Les Boucaniers/Tome VII/II

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIp. 35-61).


II

L’Embarquement.


Une heure après son apparition au cabaret de l’Ancre-Dérâpêe, Laurent s’embarquait avec vingt rameurs dans une de ces longues pirogues espagnoles construites pour aller à la rame et à la voile en même temps, et dont la vélocité tenait du prodige.

Après avoir consulté l’état du vent et s’être orienté, il donna l’ordre du départ, et la longue et mince embarcation se mit à voler sur la crête des vagues.

Laurent, assis à l’arrière, tenait le gouvernail ; le hardi flibustier avait l’air sinon inquiet au moins très préoccupé.

— Ah ! la senorita Sandoval veut me revoir, pensait-il ; que sa volonté soit faite !… Comment n’ai-je pas eu, en lisant sa lettre, l’idée de cette expédition à Grenade, qui m’est venue seulement au cabaret de l’Ancre-Dérâpée !… Pourvu toutefois que je parvienne à rattraper Pied-Léger !… La capture de cet espion est pour moi de la plus haute importance. Personne n’est plus à même que lui de me donner les renseignements dont j’ai besoin. Appuyez ferme sur les avirons, mes amis ! dit alors Laurent en s’adressant aux rameurs. Trente piastres à celui qui, le premier, apercevra l’embarcation que nous cherchons…

Laurent, dont la sagacité naturelle égalait l’expérience maritime, avait calculé, en se lançant à la poursuite de Pied-Léger, et l’avance gagnée par l’espion, et la direction qu’il devait avoir prise.

— Le navire espagnol qui l’attendait, murmurait-il, n’aura jamais osé s’approcher à plus de six lieues de terre ; et, comme Pied-Léger est seul, qu’il a contre lui la marée et le vent, il est impossible qu’il m’échappe.

Pendant les deux premières heures qui suivirent, Laurent ne prononça pas une parole : il était absorbé par l’examen de l’horizon.

La nuit illuminée par un magnifique clair de lune, se prêtait admirablement à ses recherches.

Tout-à-coup la voix du flibustier retentit joyeuse et sonore au milieu du silence.

— Holà ! mes amis, dit-il en s’adressant aux rameurs, êtes-vous donc tellement indifférents aux trente piastres promises, que vous ne m’ayez pas encore signalé ce navire qui gouverne bâbord-amure, comme s’il voulait nous accoster au vent !… Ses voiles se détachent, cependant avec une grande netteté sur l’azur du ciel !… Ferme toujours sur les avirons !…

Les flibustiers quoiqu’avertis eurent toutes les peines du monde à apercevoir le bâtiment dont la voile, à en croire leur chef, se détachait avec une si grande netteté sur l’azur du ciel.

Laurent, qui passait à juste titre pour le meilleur pointeur que possédait la flibuste, jouissait d’une incroyable puissance de vue.

Dédaignant de se servir d’instruments d’optique, un regard lui suffisait pour explorer les plus vastes espaces : un horizon de dix lieues n’avait pour lui ni mystères ni surprises.

Une heure s’était à peine écoulée que la pirogue montée par les aventuriers accostait le navire signalé par leur chef.

Ce navire, du port de cent tonneaux à peine, et monté par un équipage de cinq hommes, n’essaya pas de résister : au reste, les flibustiers, sans s’inquiéter des forces qu’il pouvait contenir, s’étaient, en l’accostant, élancés à l’abordage.

La première personne que Laurent aperçut en sautant sur le pont fut l’espion Pied-Léger.

Le misérable, d’une pâleur de mort, et le corps agité par un tremblement convulsif, paraissait on proie à une frayeur extrême.

— Embarque avec nous et pas un mot, lui dit Laurent : si tu me sers avec fidélité, il ne te sera pas fait de mal ; si tu essaies de me tromper, tu mourras dans les plus cruels supplices.

Pied-Léger, hors d’état de prononcer une parole, trouva à peine assez de force pour descendre, en s’aidant des tire-veille, dans la pirogue des flibustiers.

— Depuis cinq ans qu’on t’a perdu de vue, reprit Laurent, en le plaçant près de lui à l’arrière, tu ne cours guère le danger d’être reconnu par tes anciens camarades. Je l’appellerai Petit-Jean et je te présenterai comme un déserteur de navire de guerre. Tâche de ne commettre aucune imprudence.

Les premières lueurs du jour éclairaient l’horizon, lorsque la pirogue atteignit l’île de la Tortue.

Laurent congédia ses rameurs, sans leur donner aucune explication.

Il se contenta seulement de leur dire :

— Mes amis ! tout va bien !… Nous avons assuré, ce soir, le succès de notre entreprise.

Les flibustiers qui d’habitude exigeaient une explication entière et détaillée des projets de leur chef, se contentèrent de ces paroles : Laurent les avait habitués à une obéissance passive.

Une fois de retour dans l’habitation qu’il occupait à lui seul dans le quartier de la Basse-Terre, l’illustre aventurier commença l’interrogatoire de son prisonnier.

— À présent que rien ne nous presse, lui dit-il, explique-moi en détail les instructions que tu as reçues de Nativa lors de ton départ de Grenade. Je ne comprends pas qu’elle ait pu, après la lettre qu’elle m’adressait, te charger de lui amener le chevalier de Morvan… Ne m’aurais-tu pas menti ?

— Non, capitaine, la senorita Sandoval m’avait expressément chargé de vous voir avant le chevalier de Morvan ; ce n’était que dans le cas où vous me répondriez comme vous l’avez fait, c’est-à-dire avec mépris, que je devais remettre à ce gentilhomme la lettre qui le concernait. Je me suis fidèlement acquitté de ma commission.

— Parbleu ! murmura Laurent, je devine tout maintenant ; mes dédains ont poussé l’Espagnole à bout de patience, et elle cherche un vengeur ! Quelle chose bizarre que le hasard l’ait justement amenée à s’adresser à de Morvan ! Ma foi, j’ai confiance dans la loyauté de mon matelot ; je me fais une fête de le mettre en présence de la trahison de Nativa : cette entrevue sera charmante ! Peut-être me procurera-t-elle un instant de distraction, car j’ai beau me débattre contre les douleurs de mon passé, vouloir me persuader que mon cœur est mort à tout sentiment, mon âme à toute générosité, qu’il n’y a plus en moi rien qu’un profond mépris pour l’espèce humaine : je souffre encore ; je sens par moments que ma jeunesse, si indignement trompée, n’a pas perdu toute croyance ! Parfois, lorsque je sors de la débauche ou du combat, après avoir, pour m’étourdir, jeté l’or à pleines mains, fait couler le sang à flots, j’éprouve comme un remords, comme un regret de la vie que je mène.

Je me demande si le repos ne serait pas préférable à cette existence tumultueuse, accidentée et bruyante que je me suis imposée.

Oui, mais le repos sans le calme, n’est-ce pas la mort sans l’oubli ? Et songer que moi, si supérieur aux autres hommes, moi dont l’orgueil est si vaste, la Volonté si puissante, que moi, né pour ainsi dire sur les marches d’un trône, je ne puis me défendre d’une espérance et d’une émotion lorsque je pense à Jeanne, à Fleur-des-Bois, à cette sauvage enfant dont le premier malotru venu ramassera l’amour sans connaître le prix du trésor qu’il possédera !

Laurent, sérieusement épris d’une boucanière ! Allons donc ! ce serait le comble du ridicule et de la folie. Après tout, pourquoi pas ? Ne suis-je point assez fort, pour pouvoir élever Jeanne jusqu’à moi ? Et puis, cette enfant ne présente-t-elle pas une sublime création de la nature ? Où trouver en Europe une femme digne de lui être comparée ?…

L’aventurier passa à plusieurs reprises sa main sur son front, puis aperçevant, debout devant lui, l’espion Pied-Léger, qu’il avait oublié, il reprit son interrogatoire :

— Depuis combien de temps habites-tu Grenade ? lui demanda-t-il.

— Depuis trois ans, capitaine.

— En ce cas, tu connais parfaitement les environs de la ville ?

— Parfaitement, capitaine.

— À combien se monte sa population ?

— À douze mille âmes, capitaine.

— Et sa garnison se compose ?…

— De six cents hommes de troupes réglées, sans compter la milice bourgeoise, qui forme un effectif de trois mille hommes…

Laurent fixa alors l’espion d’un regard qui lui fit baisser les yeux, et se jetant tout habillé sur un lit de repos :

— Je te défends, — et ton intérêt te commande doublement l’obéissance, — lui dit-il, de sortir de cet appartement, de te montrer à qui que ce soit ! Si pendant mon sommeil l’envie de m’assassiner te prenait, tu pourrais te servir de ces pistolets en toute confiance ; ils sont chargés.

Cinq minutes plus tard, Laurent était profondément endormi.

Lorsqu’une troupe d’aventuriers se réunissait pour tenter une entreprise, celui qui fournissait le navire avait droit à une indemnité, fixée à l’avance, sur toutes les prises qui s’effectueraient durant le cours de l’expédition.

En outre, les canons des batteries capturées devenaient sa propriété.

Des sociétés de spéculateurs — la plupart appartenant à la race israélite — s’étaient formées dans l’île de la Tortue pour exploiter l’intrépidité des flibustiers.

Achetant à vil prix les navires capturés, ils s’empressaient, — dès que les hasards du jeu ou de la guerre avaient réduit à la misère un capitaine connu par son audace et son bonheur, — de lui fournir un bâtiment et d’entrer ainsi dans les chances qu’offraient son expérience et son courage.

La réputation de Laurent était telle que chaque fois qu’il opérait pour son propre compte, et en dehors des intérêts de la redoutable société dont Montbars était le chef, et dont lui, Laurent, faisait partie, les juifs lui fournissaient à des conditions fort douces leurs meilleurs voiliers !

Quatre jours s’étaient à peine écoulés depuis que Laurent avait annoncé dans le cabaret de l’Ancre-Dérâpée, son intention de reprendre la mer, que déjà une frégate armée de 16 canons, et toute prête à partir, l’attendait dans la rade.

Le malin du jour fixé pour l’embarquement, une foule immense accompagna l’illustre boucanier jusqu’au môle.

Les flibustiers qu’il avait choisis laissaient éclater les transports de la joie la plus vive ; ceux qui restaient à terre ne pouvaient parvenir à cacher leur dépit.

Laurent, le front haut et l’air fier, daignait à peine adresser de temps en temps à ses gens les ordres indispensables.

— Allons, matelot, dit-il en se retournant vers de Morvan embarquons !…

Déjà le chevalier prenait son élan pour sauter dans le canot, lorsqu’un murmure qui se fit entendre dans la foule l’arrêta.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il à son voisin.

— Il y a que le beau Laurent est la chance en personne… Son, voyage lui vaudra un million. Tenez, voici Fleur-des-Bois qui vient pour s’embarquer avec lui… Quelle chance ! quelle chance !…

En effet, à peine lui avait-on fait cette réponse, que de Morvan vit Jeanne à ses côtés…

— Toi ici, Fleur-des-Bois ! lui dit-il avec autant d’émotion que de surprise.

— Croyais-tu donc, mon chevalier Louis, lui répondit-elle en le regardant avec une ineffable expression de tendresse, que je t’aurais laissé partir seul ? Ne m’attendais-tu pas ?

— Non, Jeanne, je ne t’attendais pas.

— Quoi ! reprit la fille de Barbe-Grise d’un ton de doux reproche, tu n’as pas deviné, lorsque je t’ai quitté si facilement, sans efforts, sans presque t’adresser un adieu, que si j’étais si peu chagrine, c’est que je devais bientôt revenir !… Tu ne m’aimes donc pas ?…

— Oh ! oui, Fleur-des-Bois, je t’aime… je t’aime comme une sœur de prédilection et de choix… C’est justement pour cela que ta résolution de l’associer à nos dangers me peine…

— Allons, embarquons, dit en ce moment la voix impérieuse de Laurent.

Jeanne s’élança avec sa légèreté de biche dans le canot ; de Morvan la suivit.

— Cette apparition est-elle une réponse aux vœux secrets de mon cœur ? pensait Laurent, ou une nouvelle douleur que le sort me réserve ? N’importe, Nativa, de Morvan et Fleur-des-Bois réunis, cela ne peut manquer d’être drôle !