Les Boucaniers/Tome VII/IV

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIp. 93-122).


IV

Une téméraire entreprise.


Pendant le reste du voyage, Fleur-des-Bois fut constamment triste et préoccupée.

Recherchant la solitude, elle passait la plus grande partie de la journée assise dans le coin le plus obscur du tillac.

Un changement extraordinaire s’était opéré en elle.

Cet air mutin et naïf qui donnait un charme si indéfinissable à sa physionomie avait fait place à une expression pensive et recueillie ; on devinait que dans son esprit, jusqu’alors si ingénu et si limpide, s’opérait un travail sérieux, qu’elle tenait à cacher.

Remarque plus étrange encore : Fleur-des-Bois fuyait, ou plutôt redoutait la présence de Morvan ; l’apparition du jeune homme la faisait pâlir.

D’abord froissé, puis ensuite peiné de la froideur qu’elle lui montrait, le chevalier résolut d’avoir une explication avec elle : sa conscience troublée l’empêcha de donner suite à ce projet, car il sentait instinctivement que, volontaires ou non, ses torts envers Fleur-des-Bois étaient réels ; il ne savait, au reste, s’il devait s’applaudir ou se désoler de la rupture de son intimité avec Jeanne.

Le dix-septième jour de leur départ de l’île de la Tortue, les aventuriers arrivèrent à l’embouchure du Lagon de Nicaragua.

Laurent fit jeter l’ancre, et, vers la tombée de la nuit, il rassembla l’équipage sur l’arrière.

La curiosité de ses compagnons était excitée au dernier degré ; aussi, un profond silence se fit-il lorsqu’il prit la parole :

« Mes amis, leur dit-il, l’heure est venue où je dois vous apprendre quels sont mes projets ! N’oubliez point, si leur grandeur vous étonne, qu’avant de vous associer à mon sort, je vous ai avertis que mon entreprise dépassait les choses ordinaires.

» Les villes espagnoles du littoral, menacées sans cesse de nos excursions, possèdent de formidables moyens de défense, et demandent pour être attaquées avec succès, l’emploi de forces énormes.

» Les navires de commerce de nos ennemis, effrayés des pertes que nous leur avons fait subir, n’osent plus sortir des ports qu’escortés par de véritables escadres de guerre.

» Jamais, à aucune époque, depuis l’établissement de la flibusterie, le gain ne nous a été aussi difficile.

» Eh bien ! je veux, mes amis, réparer d’un seul coup notre temps perdu !… Je veux en un jour vous dédommager de toutes vos fatigues d’une année ; en une heure, vous rendre riches ! »

À ces paroles, un frémissement magnétique parcourut l’équipage, et des cris enthousiastes de :

Vive Laurent ! éclatèrent bruyants comme une décharge de canon.

— Amis, reprit le flibustier d’une voix vibrante, mon intention est de m’emparer de la ville de Grenade !

Quoique le moment d’annoncer le but de son entreprise fut admirablement bien choisi par le beau Laurent, ses compagnons s’attendaient si peu à une telle révélation, qu’au premier abord, la surprise remplaça en eux l’enthousiasme : un silence de mort régna sur le pont.

« Amis, reprit Laurent, votre valeur, quelque habitué que j’y sois, dépasse mes espérances ! Je craignais que, ne connaissant pas encore les détails et les précautions qui rendent assuré et infaillible le succès de notre expédition, sa prétendue témérité ne vous causât une certaine hésitation. À votre contenance assurée et impassible, je reconnais que je vous avais mal jugés, que je m’étais trompé sur votre compte !

» Amis, avant cinq jours d’ici ; vous ploierez sous le poids du butin, l’or ruissellera à flots sur le pont de la frégate ! Nous relâcherons ensuite à la Jamaïque, la terre des jolies filles et du bon vin. Notre entrée sera un triomphe, notre séjour un enivrement continuel ! Vive la flibusterie de Saint-Domingue ! Vive le roi de France ! »

À l’assurance montrée par leur chef, à la séduisante peinture des joies brutales qui les attendaient, à la pensée des richesses qu’ils allaient acquérir, les Boucaniers électrisés oublièrent toutes leurs appréhensions et s’associèrent avec un élan réel à l’enthousiasme si adroitement simulé par Laurent.

À partir de cet instant, une ardeur et une impatience sans égales régnèrent à bord de la frégate.

Pas un matelot n’eût consenti à céder sa part future de prise pour deux mille écus comptant.

Au reste, les quatre-vingt-dix hommes dont se composait l’équipage représentaient — il faut le répéter — la fleur de la flibuste.

Le lendemain, au point du jour, la frégate entra dans la rivière : il s’agissait de remonter, sans être reconnu, jusqu’à l’entrée du Lagon.

Pied-Léger, qui connaissait parfaitement les localités, exerça les fonctions de pilote : il avait répondu à Laurent, sur sa tête, de le conduire à bon port.

Toutefois, car le hardi flibustier savait, selon que les circonstances l’exigeaient, allier la prudence à la témérité, on transforma la frégate en un navire de commerce.

Cette métamorphose s’opéra comme par enchantement.

Les aventuriers s’empressèrent de haler dedans les canons et de fermer les sabords de la batterie ; le pavillon espagnol monta à la corne et flotta perfidement dans les airs, tandis qu’un petit nombre de gabiers restèrent seuls visibles dans le gréement.

Le lendemain, vers le milieu du jour, la frégate arrivait à sa destination.

Laurent fit cacher le navire sous de grands arbres touffus qui bordaient la rivière : la végétation que présentait en cet endroit les rives du Lagon était si puissante, qu’il n’y avait aucun danger d’être découvert par l’ennemi.

L’équipage abrité par cette ombre salutaire et épaisse se coucha sur le pont, et attendit la nuit.

L’expédition devait se mettre en route à dix heures du soir, afin d’atteindre la ville de Grenade vers minuit, c’est-à-dire lorsque les habitants seraient plongés dans leur premier sommeil.

Plusieurs fois, depuis le matin, Fleur-des-Bois avait paru vouloir se rapprocher de de Morvan ; enfin, un peu avant le coucher du soleil, la fille de Barbe-Grise, rassemblant tout son courage, appela le jeune homme au moment où il passait près d’elle.

— Mon chevalier Louis, dit-elle d’une voix à peine intelligible tant elle était émue, veux-tu venir t’asseoir à mes côtés, j’ai à te parler ?

À l’empressement que mit de Morvan à obéir, à la rougeur qui lui monta au visage, il était facile de deviner combien la demande de Jeanne lui causait à la fois de trouble et de plaisir.

— Que désires-tu, ma sœur ? lui demanda-t-il en prenant place auprès d’elle.

— C’est étrange, dit Jeanne pensive, l’effet que le son de ta voix produit sur moi. Elle me fait mal, et cependant je désirerais l’entendre toujours…

Fleur-des-bois s’arrêta un instant, puis regardant de Morvan avec des yeux noyés de larmes :

— Mon chevalier Louis, lui dit-elle, quoique nous venions toujours à bout des Espagnols, ces gens-là sont braves et se défendent bien ! qui sait si tu ne seras pas tué cette nuit pendant l’assaut de la ville !

— Je le voudrais, ma douce Jeanne ! murmura de Morvan avec un accent de découragement réel.

— Que dis-tu là, s’écria Fleur-des-Bois, qui saisit par un mouvement irréfléchi et passionné la main du jeune homme. Mon chevalier Louis, je t’en conjure, ne parle pas ainsi… cela te porterait malheur… Pourquoi souhaiterais-tu mourir ? tu es jeune, beau et bon ! on ne peut te voir sans se sentir attiré vers toi… ton existence sera heureuse…

— On ne peut me voir sans se sentir attiré vers moi, dis-tu Fleur-des-Bois, répéta de Morvan, d’une voix railleuse et pleine d’amertume, et la preuve, en effet, c’est que, depuis huit jours, tu fuis ma présence, sans même songer à dissimuler l’horreur que je t’inspire.

— C’est justement, mon chevalier Louis, pour te demander pardon de ma conduite que je t’ai appelé, reprit Jeanne ! Toi ! m’inspirer de l’horreur ! Ah ! tu sais bien que cela n’est pas possible !

— Comment expliquer autrement la façon d’agir à mon égard ?

— Je l’ignore, mon chevalier !… Quand tu n’es pas près de moi, j’éprouve une tristesse inexplicable !… Mon esprit m’apporte et me représente ton image, comme cela a lieu dans un rêve. Je t’entends, je te regarde, tu me parles, je te vois ! Dans ces moments-là, je t’aime tellement que je n’hésiterais pas à donner ma vie pour t’épargner un chagrin ! Eh bien, le hasard te conduit-il alors à mes côtés : mon cœur, à ta vue, se serre, les larmes me viennent aux yeux, je souffre horriblement ! J’ai beau me raisonner et me dire : « Je dois être heureuse, car voici mon chevalier Louis, » je ne suis pas heureuse du tout ; au contraire ! Tu n’es plus le même homme qui apparaissait à mon imagination ravie ! Ton front me semble sévère, tes yeux méchants, ton sourire moqueur !

Je me figure que tu ris en toi-même de mon ignorance, que je te parais sotte, ridicule, que tu me méprises. Dame ! après tout, mon chevalier Louis, tu n’as peut-être pas tort, et je serais injuste de t’en vouloir, continua Fleur-des-Bois, de plus en plus émue. Je n’ai presque jamais quitté mes bois ! Je suis, j’en conviens, bien loin de valoir les femmes des villes où tu as été élevé !

La pauvre enfant s’arrêta de nouveau ; puis, d’une voix douce et suppliante :

— Pardonne-moi donc, je t’en conjure, mon chevalier Louis, reprit-elle, la froideur que je t’ai montrée… Et puis, tiens, veux-tu que je te fasse un aveu : je ne serais pas étonnée qu’un mauvais génie m’eût jeté un sort. Ma maladie — il faut absolument que je sois malade — m’a pris trop subitement pour être naturelle. Tu te rappelles le soir où nous causions, Laurent, toi et moi… Les nègres ont bien raison de prétendre qu’il y a de méchants génies… Seulement j’aurai cru que ma bonne sainte Anne d’Auray était plus puissante !… Je la prie sans cesse, et je ne m’aperçois pas que ma souffrance diminue !… Loin de là !… Enfin, l’essentiel, mon chevalier Louis, c’est que tu me pardonnes !… L’idée que si tu étais tué cette nuit, tu mourrais en me croyant coupable d’indifférence envers toi, après que je t’ai promis de t’aimer, me fait frémir !… Tu me pardonnes, n’est-ce pas ?

— Si je te pardonne, ma bonne sœur, ma charmante Fleur-des-Bois, s’écria de Morvan profondément ému, c’est-à-dire que je t’admire ; que je t’aime…

— Oh ! pas comme l’Espagnole de Grenade ! interrompit Jeanne, les yeux brillants d’un sombre éclat et la poitrine agitée.

— Oui, Jeanne, autant que l’Espagnole de Grenade. À toi, toute mon amitié ; à elle tout amour…

Cette réponse impressionna profondément Jeanne.

— Il y a donc plusieurs amours ? dit-elle lentement et d’un air pensif. Que je déteste à présent, mon ignorance. Je devrais peut-être me trouver heureuse de ce que tu m’appelles ta sœur ! Eh bien ! je souffre comme je ne me doutais pas encore que l’on pût souffrir… Mon chevalier Louis, je t’en conjure ; laisse-moi seule… Je t’aime bien… Oh ! certes… mais je suis dans un de ces moments où ta vue me fait mal… laisse-moi…

De Morvan s’éloigna sans répondre ; il comprenait qu’offrir de banales consolations à cette passion si ardente, si pure, et qui s’ignorait, c’eût été commettre un sacrilège.

— Oh ! que je voudrais donc être à cette huit pour voir la belle Espagnole de Grenade ! murmura Fleur-des-Bois, en suivant malgré elle de Morvan du regard.

À dix heures du soir tout étant convenu et prêt pour le débarquement, le beau Laurent, pria son matelot de l’accompagner dans sa cabine.

— Chevalier, lui dit-il une fois qu’ils furent seuls, il ne m’est pas permis de me dissimuler que je commets une grave imprudence. Toutefois, je suis persuadé que la hardiesse ou plutôt la folle témérité de notre entreprise est justement ce qui en assure le succès. Il est impossible que les Espagnols d’une ville située à trente lieues de la mer, songent à être attaqués par les flibustiers. Je compte beaucoup sur la terreur superstitieuse que leur causera notre inexplicable présence. Cependant, comme il ne faut rien négliger, je tiens à te répéter mes instructions. Notre débarquement s’opérera au moyen de nos trois embarcations ; chaque embarcation contiendra vingt hommes. Dix flibustiers resteront à bord pour garder la frégate.

Notre point de réunion, si nous ne parvenons à piller la ville dans le premier moment de la surprise, sera la grande place de l’Église. Grâce au plan de Grenade que l’espion Pied-Léger nous a tracé en détail, nous connaissons parfaitement les localités. Nos trois colonnes expéditionnaires opéreront de façon à former un triangle qui s’élargira ou se rétrécira selon l’attitude que prendra l’ennemi.

Nos canots, conduits chacun par deux de nos hommes dans cette espèce de canal ou d’embranchement que forme la rivière et qui aboutit à l’entrée du faubourg abandonné de Santa-Engracia, nous offriront, au dernier moment, un refuge assuré, en supposant, ce que je n’admets pas, que les Espagnols nous repoussent. Ce sera donc vers le faubourg de Santa-Engracia qu’en cas de défaite, il faudra diriger nos trois colonnes. Chaque chef-de colonne est au courant de l’itinéraire qu’il devra suivre pour atteindre, selon sa position, le faubourg de Santa-Engracia.

À présent, matelot, un dernier mot, et ce mot est pour moi de la plus haute importance. J’ai une excellente opinion de ta valeur personnelle, de ton sang-froid dans le danger. Je suis intimement convaincu, d’après les conseils que tu m’as soumis, d’après les observations que tu m’as faites lorsque nous avons discuté ensemble notre plan d’attaque, que tu as le coup d’œil sûr, que tu possèdes l’instinct de la guerre. Ce que j’ignore et ce que je veux, entends-tu bien, ce que je veux savoir, c’est si je puis compter sur ton obéissance.

Du manque d’unité dans le commandement naissent les défaites ! Chevalier Louis, j’exige, au nom du salut des hommes de la frégate, que tu t’engages sur l’honneur à exécuter passivement mes ordres, quand bien même tu n’en saisirais pas dans l’instant la portée…

De ton obéissance passive, je te le répète, dépend en grande partie notre succès.

Assuré d’être obéi, je saurai commander. Que réponds-tu ?

— Je réponds, matelot, dit de Morvan, que, sur mon honneur de gentilhomme, je m’engage à t’obéir les yeux fermés.

— C’est bien, cher Louis, à présent je suis tranquille : Grenade m’appartient.