Les Boucaniers/Tome IX/III

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IXp. 65-91).

III

Lorsque de Montbars rentra suivi d’un esclave qui portait dans une coupe de vermeil l’infusion ordonnée par Fleur-des-Bois, il trouva le chevalier et la jeune fille engagés dans une conversation animée. L’imagination joue un si grand rôle dans les maladies, la distraction produit un tel bien sur un moral affecté, que de Morvan, depuis l’arrivée de Jeanne, n’était plus reconnaissable.

Les couleurs de la vie étaient revenues sur ses joues, la fièvre l’avait quitté ; son regard, naguère si morne et si abattu, rayonnait d’espérance ; la moitié du miracle, dont les médecins niaient la possibilité, avait déjà eu lieu : on entrevoyait la chance d’une guérison.

Toutefois, avant de se réjouir, Montbars résolut d’attendre ; il s’expliquait parfaitement, par la surexcitation que l’apparition si soudaine et si désirée de Jeanne avait produite chez de Morvan, l’heureux changement qui s’était opéré en lui ; d’un autre côté, la blessure du jeune homme présentait un tel caractère de gravité, le mal avait fait des progrès si rapides, si effrayants, que le flibustier se refusait à croire à l’entier accomplissement du miracle.

Fleur-des-Bois saisit vivement des mains de l’esclave la coupe remplie de la bienfaisante infusion, et la présenta au chevalier ; mais, à peine ce dernier l’eût-il approchée de sa bouche, que la jeune fille laissa échapper un petit cri d’effroi, et lui arrêtant le bras :

— Mon chevalier Louis, lui dit-elle en essayant de sourire, laisse-moi d’abord m’assurer si ce breuvage a été convenablement préparé.

Alors Jeanne, sans attendre une réponse, et comme si elle craignait que l’on ne s’opposât à son action, porta rapidement la coupe à ses lèvres et but un tiers environ du contenu.

— Cette infusion est brûlante, reprit-elle, il faut attendre.

— Fleur-des-Bois, lui dit Montbars qui l’observait avec une singulière attention, je ne comprends pas, si tu as une confiance aussi grande que tu le prétends dans l’infaillibilité de l’Espagnole, que tu tardes sous un aussi futile prétexte, à venir au secours du chevalier ?

— Ce breuvage n’a de vertu qu’autant qu’il est pris à froid, répondit Jeanne avec un embarras visible et en rougissant.

Montbars hocha la tête en signe de doute, mais il n’insista plus.

Pendant le quart d’heure qui suivit cette petite scène intime et si insignifiante, du moins en apparence, Jeanne parut préoccupée. À plusieurs reprises Montbars la vit tressaillir, puis pâlir.

Bientôt un céleste sourire idéalisa, s’il est permis de se servir de cette expression, le visage de la Boucanière, qui présenta de nouveau le breuvage au blessé :

— À présent, mon chevalier Louis, lui dit-elle tu peux boire sans crainte, il n’y a plus de danger !…

— Qu’entends-tu par ces mots, Jeanne, il n’y a plus de danger ? demanda Montbars tandis que de Morvan vidait la coupe.

— Que tu es méchant avec tes questions ! répondit Fleur-des-Bois d’un air moitié honteux, moitié mutin. Tu sais bien que je parle la plupart du temps sans réfléchir…

— Je sais aussi, Fleur-des-Bois, avec quelle gaucherie tu abordes le mensonge…

La pauvre enfant, toute confuse, baissa la tête et garda le silence.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda de Morvan en remarquant l’embarras de Jeanne !

— Il y a, dit froidement le Boucanier, que Fleur-des-Bois vient de jouer sa vie pour toi !…

— Jeanne vient de jouer sa vie pour moi ! répéta le chevalier avec un profond étonnement, je ne le comprends pas, Montbars ! Fleur-des-Bois, je t’en conjure, explique-moi cette énigme !

— Mon Dieu ! que de paroles inutiles pour une chose aussi simple, répondit Jeanne incapable de résister à une prière du jeune homme ; puisque tu veux savoir la vérité, mon chevalier Louis, je dois te la dire. Dans ma précipitation à revenir près de toi, dans la joie de posséder le moyen de te guérir, j’ai confondu les plantes que la vieille Espagnole m’avait remises. Or, parmi ces plantes se trouvait le poison dont je t’ai déjà parlé. Tu conçois qu’ayant commis la faute, il était bien naturel que j’en subisse les conséquences. Voilà pourquoi j’ai voulu goûter tout à l’heure ce breuvage avant de te le donner. J’avais peur qu’il ne fût empoisonné. C’est bien vilain à toi, Montbars, de m’avoir forcé à avouer à mon chevalier Louis mon étourderie. Il n’aura plus confiance en moi. Une autre fois, si tu me devines encore, ne me trahis plus. Ce n’est pas loyal, vois-tu, d’abuser ainsi de ton esprit, d’humilier ma simplicité.

Pendant que Fleur-des-Bois s’excusait de ce qu’elle appelait son étourderie, de Morvan la contemplait avec une émotion indicible. Des larmes arrachées par l’admiration et la reconnaissance tremblaient dans ses cils et obscurcissaient sa vue.

— Jeanne, s’écria-t-il avec une explosion passionnée, Jeanne, devant Dieu qui m’entend, je te jure…

— N’achève pas, mon chevalier Louis, interrompit Fleur-des-Bois, qui se leva pâle et chancelante de dessus son fauteuil, et étendit son bras vers le jeune homme, comme si elle eût voulu étouffer les paroles qui s’échappaient de ses lèvres : je veux que tu restes honnête homme. Tu oublies que tu es déjà lié par un serment, mon frère !

— Fleur-des-Bois, que dis-tu ?… C’est vrai !… reprit de Morvan avec égarement.

Le jeune homme poussa un cri d’angoisse, et laissa retomber lourdement sa tête sur son oreiller ; il était évanoui.

Pendant une semaine, Fleur-des-Bois ne quitta pour ainsi dire pas le chevet du lit du blessé ; Montbars devait employer presque la violence pour contraindre la charmante enfant à prendre de temps en temps quelques heures de repos.

Au reste, de jour en jour la santé de de Morvan faisait des progrès extraordinaires ; les infusions et les applications de la plante donnée par la vieille Espagnole, opéraient des merveilles ; les chirurgiens ne pouvaient revenir de leur étonnement. La semaine écoulée, ils déclarèrent de Morvan hors de danger ; seulement ils lui prédirent une longue convalescence.

Un mois plus tard, le jeune homme faisait, en compagnie de Fleur-des-Bois, sa première sortie.

— Jeanne lui disait-il avec tristesse, comment reconnaîtrai-je jamais ce que je te dois ? Voilà la seconde fois que tu me sauves la vie… Et moi, malheureux que je suis, je n’ai pas même le droit de t’offrir mon nom, de consacrer mon existence à ton bonheur… Mon avenir ne m’appartient plus…

— Mon chevalier Louis, répondit Jeanne pensive, j’ai beaucoup réfléchi à notre position, et vraiment je trouve que nous aurions bien tort de nous affliger.

— Quoi ! Jeanne, ce fatal serment qui me lie !…

— À quoi t’engage ce serment, mon chevalier Louis ! À ne jamais te marier, n’est-ce pas ? Eh bien, veux-tu me promettre que tu ne te moqueras pas de moi, et je t’avouerai une chose, c’est que jamais je n’ai compris le mariage. Pourquoi se marie-t-on ? pour ne pas se quitter ; pour vivre ensemble ! Ne passons-nous pas nos journées en tête-à-tête ! Ne demeurons-nous pas sous le même toit ?

Vraiment Nativa s’est bien trompée en se figurant mettre un obstacle à notre bonheur. Ne sommes-nous aussi heureux que possible ? Que désirer de plus ? Rien ! Moi aussi, mon chevalier Louis, je me désolais jadis en songeant à ton serment. Aujourd’hui que j’ai réfléchi, je ris de ma crédulité passée. Imite-moi. De Morvan ne répondit pas ; il devait respecter la chaste ignorance de Fleur-des-Bois ; seulement il ne put s’empêcher de soupirer.

Le mois qui suivit, amena la complète guérison de de Morvan ; Jeanne s’obstinait à croire qu’il avait toujours besoin de ses soins, et elle ne le quittait pas. De Morvan devenait de plus en plus triste.

Se sentant trop faible par moments pour dompter la passion qui le dominait, il s’éloignait brusquement de Jeanne, laissant la pauvre enfant toute en larmes, et ne comprenant rien à sa conduite.

Le Cap, qui devait sous peu d’années devenir la ville la plus riche, la plus opulente et la plus luxueuse de l’île de Saint-Domingue, était déjà habitée à cette époque par une brillante noblesse venue de France pour tenter les hasards de la fortune.

Le Cap comptait, parmi les planteurs, des cadets appartenant aux plus grandes familles de cour : les d’Osmont, les d’Erlange, les de Pardieu, les de Bruix, les de Gênes, les de la Garenne, etc., y avaient formé des établissements considérables et qui promettaient de s’accroître encore.

C’était pour jouir de cette société choisie qui, séparée de l’Europe par la vaste étendue de l’Océan, n’en conservait pas moins la stricte tradition du bon goût, que Montbars avait fait construire son habitation au Cap. L’ancien Boucanier aimait, au sortir de la bataille, à se reposer par le contraste de ces mœurs élégantes, de la grossière et âpre rudesse de ses flibustiers. Les relations que les nobles émigrés volontaires avaient conservées avec la cour, lui permettaient en outre de recueillir des renseignements précieux et le tenaient au courant des événements qui se passaient en France.

Parmi cette jeunesse, plus avide encore de plaisir que d’or, la présence de Fleur-des-Bois avait produit une sensation véritable ; éblouis par l’admirable beauté de la Boucanière, la plupart des émigrés ne rêvaient plus qu’aux moyens de lier une intrigue avec elle. Inutile d’ajouter, que pas un d’entre eux ne se doutait des trésors de pureté et de tendresse que renfermait le cœur de Jeanne.

La présence de de Morvan, qui accompagnait toujours la jeune fille, avait jusqu’alors opposé un complet obstacle à la manifestation des adorations dont Fleur-des-Bois était, bien à son insu, menacée.

Un jour que de Morvan, craignant de laisser éclater devant Jeanne le désespoir qui l’accablait, l’avait brusquement quittée au milieu d’une promenade, Fleur-des-Bois fut accostée par un de ses nombreux et inconnus adorateurs. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans, d’une tournure agréable, d’un esprit léger, d’une fatuité qui ne doutait de rien, et d’une impertinence à l’avenant.

Jeanne, surprise par un langage qu’elle entendait pour la première fois, ne comprit rien aux compliments quintescenciés du jeune homme ; elle se contenta de répondre quelques paroles insignifiantes et voulut s’éloigner : il la retint.

— Allons, ma toute belle, moins de sauvagerie, dit-il d’un ton railleur. Que diable, tant de pruderie ne s’allie pas à votre position dans le monde. Chacun sait que le chevalier de Morvan est votre amant…

— C’est vrai, dit simplement Jeanne ; aussi suis-je bien heureuse.

Cette réponse contraria et enhardit l’étourdi.

— Alors, cher enfant, reprit-il, jouons cartes sur table. De Morvan n’est pas riche ; il doit se conduire avec vous d’une façon indigne… Moi, je possède une habitation qui vaut, à ce que prétend mon homme d’affaires, plus de cent mille livres !… Vous plairait-il de m’aider à manger cette habitation ?

Cette proposition de manger une habitation parut si grotesque à Fleur-des-Bois, qui prit la métaphore au sérieux, qu’elle ne put, malgré la tristesse que lui causait le départ de Morvan, s’empêcher de sourire : elle crut avoir affaire à un fou.

— Allons, je vois que vous êtes bien moins cruelle et bien plus spirituelle que je ne me l’étais figuré, reprit le jeune homme : vous acceptez, c’est convenu. Eh bien, là franchement, au point de vue de l’intérêt de votre amant, vous avez raison de le quitter. Vous ne sauriez vous imaginer combien sa liaison avec vous rendait le chevalier ridicule et lui ôtait de sa valeur… Il vous affichait avec un platonicisme ou une impudeur du plus déplorable effet. Pas un de nous n’eût consenti à frayer avec lui : on le méprisait…

De toute cette réponse, Fleur-des-Bois ne comprit qu’une seule chose, que sa liaison avec de Morvan était nuisible à ce dernier. Alors elle s’expliqua la tristesse du jeune homme, l’éloignement que par instant il montrait pour elle.

Cette prétendue découverte lui causa une douleur profonde, et si ce n’eût été la présence d’un inconnu, la pauvre enfant eût éclaté en sanglots ; son instinct exquis l’avertit qu’elle ne devait pas laisser un étranger être témoin de son désespoir.

— Ah ! mon chevalier Louis, combien j’ai dû le rendre malheureux ! murmura-t-elle, que tu as été bon pour moi ! avec quelle patience tu as supporté ma présence ! Insensée que j’étais ! Comment ne me suis-je pas aperçue plus tôt que la société d’une fille comme moi ne te convenait pas !… Que mon ignorance a dû te peser, t’humilier !… Oh ! j’aurai du courage !… je saurai me sacrifier à ton bonheur !… j’en mourrai, je le sais, n’importe ! au moins, tu seras heureux !…

Jeanne, prenant alors son élan, s’enfuit en laissant là le jeune homme ébahi !

Après une course rapide de quelques minutes, l’infortunée se laissa tomber par terre : elle était folle de désespoir !

Pendant longtemps Jeanne pleura ; ses sanglots l’étouffaient. Enfin, elle se releva, et, jetant un dernier regard voilé de larmes sur l’habitation de Montbars, elle s’éloigna sans retourner la tête.