Les Boucaniers/Tome VII/III

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIp. 65-89).


III

L’Embarquement (suite).


Depuis une semaine que l’expédition commandée par Laurent avait quitté l’île de la Tortue, le temps s’était écoulé pour de Morvan avec une rapidité prodigieuse.

Chaque jour, chaque heure l’attachait davantage à Fleur-des-Bois ; car à chaque instant il découvrait dans la jeune fille une qualité et une grâce nouvelles.

Un avantage fort grand, que le chevalier retirait de son matelotage avec Laurent, était de pouvoir vivre en dehors des gens de l’équipage.

Ordinairement, dans les expéditions entreprises par les flibustiers, aucune distinction n’existait à bord des navires ; le dernier homme était, hormis le commandement et les parts de prise, l’égal du capitaine.

Laurent, avec son esprit fier et despote, n’avait jamais voulu se soumettre à cet usage ; il tenait à être traité en maître absolu, et la discipline établie par lui à son bord égalait en sévérité celle de la marine royale.

Installé magnifiquement dans la plus belle cabine de l’arrière, il n’admettait à sa table que son matelot de Morvan et Flieur-des-Bois.

Depuis que la frégate tenait la mer, aucun incident digne d’être mentionné, si ce n’est l’apparition de deux voiles espagnoles, ne s’était présenté ; Laurent avait fait poursuivre la route sans vouloir donner chasse à l’ennemi.

Cette indifférence pour un butin presque assuré n’avait pas déplu à l’équipage : elle lui prouvait que l’entreprise tentée par son chef devait être considérable puisqu’il dédaignait les prises que le hasard plaçait à sa portée.

Un soir, Laurent, son matelot et Fleur-des-Bois, assis sur le gaillard d’arrière paraissaient contempler avec admiration le coucher du soleil.

Pas un de ces trois personnages cependant ne s’occupait du sublime spectacle qu’ils avaient devant les yeux : ils étaient tout entiers à leurs pensées.

Le visage de Laurent reflétait, contrairement à son habitude, une expression de découragement, de douce mélancolie.

— Ami, dit-il en s’adressant à de Morvan, je suis tenté de croire que les éléments conspirent en faveur de tes amours ! Jamais, depuis des années que je sillonne ces parages, je n’ai vu régner sous ces latitudes des vents semblables à ceux qui nous favorisent en ce moment. Avant dix jours d’ici, si ce phénomène se prolonge, tu seras auprès de ta bien-aimée.

Quoique les paroles prononcées par Laurent eussent dû lui être agréables, le jeune homme, en les entendant, se troubla.

Quant à Fleur-des-Bois, elle pâlit et porta vivement la main à son cœur.

— Que dis-tu, Laurent ? s’écria-t-elle vivement, puis s’arrêtant au milieu de sa phrase, elle se mit à sourire, et elle ajouta :

— C’est pour te moquer de moi et me faire peur que tu parles ainsi, n’est-ce pas ?

— Te faire peur, Jeanne, répéta Laurent avec tristesse, en quoi donc les amours du chevalier Louis peuvent-ils te toucher ?… Ne dois-tu pas, puisque tu es son amie, désirer son bonheur ?…

— Quoi ! c’est donc vrai, Louis, que tu aimes une femme ! s’écria Fleur-des-Bois d’une voix pleine de sanglots. Moi qui te croyais si noble, si bon ! Non, c’est impossible.

Suffoquée par l’émotion, Jeanne garda un moment le silence.

— Vraiment, mon chevalier Louis, reprit-elle bientôt après, je ne comprends rien à ce qui vient de se passer. Il me semble que j’ai reçu un coup terrible ! Un nuage s’est placé entre mes yeux et la lumière. J’ai cru que j’allais tomber. Ne t’ai-je pas dit que je te détestais ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! je l’ai pensé. Quelle chose bizarre ! j’ai eu un moment de folie. Pourquoi ? Il m’est impossible de m’en rendre compte.

De Morvan, quelque peu clairvoyant qu’il fût en amour, comprit parfaitement la cause du trouble et de l’émotion éprouvés par Fleur-des-Bois ; cette découverte lui causa une sensation indéfinissable.

Embarrassé, ému, ne sachant que répondre, il cherchait un moyen pour donner un autre tour à la conversation : la vivacité de Fleur-des-Bois ne lui laissa pas le temps de prendre la parole :

— Ah ! je me rappelle maintenant, s’écria-t-elle. Laurent n’a-t-il pas prétendu, mon chevalier Louis, que si le beau temps continue, tu reverras bientôt la bien-aimée de ton cœur ? tu as donc une autre amie que moi ? Est-elle jeune, jolie ? Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé d’elle ?…

— Je pensais, Jeanne, répondit de Morvan avec gêne, que ce sujet de conversation ne devait présenter aucun intérêt pour toi. Une femme que tu ne connais pas…

— Qu’importe, mon chevalier Louis, puisque cette femme t’aime… il faut bien que je m’intéresse à elle. Crois-tu que je lui plairai ? Je veux faire tous mes efforts pour lui être agréable. — Est-elle bonne, au moins ?

— Bonne, comme toi, ma sœur.

— C’est étonnant comme l’on a parfois de singulières idées !… Je me figurais qu’elle devait être méchante !… Ma première pensée a été de la détester !… Je te demande si cela a le sens commun ! Décidément, je ne suis pas, ce soir, dans mon état ordinaire… Je souffre beaucoup. Cest l’humidité de la nuit, sans doute, qui m’aura saisi… Je ressens des frissons qui me glacent le sang… J’ai envie de pleurer !…

Jeanne baissa la tête, elle sanglotait.

— Fleur-des-Bois, lui dit Laurent en lui prenant la main, du courage ! Cette indisposition sera passagère : elle disparaîtra demain devant le premier rayon de soleil. Toutefois, tu ferais bien de regagner ta cabine et d’essayer de goûter un peu de repos.

— Merci de l’intérêt que tu me portes, Laurent, dit la pauvre enfant. Je remarque que tu as beaucoup changé à ton avantage. Tu es à présent, bien bon pour moi et meilleur avec tout le monde… Je ne te déteste plus…

Ces paroles naïves firent sourire le beau Laurent.

De Morvan crut remarquer une expression de joie véritable sur son visage, son front se rembrunit.

Une fois que Jeanne se fut retirée, un assez long silence régna entre les deux matelots : ce fut Laurent qui le rompit le premier.

— Chevalier, dit-il d’une voix qui contrastait par sa gravité avec le ton de raillerie qui lui était habituel, une explication, si je ne me trompe, est devenue nécessaire entre nous. Je t’ai prié, en t’offrant de devenir mon matelot, de ne jamais m’interroger sur mon passé, et, je te rends cette justice, tu as été d’une discrétion parfaite. Aujourd’hui, c’est moi qui viens aborder ce sujet : tu comprendras tout à l’heure le motif qui m’y détermine.

J’entre brusquement en matière : ma fougueuse jeunesse a été traversée par une de ces grandes douleurs qui suffisent, au début de la vie, pour tuer, moralement parlant, un homme. Trop fier pour me laisser accabler, trop ardent pour me soumettre, trop impatient pour attendre du temps des consolations et un oubli peut-être chimériques, je me suis élancé dans une voie qui ne m’était pas destinée, et que j’ai suivie depuis lors avec énergie, avec rage ! Éprouvant un profond mépris pour l’humanité entière, croyant avoir à me venger d’elle, je me suis appliqué à satisfaire tous mes caprices, à faire plier chacun sous ma volonté ! Jusqu’à présent je n’ai point failli à ma tâche.

L’or et le sang ne m’ont jamais coûté lorsqu’il s’est agi de me procurer une distraction même insignifiante : j’ai été impitoyable ! Aujourd’hui, soit fatigue, soit remords, soit ennui, je sens le besoin d’essayer d’une autrr existence, de vivre par le cœur ! Cet aveu sortant de ma bouche te surprend, matelot ? ton étonnement, crois-moi, est moins grand que le mien. J’en suis à me demander si je ne rêve pas ! Je ne puis croire encore à une telle métamorphose !

J’aborde maintenant le sujet qui te préoccupe ; je vais te parler de Fleur-des-Bois.

De Morvan tressaillit.

— Je n’ai jamais encore, poursuivit le beau Laurent, grâce à mon audace, à mes folles prodigalités, à ma réputation d’insensibilité et d’impertinence, trouvé de femme qui m’ait résisté !… J’en suis donc arrivé à une incrédulité complète de leur vertu ! Peut-être est-ce là le motif qui m’a empêché jusqu’à présent d’aimer ! Eh bien ! enfin, matelot, j’ai rencontré la femme que je désirais ! J’aime Fleur-des-Bois !… J’ai foi dans cette jeune fille !

— Tu as sans doute raison, dit sèchement le chevalier ; mais en quoi, je te prie, ce changement de ton cœur peut-il m’intéresser ?

— Ta mauvaise humeur, Louis, prouve au contraire combien ce sujet te touche ! Pour moi, il est incontestable que Jeanne se sent entraînée vers toi ; mais je suis également persuadé que je parviendrai, avec du temps et de la persévérance, surtout à présent qu’elle connaît ton amour pour Nativa, à te remplacer dans son affection. Tu vois que je te parle avec une entière franchise.

Je tiens à ton estime ; je ne veux pas que tu m’accuses plus tard d’avoir abusé de ton amitié : voilà pourquoi je t’avertis qu’à partir de ce moment tous mes efforts tendront à séduire Jeanne ; qu’excepté la violence, je ne reculerai devant aucun moyen pour devenir son amant !

— Tromper une jeune fille sans expérience, un ange de pureté qui s’est confié à ton honneur, ce serait une action indigne d’un honnête homme, Laurent. Je m’opposerai de toutes mes forces, je t’en préviens, à tes honteux et coupables desseins !

— Ces paroles, prononcées il y a un mois, t’auraient coûté la vie ! dit froidement le flibustier ; aujourd’hui que tu es mon matelot, tu jouis vis à vis de moi de l’impunité la plus complète ; ne te gêne donc pas pour m’insulter. Je subirai avec résignation tes provocations et tes outrages.

Cette réponse fit honte à de Morvan de son emportement.

— Je regrette, matelot, dit-il, le cri d’indignation que vient de laisser échapper mon cœur.

— D’indignation ! Allons donc ! de jalousie ! interrompit Laurent. Un dernier mot : Veux-tu me jurer sur l’honneur que tu renonces à ton amour pour Nativa ! Alors je me retire !

— Renoncer à Nativa !… Parles-tu sérieusement ? Ne sais-tu pas que la fille du comte de Monterey représente pour moi l’univers entier ! Que si je désire la fortune, la gloire, l’indépendance, c’est non par ambition, mais bien pour m’élever jusqu’à elle !… Qu’aucun effort, aucun sacrifice ne me coûteront pour obtenir sa main !… Si je blâme tes vues sur Fleur-des-Bois, ce n’est pas certes que je sois jaloux. Je défends Jeanne comme je défendrais une sœur… Je veux lui conserver intact son avenir.

— Bel avenir, vraiment, dit Laurent, que de se trouver à la mort de son père, dans un isolement complet sans un guide, sans un ami, sans un appui, et livrée à la brutalité du premier Casque-en-Cuir venu ! Plus d’une grande dame aurait, si cela eût été en son pouvoir, payé de dix ans de sa vie l’honneur de devenir ma maîtresse. Fleur-des-Bois, ne sera pas aussi mal partagée que tu affectes de le croire !

— Ainsi tu t’obstines dans ton projet ?

— Certes, je ne sais ce que c’est que de reculer !

— Tu me promets, au moins, de ne jamais avoir recours à la violence ?

— Je te le promets. Le jour où Jeanne deviendra ma maîtresse, ce sera de son libre consentement, et je ne lui cacherai pas l’étendue du sacrifice qu’elle s’impose !…

— Bien, matelot ; alors je ne crains rien !

— Tu as tort. Je n’ai pas encore échoué dans l’accomplissement d’un de mes désirs, et jamais je n’ai rien tant souhaité comme de devenir l’amant de Fleur-des-Bois.

Le lendemain du jour où cette conversation entre les deux matelots avait eu lieu, Jeanne resta jusqu’au soir enfermée dans sa cabine.

Plusieurs fois, en passant devant la porte, de Morvan entendit des sanglots étouffés.