Les Boucaniers/Tome VII/I

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIp. 3-32).


I

L’Espion (suite)


Le beau Laurent tenant entre ses mains la lettre adressée au chevalier, resta plusieurs minutes plongé dans de sérieuses réflexions : cette fois était peut-être la première de sa vie qu’il hésitait sur un parti à prendre.

— Pauvre jeune cœur aimant pensait-il, comment pourra-t-il jamais, armé seulement de sa loyauté, résister aux dangereuses séductions de Nativa ! Il me semble que, je le vois déjà, l’heure du réveil sonnée, anéanti, éperdu de douleur, blasphémant Dieu, haïssant ses semblables, ne croyant plus à rien, et rêvant le suicide ou la vengeance !… Tel que j’étais moi-même, il y a quinze ans !… Je devrais peut-être anéantir cette lettre ! Bah ! à quoi bon ! Nativa trouverait bien vite un autre moyen pour ressaisir sa victime !… C’est un esprit inventif et hardi, que Nativa !

J’éprouve parfois des moments de doute à son égard. Je me demande si je n’ai pas rencontré en elle ce cœur sublime d’amour et de dévoûment que rêva jadis ma jeunesse !… Allons donc ! il faut être fou pour croire à de semblables invraisemblances ! Est-ce que la femme est capable de ressentir un sentiment vrai, sincère, profond ?… Mille fois non ! Les femmes ont de l’imagination, de cœur, point ! Le hasard m’aura conduit auprès de Nativa à l’heure où son imagination errait dans le domaine des chimères : elle aura vu en moi le héros de son roman ! C’est la seule manière logique de m’expliquer sa conduite !…

Laurent s’adressant alors de nouveau à l’espion et au traître Pied-Léger :

— De quelle façon espères-tu t’éloigner de l’île de la Tortue ? lui demanda-t-il.

— D’une façon bien simple, capitaine. J’ai un léger canot caché dans les récifs, et un navire espagnol de commerce m’attend au large !

— Bien ! je vais t’accompagner jusqu’à ton canot, et tu t’embarqueras devant moi. Quant à cette lettre, je me charge de la faire parvenir à sa destination. Si l’on t’interroge, tu répondras que tu l’as remise toi-même à celui à qui elle était adressée.

— On ne me croira pas, capitaine.

— Et pourquoi ne te croira-t-on pas ?

— Parce que je m’étais engagé à ramener avec moi le chevalier de Morvan !

— Peste ! s’écria Laurent qui sourit d’un air moqueur, Nativa, je le vois, comprend les choses en grand et n’est pas pour les demi-mesures ! Eh bien ! Pied-Léger, voici ce que tu feras ; retiens bien mes instructions. Tu diras a la senorita Sandoval que le chevalier en recevant sa lettre s’est livré à de vrais transports de joie, qu’il allait s’embarquer avec toi lorsque tu as été reconnu et obligé de prendre la fuite.

— Je vous obéirai, capitlaine.

— À présent Pied-Léger un dernier, mot ! Si jamais j’apprends, et je finirai tôt ou tard par savoir la vérité, que tu te sois jamais écarté de mes instructions, je te jure, foi de Laurent, que dussé-je, pour m’emparer de toi, aller te chercher au cœur même des possessions espagnoles, j’irai, et qu’une fois en mon pouvoir tu périras dans les plus affreux supplices. Tu sais que je tiens toujours à ma parole et que je réussis dans tout ce que j’entreprends !

— Oh ! ne craignez rien, capitaine, répondit le transfuge avec effroi, vos instructions seront suivies de point en point.

Une heure plus tard, Laurent, après avoir assisté à rembarquement de Pied-Léger, regagnait l’espèce d’auberge où l’attendait le chevalier.

— Matelot, lui dit-il en entrant, voici une lettre pour toi.

— Une lettre pour moi, répéta de Morvan avec émotion : de Fleur-des-Bois, sans doute.

Le chevalier décacheta avec empressement la missive.

À peine ses yeux eurent-ils parcouru les premières lignes, que le jeune homme pâlit et rougit tour à tour.

— Qui t’a remis cette lettre ? demanda-t-il à Laurent.

— Un inconnu qui m’a abordé en tremblant et s’est aussitôt éloigné avec une précipitation et une frayeur qui, je te l’avouerai, m’ont paru étranges.

— Ah ! matelot, s’écria peu après de Morvan avec un élan de joie folle, si tu savais combien je suis heureux !…

— Tant mieux donc ! dit tranquillement Laurent, le bonheur est une chose si rare !

Vingt fois de Morvan fut sur le point de faire à son associé la confidence de ses amours ; chaque fois la crainte de compromettre Nativa le retint.

Le reste de la journée s’écoula pour le jeune homme, rapide comme une seconde.

— Matelot, lui dit Laurent, la nuit venue, veux-tu m’accompagner au cabaret de l’Ancre-Dérapée. Il faut que je complète ce soir notre équipage ; or, c’est à cet endroit que se réunissent tous les flibustiers en quête d’aventures.

— Ami, répondit de Morvan après avoir hésité, j’ai un pénible aveu à te faire… Je ne puis plus m’embarquer avec toi…

— Tu es fou, ou tu plaisantes… !

— Non, Laurent ; je parle fort sérieusement. Oh ! il est inutile que tu te récries ! Je comprends les reproches que tu es en droit de m’adresser ; j’avoue que je suis dans mon tort… Que veux-tu ! il y a dans la vie des heures solennelles qui décident à tout jamais du malheur ou du bonheur d’une existence entière. Une de ces heures vient de sonner pour moi ; je ne m’appartiens plus !…

— Bien, dit Laurent en haussant les épaules d’un air de pitié, je comprends. Il s’agit d’une amourette, d’un caprice !

— En parlant ainsi, matelot, s’écria le chevalier avec feu, tu commets un sacrilège !

— Parbleu ! cela va sans dire… Est-ce que la reine de notre cœur n’est pas l’unique femme parfaite qui existe sur la terre ? Est-ce que nous n’avons pas toujours la prétention d’être seul capable d’apprécier son caractère exceptionnel, sa vertu surhumaine, sa grâce enchanteresse, sa fidélité à toute épreuve ?… Vraiment, chevalier, je te croyais plus fort ! Quoi, parce que tu as rencontré une de ces filles perdues des villes, que le gouvernement français nous envoie pour peupler nos solitudes, voilà que tu abandonnes tes projets de fortune et de gloire, que tu manques à ta parole !…

— Oh ! Laurent, combien tu te trompes… si tu savais… ! celle que j’aime est la plus pure et la plus céleste créature que jamais la terre ait portée…

— La femme exceptionnelle dont je te parlais tout à l’heure, et que chacun se figure avoir seul trouvée.

— Celle que j’aime, Laurent, interrompit le chevalier, n’est pas dans l’île de Saint-Domingue.

— Une fiancée laissée en France et que console déjà probablement l’expérience d’un homme de quarante ans, ou la provoquante timidité d’un adolescent imberbe ! Eh bien, je ne vois pas, matelot, en quoi cela peut te conduire à l’oubli de ta parole, t’empêcher de m’accompagner à la mer.

— Écoute, Laurent, dit de Morvan en interrompant de nouveau son associé, veux-tu me promettre de me garder le secret ?

— Entre matelots, c’est de rigueur.

— Celle à qui j’ai donné mon cœur est une fille de nos ennemis, une Espagnole.

— Cela prouve en faveur de ton bon goût, voilà tout. Elles sont charmantes, les Espagnoles ! Et dans quelle partie du monde habite la reine de tes pensées ?

— À Grenade, matelot.

— Ah, diable ! Sais-tu que Grenade est une des villes d’Amérique les mieux fortifiées ?

— Je le sais ; que m’importe !

— Que si tu te hasardes à y pénétrer, et que tu sois reconnu pour Français, ce qui ne peut guère manquer d’arriver, puisque tu ne parles même pas la langue espagnole, on te pendra haut et court en public ?

— Ah ! Laurent, est-il possible que toi, si téméraire, tu t’arrêtes à de semblables craintes ?

— Dame ! écoute donc, s’il ne s’agissait que de moi, je parlerais peut-être autrement. Je possède des ressources et des qualités d’esprit communes à peu d’hommes : là où tu serais honteusement pendu, je m’en irais, moi, avec tous les honneurs de la guerre. Résumons-nous. Tu ne veux plus t’embarquer, parce que tu désires te rendre à Grenade ? Est-ce bien cela ?

— Oui, Laurent, c’est cela.

— Une dernière question ! Comment comptes-tu t’y prendre pour accomplir ton projet ? Inutile de songer à le procurer une embarcation à Saint-Domingue : la peine de mort existe dans nos lois contre ceux qui abordent autrement qu’en ennemis, sur les côtes espagnoles !

Quant à l’homme qui m’a remis cette lettre, si tu comptais sur son concours, tu aurais tort : je l’ai vu s’embarquer dans un canot et s’éloigner à toutes rames !…

— Je ne me dissimule pas, Laurent, répondit de Morvan avec une fermeté pleine de tristesse, les difficultés presqu’insurmontables que présente l’exécution de mon dessein. Je ne compte que sur mon amour pour surmonter tous les obstacles, mais mon amour est si grand que je suis certain de réussir.

— Je ne partage pas ton opinion. Tu prends tes désirs pour la réalité ! Au reste, l’avenir se chargera de décider qui de nous deux a tort ou raison ! En attendant, veux-tu m’accompagner au cabaret de l’Ancre-Dérâpée ?

— Je suis à tes ordres, Laurent ;

— Rien : le temps presse, partons !

Le cabaret de l’Ancre-Dérâpéé jouissait d’une grande réputation dans toutes les mers des Antilles ; cet établissement ne se recommandait guère cependant par son luxe, et les ressources qu’il offrait à ses habitués étaient des plus restreintes : elles consistaient en eau-de-vie, vins et conserves !

Ce qui avait valu à ce cabaret sa prodigieuse célébrité, c’est qu’il servait, pour ainsi dire, de bourse et de maison de jeu aux Boucaniers.

C’était là que les juifs, attirés par l’appât du gain, venaient acheter les parts de prise ; là que les aventuriers exposaient et perdaient en une soirée des sommes qui eussent suffi à assurer l’indépendance et le bien-être de leur avenir ; là que se concertaient les expéditions et que les capitaines aimés de la foule se procuraient leurs meilleurs matelots.

Le cabaret de l’Ancre-Dêrâpêe, bâti avec des palmiers entiers, recouverts d’une mince couche de mortier, se composait d’une immense salle carrée, qui pouvait contenir plus de deux cents personnes.

L’arrivée de Laurent fit sensation, car Laurent, connu pour ses habitudes luxueuses et aristocratiques, ne mettait que rarement les pieds dans ce cabaret : son apparition à l’Ancre-Dérâpée était toujours l’indice d’une entreprise nouvelle.

Laurent, par une exception toute personnelle, était accepté des flibustiers comme un homme au dessus d’eux, comme un supérieur. Ils toléraient en lui une arrogance qui, déployée par tout autre, eût bien vite reçu un châtiment sanglant.

Laurent était d’une intrépidité si incroyable, ses succès avaient toujours tellement dépassé les bornes du possible, il se montrait d’une générosité et d’une magnificence si folles, que les flibustiers éprouvaient presque un respect superstitieux à son égard !

Un seul capitaine, le célèbre et archi-millionnaire Van-Horn, avait un jour osé blâmer ses façons d’agir ; le lendemain, le terrible Van-Horn, devant qui tout le monde tremblait, était tué en duel par Laurent !

À peine le beau Laurent eut-il franchi le seuil de la porte, qu’il fut entouré par une foule compacte et avide de le contempler de près.

— Arrière, mes amis, et un peu moins de bruit, je vous prie, dit-il en élevant la voix, j’ai à parler.

Aussitôt un grand silence se fit, et Laurent s’élançant sur une table :

— Frères de la Côte, dit-il, je viens rendre la liberté à ceux d’entre vous que j’avais engagés pour ma prochaine expédition. Des plaintes ! des regrets ! écoutez-moi sans m’interrompre. Mes amis, j’ai envie de m’amuser… Mon expédition ne sera donc pas ce qu’elle devait être ; or, comme je tiens à ne jamais tromper personne, j’ai dû vous faire cette déclaration, afin que ceux qui désireraient me suivre, sachent à quoi ils s’exposent.

— Lorsque Laurent disait « qu’il voulait s’amuser » — phrase devenue célèbre dans les annales de la flibuste — cela signifiait qu’il allait tenter un de ces coups inouïs d’audace et de témérité dont lui seul avait le secret. C’était alors parmi les plus intrépides à qui s’associerait à sa fortune : Laurent n’avait que l’embarras du choix.

— Mes amis, continua-t-il en étendant le bras pour commander le silence, il me reste deux mots à ajouter : ceux qui cette fois {{corr|m’acompagneront|m’accompagneront doivent s’attendre à quelque chose de réellement difficile, car je m’ennuie fort ! Qu’ils n’oublient pas, surtout, que j’ai pour habitude de ne répondre à aucune question, et que je hais les curieux et les bavards ! Voyons, qui désire me suivre !

Cent cinquante « moi ! » prononcés avec enthousiasme, — la salle commune du cabaret de l’Ancre-Dérapée contenait en cet instant cent cinquante flibustiers, — répondirent à l’appel du beau Laurent.

— Matelot, dit-il en sautant par terre et en se penchant à l’oreille de Morvan, j’aime à croire que si tu réfléchis un peu, tu finiras aussi par te décider à me suivre. Garde-moi le secret ! Le but de mon expédition est de m’emparer de la ville de Grenade.

— Laurent, s’écria le chevalier avec une indicible expression de reconnaissance, j’accepte ton généreux concours. Sur la mémoire de mon père honoré, je te jure qu’à partir de ce jour je te resterai dévoué jusqu’à la mort.

— Bah ! il s’agit bien de reconnaissance, dit Laurent en riant. Ne te figure pas au moins que c’est pour venir en aide à tes amours que je vais prendre la ville de Grenade, c’est tout simplement pour me distraire.

Un quart d’heure plus tard Laurent fermait la liste des enrôlés volontaires qui s’associaient, sans la connaître, à sa folle entreprise : ces engagés étaient au nombre de quatre-vingt-dix, Laurent ayant refusé soixante adhésions.

Ces quatre-vingt-dix hommes représentaient la fleur de la flibusterie.