard de Nativa le retint : Laurent releva Fleur-des-Bois !

— Accompagnez-moi, chevalier, dit Nativa, allons chercher mes femmes : elles prendront soin de cette jeune fille.

Dès que l’Espagnole eut franchi le seuil de la porte de l’appartement, elle se retourna vers de Morvan, et d’une voix que la colère agitait :

— Chevalier, lui dit-elle, Laurent doit mourir, non pas tué en duel par la main d’un gentilhomme, il est indigne de cet honneur ; mais de la mort ignominieuse du voleur qui pille les villes, de l’assassin qui ne respecte pas les femmes !… Ici, vous resterez en sûreté en attendant le départ des Boucaniers… Le pis qui pourrait vous arriver si vous étiez reconnu pour un Français, serait de devenir prisonnier de guerre sur parole… Dans ce cas, j’aurais recours à la puissance de mon père… Quant à moi, je dois, avant tout, sauver Grenade des horreurs dont elle est menacée… Venez…

— Qu’allez-vous faire Nativa ! s’écria de Morvan avec terreur !… sortir pour appeler au secours !… Pour vous, vous le savez, je n’hésiterais pas à sacrifier ma vie, mais il est au-dessus de mes forces de vous livrer mon honneur ! Laurent, quels que soient ses torts envers vous, est en ce moment mon compagnon d’armes, je ne l’abandonnerai pas !… Arrêtez !…

De Morvan, en parlant ainsi, se plaça résolument entre Nativa et la porte de sortie qui donnait sur la rue ; l’Espagnole, au lieu de tenter ce passage, s’élança dans une direction contraire et disparut aussitôt.

À peine quelques secondes s’étaient-elles écoulées, que les sons prolongés d’une cloche lancée à toute volée retentissaient vibrans au milieu du silence de la nuit.

— Chevalier, dit Nativa en revenant, pour respecter vos scrupules, j’ai agi contre votre volonté. Vous n’aurez pas ainsi à vous reprocher d’être mon complice. J’ai fait sonner la cloche d’alarme !

En moins d’une minute toute la population de Grenade sera sur pied. Cette cloche que vous entendez est destinée à annoncer les tremblement de terre et les incendies… Pas un des Boucaniers ne sortira vivant de la ville ! Quant à vous, suivez-moi ! Jusqu’à ce que ces brigands aient reçu le châtiment qu’ils méritent, je vous placerai en un lieu sûr où nul ne soupçonnera votre présence.

— Nativa, s’écria de Morvan pâle d’indignation et de colère, cette cloche sonne le glas de mes funérailles ! Croyez-vous que je serais assez lâche et assez infâme pour abandonner mes compagnons à l’heure du danger ! Ces flibustiers que vous affectez de mépriser sont, après tout, des sujets du roi de France, de braves, et hardis combattants qui soutiennent l’honneur de leur patrie… Arrière, senorita ! laissez-moi passer que j’aille rejoindre mes frères.

— Tu crains pour les jours de la jeune fille qui voulait t’éloigner de moi !… n’est-ce pas, chevalier ? s’écria Nativa. Bien ! va la retrouver. N’oublie pas toutefois, qu’un serment solennel lie à présent ton sort au mien !… — Ah ! mon père a raison dans sa haine : les Français manquent de cœur !

Le temps pressait ; déjà le bruit de détonations retentissait dans le lointain ; de Morvan, sans songer à répondre aux reproches de Nativa, s’élança dans l’appartement où il avait laissé Jeanne évanouie et son matelot, le beau Laurent.

Laurent, en voyant revenir le chevalier, ne montra aucune surprise ; il savait bien que le jeune homme ne l’abandonnerait pas dans ce moment critique. Jeanne était toujours évanouie.

— Matelot, lui dit-il, il n’y a pas de temps à perdre ; les minutes valent des heures. Voici déjà le jour qui se montre à l’horizon : encore quelques secondes, et la fuite deviendra impossible !… Hâte-toi de te réunir aux deux hommes que j’ai placés de faction à la porte de la rue : à vous trois, vous parviendrez sans doute à atteindre le faubourg de Santa-Engracia et à vous embarquer !

— Quoi ! Laurent, répondit le chevalier, te figures-tu que je consentirais jamais à te laisser au milieu d’ennemis acharnés et furieux, lorsque je suis justement l’auteur de ta perte ? Non, certes, mille fois non ! Là où tu resteras, je resterai. Notre sort doit être commun.

— Quelle sotte chose qu’une générosité mal entendue, dit Laurent en haussant les épaules. À quoi diable veux-tu que me serve ton dévoûment ? Ta présence ne fera, au contraire, que me gêner.

— Mais qui t’empêche, matelot, de suivre le conseil que tu me donnes, c’est-à-dire d’essayer de gagner toi-même le faubourg de Santa-Engracia ?

— Et Fleur-des-Bois ? répondit Laurent.

— La sauveras-tu en te sacrifiant pour elle ? Non ! Pars, matelot ; laisse-moi auprès de Jeanne… Si tu réussis à te réunir à nos amis, tu reviendras nous délivrer.

— Abandonner Jeanne, jamais ! s’écria le flibustier avec une énergie passionnée. Pauvre et chère enfant, ne lui dois-je pas de sentir battre mon cœur ?… Laurent s’élançant alors vers la fenêtre qu’il ouvrit avec violence, ordonna aux deux Boucaniers placés en sentinelle dans la rue de s’éloigner.

— À présent, matelot, dit-il avec un grand sang-froid en revenant auprès du chevalier, il s’agit de nous préparer de belles funérailles. Si nous succombons, il faut que ce soit fatigués de vaincre ! Nous ne devons tomber que sur un monceau d’ennemis immolés par nos mains ! Tandis que tu vas construire avec les meubles du salon un retranchement qui nous permette de faire feu par la fenêtre sur les Espagnols, sans trop nous exposer à leurs balles, moi, j’enfermerai les serviteurs du comte de Monterey, afin qu’ils ne nous prennent pas en traîtres… Ensuite… ma foi, à la grâce du hasard !… Je me suis déjà trouvé dans des positions tout aussi critiques, et j’en suis toujours sorti à mon honneur. Je ne vois pas trop pourquoi, cette fois, je serais moins bien inspiré et moins heureux. Allons ! à l’ouvrage !

Pendant l’absence du flibustier, qui fut de très courte durée, le chevalier s’empressa d’exécuter son ordre ; il entassa devant les trois larges fenêtres que possédait le salon, tous les meubles qui lui tombèrent sous la main, en ayant soin de ménager des jours ou des espèces de meurtrières dans ces barricades improvisées.

Ces apprêts terminés, de Morvan s’occupa de Fleur-des-Bois : il humecta le front de la jeune fille avec de l’eau glacée et mit en œuvre tous les moyens qu’il crut les plus efficaces pour la tirer de son évanouissement : ce fut en vain, Jeanne resta plongée dans une immobilité léthargique.

— Hélas ! se disait-il en contemplant avec des larmes dans les yeux la malheureuse enfant, et penser que je suis son bourreau ! qu’avant de me connaître la pauvre Fleur-des-Bois vivait insouciante et heureuse ! Ah ! combien n’ai-je pas été cruel tout à l’heure envers elle !… Nativa ! Nativa ! j’en suis arrivé au doute. Entre toi et celle que je t’ai si indignement sacrifiée, mon cœur, à présent, hésite. Je n’ai su comprendre ni l’admirable caractère de Jeanne, ni son adorable beauté… Il me semble qu’un épais bandeau couvrait ma vue, et qu’à partir de ce moment seul j’aperçois le soleil ! Mais ce fatal serment qui me lie !…

Ah ! Jeanne, il faut que je tienne mon cœur à deux mains pour ne pas tomber à tes genoux et te dire : « Je t’aime ! »

De Morvan, entraîné par l’émotion, prononça le mot « je t’aime » avec un accent passionné. Aussitôt, prodige inexplicable, les couleurs de la vie revinrent sur les joues décolorées de Fleur-des-Bois.

— Ah ! c’est toi, mon chevalier Louis, dit-elle en ouvrant les yeux ! Que s’est-il donc passé ! N’ai-je pas été blessée ? Où suis-je ?

La jeune fille regarda autour d’elle d’un air effaré ; puis, poussant un cri d’angoisse :

— Je me rappelle tout !… Ah ! chevalier Louis, que tu as été méchant !… Mais non… j’ai tort de t’accuser… pardonne-moi… je ne sais ce que je dis… ce n’est pas ta faute si je te déplais !… Tu as été bien bon au contraire de supporter si longtemps ma présence sans te fâcher, sans me faire sentir combien elle te pesait !… Oh ! ne crains rien, je vais m’éloigner… Jamais plus tu ne me reverras !… Adieu mon chevalier Louis !… Adieu !…

Jeanne s’était vivement levée, mais sa faiblesse trahit son courage et sa volonté : elle dut se soutenir contre la muraille pour atteindre jusqu’à la porte.

De Morvan sentait son cœur se briser.

— Jeanne, s’écria-t-il en s’élançant vers elle, ne m’accable pas !… Si tu savais comme je souffre, tu aurais pitié de moi. Je ne t’aime pas, dis-tu ?… Affreuses paroles !… Jeanne, ma sœur, mon amie, je donnerais dix ans de ma vie pour ne m’être pas lié par un serment !… Car alors… alors…

De Morvan retint l’aveu qui allait s’échapper de ses lèvres. Des larmes étouffaient sa voix.

Le visage de Fleur-des-Bois, soit que la douleur de Morvan eût attendri la pauvre enfant, soit plutôt qu’une révélation soudaine eût éclairé son cœur, le visage de Fleur-des-Bois s’illumina d’une expression de joie céleste.

— Mon chevalier Louis, murmura-t-elle, ne parle pas ainsi, je t’en conjure… Tu me rends trop heureuse… moi qui croyais que tu me détestais… que ma vue te faisait horreur !… Tu m’aimes encore… tu consens à me conserver toujours pour ta sœur… Ne te fâche pas si je pleure… c’est de bonheur… J’ignorais que les larmes fussent parfois si douces…

Fleur-des-Bois se tut pendant un instant ; l’émotion qu’elle éprouvait était au-dessus de ses forces.

Ènfin, faisant un effort sur elle-même, elle reprit d’un air timide et en baissant la voix :

— Ne crois-tu pas, mon chevalier Louis, que nous ferions bien de nous éloigner ? rester plus longtemps ici, c’est nous exposer à tomber entre les mains des Espagnols.

— Tu as peur, ma douce Fleur-des-Bois ?

— Moi, peur avec toi ! mon chevalier Louis… Oh ! jamais !… C’est-à-dire, oui, reprit Jeanne en rougissant, j’ai peur… Éloignons-nous, je t’en conjure !

Cet innocent mensonge était le premier que Jeanne commettait de sa vie : elle était jalouse.

Au moment où Fleur-des-Bois ouvrait la porte de l’appartement une décharge de mousqueterie retentit sur la place de l’Église.

— Il est trop tard, mon chevalier Louis, dit-elle sans montrer aucune émotion, nous sommes perdus !

Jeanne leva alors des yeux reconnaissants vers le ciel et murmura, mais si bas, que de Morvan ne put l’entendre :

— Ah ! ma bonne Sainte-Vierge, exauceriez-vous ma prière ? M’accorderiez-vous la joie de mourir avec mon chevalier Louis ?

Quant au jeune homme, il s’était, au bruit de la mousqueterie, précipité vers la fenêtre ; il aperçut des soldats espagnols qui, affolés de frayeur, tiraient au hasard, droit devant eux, quoique aucun flibustier ne fût en vue.

— Matelot, s’écria le beau Laurent en rentrant, nous sommes maîtres de l’intérieur ! J’ai enfermé en lieu sûr tous les serviteurs du comte de Monterey. Malheureusement je n’ai pu retrouver Nativa, Mais, qu’importe ! Ah ! Fleur-des-Bois, comme te voilà fière et vaillante ! Te sens-tu la force de nous accompagner ? Tentons une sortie ?… Les Espagnols sont tellement effrayés, qu’ils nous prendront pour un corps entier d’armée. C’est cela, partons…

Le flibustier parlait encore, quand deux balles, tirées à courte distance, vinrent briser le marbre d’une table que de Morvan avait placée dans une des barricades.

Au même instant, des cris furieux retentirent sur la place de l’Église.

— Puisque nous sommes découverts, restons, dit Laurent avec une parfaite indifférence. Allons, chevalier, prenons position, mettons-nous chacun derrière une fenêtre : Fleur-des-bois chargera nos armes !

— Moi, s’écria la Boucanière avec exaltation, je veux combattre aux côtés de mon chevalier Louis !

Quelques secondes s’étaient à peine écoulées que trois coups de feu tirés avec une rare adresse, jetaient trois Espagnols par terre.

— Eh ! eh ! dit Laurent en déchargeant ses pistolets, qui tuèrent encore deux nouveaux ennemis, — manœuvre que de Morvan imita avec un égal succès ; — voilà déjà sept Hidalgos de moins ! Pour peu que ces braves gens s’obstinent à nous donner assaut, nous allons nager en plein carnage et nous amuser à l’extrême ! Je parie qu’ils seront forcés d’employer le canon !… Ah ! voici un officier qui se trouve devant le point de mire de mon mousquet : cela fait huit !

En effet, quoique la bataille fut à peine commencée, huit cadavres jonchaient déjà le pavé de la place de l’Église.

Les Espagnols, épouvantés par les pertes rapides qu’ils venaient de subir, et ignorant à quel nombre de flibustiers ils avaient affaire, se sauvaient de tous les côtés.

De Morvan et Laurent en atteignirent encore deux dans leur fuite.

— Voilà de braves combattants, dit Laurent en haussant les épaules d’un air de pitié ; ils sont capables d’établir autour de nous un blocus, et de compter, pour nous soumettre, sur la famine !

— Tu juges mal nos ennemis, matelot, répondit de Morvan ; ils sont loin de renoncer à employer la force ! J’aperçois une nombreuse compagnie de soldats qui se dirige vers la place !

— Feu sur les officiers, matelot ! Les soldats privés de leurs chefs deviennent des machines inintelligentes ! Un capitaine atteint… très bien ! Je te paie ton capitaine au prix d’un colonel… Nous voici quittes ! Jeanne, baisse-toi ! Les Hidalgos se décident à nous répondre.

En effet, une grêle de balles tirées avec une précipitation aveugle vint fouetter les murs en pierre de taille de la maison de Monterey ; pas un seul projectile n’entra dans l’appartement occupé par les assiégés. Laurent se mit — ce qui lui arrivait bien rarement — à rire de bon cœur, et, se retournant vers le jeune homme :

— Corbleu ! il faut avouer que j’ai été bien niais de débarquer nuitamment à Grenade. Je devais tout bonnement m’emparer de la ville en plein jour. Avec mes quatre-vingt-dix hommes, nous aurions passé la garnison entière au fil de l’épée… Plus personne sur la place… aucun coup de feu dans le lointain… Allons ! les embarcations laissées à Santa-Engracia ont dû remplir leur mission : c’est-à-dire transporter l’or et les dépouilles espagnoles à bord de la frégate… Il est probable que nos hommes vont s’occuper maintenant de venir nous délivrer. Je ne serais pas fâché d’user un peu de l’arme blanche : notre position tourne au monotone…

— Mais elle reste toujours fort critique, matelot. Il me semble impossible qu’à la longue nous ne finissions pas par succomber. Une fois que les Espagnols seront revenus de leur première surprise, qu’ils sauront le nombre si restreint des adversaires qui leur tiennent tête, nous serons perdus !

— Je ne vois, pas les choses si en noir, répondit Laurent ; je trouve que nous possédons autant de chances de succès que nous pouvons raisonnablement le désirer !

— Et quelles sont ces chances, matelot ?

— D’abord la terreur que notre heureux début a dû inspirer à l’ennemi ; ensuite la probabilité d’une intervention de notre équipage ; enfin, et ceci est la chose sur laquelle je compte le plus, mon coup d’œil et mon intelligence. Je suis intimement persuadé que s’il se présente un événement favorable pour nous, je l’exploiterai de telle sorte, et j’en tirerai si bon parti, que nous ne devrons notre salut qu’à nous-mêmes.

De Morvan, quelque brave qu’il fût, ne put se défendre d’une véritable admiration pour cet homme qui, seul contre une ville, ne désespérait pas de sortir vainqueur d’une lutte aussi disproportionnée.

Au reste, les faits d’armes de Laurent, rapportés par l’histoire, dépassent les bornes du possible et confondent l’imagination.

Cette fois le hasard ne répondit pas à l’attente du flibustier.

À peine achevait-il de faire part de ses espérances au chevalier, que deux bataillons de milice et trois compagnies de troupes réglées, débouchèrent ensemble des rues qui aboutissaient à la place de l’Église.

Au lieu de rester exposés au feu des Boucaniers, les Espagnols prirent position, les uns dans les maisons voisines de celles du comte de Monterey, les autres dans le clocher et sur les toits de la cathédrale.

La lutte se rengageant de cette façon présentait un caractère tout différent et bien autrement dangereux qu’elle avait eu jusqu’alors.

Enfin, une pièce de canon de huit, traînée à force de bras, apparut à l’extrémité de la place ; des artilleurs, la mèche allumée, la suivaient.

— Ça, c’est trop amusant et trop drôle ! s’écria Laurent. Je n’aurais jamais cru ni espéré voir ma plaisanterie se réaliser si vite ! De l’artillerie pour attaquer deux hommes et une jeune fille ! Il n’y a que les Espagnols pour avoir de pareilles idées. Ce peuple, grâce à sa gravité extérieure, a toujours été méconnu : il est plein de gaîté.

Il était évident pour de Morvan que son compagnon d’armes, ou plutôt d’infortune, n’essayait nullement de cacher sa crainte par des fanfaronnades : la façon dont il s’exprimait portait en elle un cachet de sincérité qu’on ne pouvait révoquer en doute.

Laurent ne devait éprouver aucune émotion : Sa gaîté était vraie.

— Eh bien, matelot, lui demanda de Morvan avec anxiété, que penses-tu des nouvelles dispositions de l’ennemi ?

— Ma foi, je ne te cacherai pas que les choses me paraissent bien changées de face et qu’à moins d’un miracle, je ne devine pas trop comment nous sortirons vivants de ce guêpier !