Les Boucaniers/Tome IX/II

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IXp. 33-61).

II

Il était minuit. Une atmosphère lourde et chargée d’électricité pesait sur le Cap. La brise du soir, manquant à son exactitude ordinaire, n’avait pas fait son apparition quotidienne ; aucun souffle ne rafraîchissait l’air.

Montbars qui, à moitié couché dans un vaste fauteuil veillait auprès de Morvan, s’était assoupi, lorsqu’un violent coup de tonnerre, semblable à une véritable décharge d’artillerie, éclata subitement et le réveilla en sursaut.

— Comment te trouves-tu, Louis ? demanda-t-il au jeune homme, n’as-tu besoin de rien ?

— Je suis tout à fait bien, répondit de Morvan d’une voix sèche et brève, qui annonçait un violent accès de fièvre ; je ne désire qu’une chose, Montbars, c’est que tu ailles prendre un peu de repos. Depuis quatre jours que Fleur-des-Bois est partie, tu n’as pas quitté d’une minute le chevet de mon lit ; tu dois être brisé de fatigue…

— Tu oublies, enfant, que la fatigue ne peut rien sur mon corps ! Que n’en est-il de même de mon cœur ? pourquoi n’est-il pas insensible ? Vraiment, cher Louis, je ne comprends rien à ton obstination, ou plutôt j’ai peur de la comprendre !… Oui, l’invincible opiniâtreté avec laquelle tu as repoussé le seul moyen de salut qui te restât n’est pas naturelle ! Je te sais trop courageux pour me contenter de cette pitoyable excuse, « que tu redoutes une opération ; » tu es dégoûté de la vie et tu veux mourir !…

— Eh bien, quand cela serait ! s’écria de Morvan avec animation ! N’ai-je donc pas payé déjà un assez ample tribut aux souffrances humaines, pour désirer m’endormir de l’éternel sommeil ? À quelle douleur n’ai-je pas touché ? J’ai connu l’humiliation de la misère ! Une trahison infâme a répondu à mon amour. Un seul homme m’a tendu la main, Laurent ; cet homme est devenu mon rival !…

— Et Fleur-des-Bois ? dit Montbars avec douceur, et espérant donner ainsi un autre cours aux pensées du jeune homme.

— Fleur-des-Bois a été un rayon de soleil qui n’a servi qu’à me faire mieux apercevoir les horreurs de la tempête. Aussi, bénie soit son absence !.. Elle était le seul lien qui me rattachait à la vie… Je craignais que notre séparation ne lui fût pénible ! Insensé ! avoir été le jouet, la victime de toutes les hypocrisies et mourir agenouillé devant une croyance !… Fleur-des-Bois est venue à moi parce que sa solitude lui pesait. Elle s’ennuyait, voilà tout. À présent que mon pied touche le seuil de l’éternité, elle part sans même daigner retourner la tête. Elle a été sans doute rejoindre le beau Laurent !…

Malgré la façon ironique dont de Morvan prononça ces paroles, Montbars devina aisément, au tremblement de sa voix, que l’infortuné jeune homme voulait lui donner le change sur l’état de son cœur.

— Enfant, lui répondit-il gravement, ne blasphème pas ainsi. Je conviens que l’absence de Fleur-des-Bois, en ce moment, est réellement extraordinaire. Il faut qu’un malheur lui soit arrivé ! Fleur-des-Bois — et tu sais quelle triste opinion j’ai de l’humanité — est la seule expression complète de dévoûment et de pureté que j’ai encore rencontrée : j’ai foi en elle. Plutôt que de suspecter sa vertu, je mettrais en doute mon courage. Je conçois que troublé par la fièvre, ton jugement ait perdu sa droiture ; que tu sois injuste. Ingrat ! n’as-tu pas tout à l’heure, en parlant de l’abandon dans lequel tu as vécu, prétendu qu’un seul homme t’avait tendu la main, Laurent !… Et moi, Louis, moi qui éprouve pour toi l’amour d’un père, mon affection n’a-t-elle donc laissé aucune trace dans ton souvenir ?…

— Il est possible, en effet, qu’un cas de force majeure retienne Fleur-des-Bois loin de moi, répondit de Morvan. Quant à ton affection, Montbars, ajouta-t-il avec une mélancolique expression de tristesse, je ne veux pas te tromper, je n’y crois pas. Ne te fâche pas, mon ami, de ma franchise. Mon âme est si près de retourner à Dieu, qu’elle est douée d’une puissance de divination surhumaine. Ainsi qu’une lampe qui s’éteint, elle jette un dernier et brillant éclat. Montbars, je ne t’accuse pas. Tu me dis loyalement ce que tu te figures éprouver ; mais ton cœur te trompe.

— Tout à l’heure tu blasphémais, Louis, répondit tristement le flibustier, à présent tu délires… Je ne t’aime pas, moi ?…

— Non, de Montbars, je te le répète !… Que ma ressemblance avec mon père ait éveillé en toi de douloureux et tendres souvenirs, c’est possible… J’en suis même persuadé… Mais voilà tout… Tu as pris cette fugitive émotion pour un sentiment durable ! Tu t’es trompé !… Vois-tu, Montbars, ce n’est pas impunément que l’on entre dans la voie que tu as parcourue… Tu t’es donné corps et âme à l’ambition ; l’ambition a desséché ton cœur !… Tu te figures aujourd’hui, n’est-ce pas, que tu travailles à la splendeur de la flibuste ? Il n’en est rien. Tu t’occupes seulement de ta propre gloire. Ce que tu regrettes en moi, ce n’est pas le fils de ton frère, c’est un dévoûment qui va te faire défaut…

Cette réponse du mourant impressionna vivement l’ancien Boucanier, qui resta plongé dans une rêverie profonde.

Enfin, s’arrachant à ses pensées :

— Louis, dit-il, Dieu veuille que tu te trompes !… J’ai peur que tu n’aies raison !…

Une heure se passa dans un grand silence à peine interrompu par quelques éclats de tonnerre.

De Morvan, de plus en plus dominé par la fièvre, luttait de toute son énergie contre le délire : à chaque instant, son regard inquiet se dirigeait vers la porte de la chambre ; un tressaillement convulsif agitait alors son corps, puis, laissant retomber avec découragement sa tête sur son oreiller, il essayait en vain de dormir.

— Montbars, murmura-t-il, de l’air ! j’étouffe !…

Le flibustier s’empressa d’ouvrir toutes les larges et hautes fenêtres, qui de la chambre donnaient de plein pied dans le jardin ; l’atmosphère était d’une lourdeur suffocante.

— Un peu de patience encore, mon cher Louis, dit-il, l’orage, qui parcourt l’île est la continuation de la tempête que tu as déjà essuyée en mer à bord de la frégate, il ne tardera pas à éclater !… la pluie va nous apporter la fraîcheur.

— Soulève-moi un peu, et tourne ma tête vers la fenêtre, reprit de Morvan : j’ai hâte de respirer la première rafale qui se fera sentir.

Montbars ne put s’empêcher, en prenant son neveu dans ses bras, de pousser un soupir : le changement qui s’était opéré depuis quatre jours dans l’état de l’infortuné blessé était effrayant ; les chirurgiens, consultés de nouveau la veille, avaient déclaré que rien, pas même un miracle de la nature, n’était capable de le sauver. Quant à tenter l’opération — en supposant que de Morvan consentît enfin à la subir — le mal avait fait de tels progrès, qu’il ne fallait plus y songer : c’eût été une cruauté inutile !…

La prédiction de Montbars ne tarda pas à se réaliser ; bientôt d’épouvantables détonations électriques embrasèrent le ciel et retentirent avec une violence, dont les plus forts orages d’Europe sont impuissants à donner une idée même approximative. On eût dit que la nature, bouleversée par un horrible cataclysme, allait rentrer dans le chaos !

Presque au même instant une de ces pluies torrentielles et diluviennes des tropiques, qui courbent et abattent sous leur irrésistible impétuosité les géants centenaires des forêts vierges, avec la même facilité que de frêles tiges de blé, vint se mêler au feu du ciel et compléter l’orage !

— N’est-ce pas, Montbars, qu’il faut croire aux présages ? dit de Morvan ranimé par la fraîcheur de l’air. La première fois que Nativa m’apparut, ce fut, tu t’en souviens, à Penmark, par une affreuse tempête ; l’enfer semblait, ainsi que cette nuit, s’acharner après la terre. Pourquoi ai-je méconnu cet avertissement ? Pourquoi suis-je resté sourd à la voix de l’orage ? C’est seulement à la pieuse lumière des cierges, à la douce clarté des étoiles qui brillent dans un ciel pur, qu’il faut fiancer son âme. La lueur des éclairs porte malheur !

À ces paroles de Morvan, qui sans dénoter précisément un délire complet, annonçaient au moins déjà un grand affaiblissement d’esprit, le flibustier se mordit les lèvres avec fureur ; à la pensée de son impuissance, cet homme si fort se désespérait ; il comprenait que l’agonie de l’infortuné jeune homme allait commencer.

— Tu ferais mieux, mon cher Louis, lui dit-il d’une voix émue, au lieu de donner ainsi cours à ton imagination, d’essayer de te reposer ! une heure de sommeil te produirait un bien infini. Allons, un peu de raison ! bois cette potion calmante ordonnée par les médecins.

Le flibustier, soutenant le jeune homme dans ses bras, lui présentait le breuvage, lorsque de Morvan poussa un grand cri et se souleva avec une énergie suprême sur son lit de douleur.

— Pauvre Louis ! murmura Montbars, il se meurt !

Le flibustier se trompait ! de Morvan, l’air radieux, les yeux brillants de joie, paraissait en proie à une douce et profonde extase. Ce n’était pas l’expression du délire, mais celle d’un bonheur inouï, surhumain, que reflétait son visage.

— Regarde, Montbars ! dit-il enfin d’une voix tremblante, et en étendant le bras, tu avais raison. Je blasphémais ! la voici !…

Le Boucanier se retourna dans la direction que le jeune homme lui indiquait : à son tour il poussa une exclamation d’admiration et de surprise ; il venait d’apercevoir Fleur-des-Bois encadrée au milieu de l’espace laissé libre par l’ouverture de la fenêtre.

Les éclairs incessants qui embrasaient l’horizon donnaient à l’apparition de la fille de Barbe-Grise quelque chose de merveilleux et de surnaturel. Avec ses magnifiques cheveux dénoués par la violence du vent, son teint animé par la rapidité de sa course, sa robe de mousseline blanche, qui, trempée par la pluie, laissait deviner l’admirable perfection de sa taille, Fleur-des-Bois ressemblait à une sylphide d’Ossian.

— Mon chevalier Louis, tu m’attendais, tu me maudissais peut-être, dit-elle, en s’élançant vers de Morvan. Ne m’accuse pas… si tu savais combien je me suis hâtée… Enfin, j’arrive à temps… Mon Dieu que tu es donc changé… N’importe, je te sauverai !

De Morvan était tellement ému, que pendant un instant il resta incapable de prononcer une seule parole. Ses yeux seuls exprimaient à la jeune fille la joie folle que lui causait sa présence.

— Fleur-des-Bois, lui dit-il enfin, je t’attendais pour mourir. À présent que je t’ai vue, je puis aller rejoindre mon père !…

— Toi, mourir ! s’écria Jeanne avec effroi ; non, mon chevalier Louis, tu ne mourras pas ! Crois-tu que si ton existence n’avait pas été mise en question, j’aurais jamais consenti à me séparer de toi pendant quatre jours ?… Mais, je le répète, à présent, je te sauverai !… Montbars, continua Jeanne, en se retournant vers le flibustier, va réveiller tes domestiques, tes esclaves… qu’on allume un grand feu… il me faut de suite de l’eau bouillante ! Tu n’es pas encore parti !… Mais dépêche-toi donc ! dépêche-toi !…

— Mon chevalier Louis, reprit Fleur-des-Bois, en prenant auprès du blessé la place laissée libre par le départ de Montbars, il faut que je te rassure. Écoute-moi, tu m’entends bien, n’est-ce pas ?

— Depuis que tu es a mes côtés, Fleur-des-Bois, il me semble que mes forces sont revenues. Je respire à pleins poumons. Aucun nuage n’obscurcit plus mon esprit. Parle ! parle ! Chacune de tes paroles vaut pour moi une année. Que Dieu m’accorde encore une demi-heure d’existence et j’aurai assez vécu.

— Mon chevalier Louis, dit Fleur-des-Bois, j’arrive du pays des Salines, des bords de la rivière du Massacre !… Ne m’interromps pas… j’ai hâte de te faire partager ma joie… La rivière du Massacre appartient aux Espagnols… Oui, je sais que je pouvais tomber entre leurs mains… qu’ils m’auraient tuée… Il s’agissait de te sauver… Ne me gronde pas !… Près de la rivière du Massacre demeure une vieille femme espagnole à qui j’ai rendu, il y a un an, un grand service… j’ai fait évader son fils au moment où on allait le fusiller !… Je te raconterai cela plus tard !… Mon Dieu, je suis si heureuse de te revoir que vraiment je ne sais plus ce que je dis… Je suis folle…

Cette vieille Espagnole, célèbre par la connaissance approfondie qu’elle possède de la vertu des plantes, opère tous les jours des cures merveilleuses. On prétend qu’il n’y a pas une blessure, à moins que le cœur ne soit attaqué, qu’elle ne parvienne à guérir… et c’est vrai, mon chevalier Louis ! J’ai donc été la trouver ; son fils m’a reconnue. Elle, elle m’a embrassée en pleurant. Je lui ai fait part de ta position ; je lui ai minutieusement détaillé tous les symptômes de la maladie. — Ma chère enfant, m’a-t-elle répondu après m’avoir écouté avec une grande attention, si cet homme n’était pas un Français, je m’engagerais sur ma part de paradis à le sauver !… Les Français ont tué jadis mon mari… cet homme doit mourir… Je me suis traînée en vain à ses genoux, elle est restée inexorable ! Alors, le désespoir dans le cœur, égarée par la douleur : « Femme ! lui-ai-je dit, en refusant de conserver les jours de mon frère, c’est moi que tu assassines !

« Je me nomme Fleur-des-Bois ; tout le monde sait que la Vierge écoute toujours mes prières. J’ai sauvé ton fils et tu laisses mourir mon frère ! Cela te portera malheur ! Que ton fils soit maudit ! » Ces paroles ont causé une grande impression à l’Espagnole. J’ignorais, mon enfant, qu’il s’agissait de ton frère, me dit-elle toute tremblante. Retire ta malédiction et je ferai ce que tu voudras.

Tu conçois, mon chevalier, quelle a été ma joie, lorsque j’ai tenu entre mes mains les plantes qui doivent te guérir. Sans perdre une minute, une seconde, je me suis remise en route… Enfin, me voici !

Jeanne achevait à peine ce récit lorsque Montbars rentra.

— Tes ordres ont été exécutés, Fleur-des-Bois, lui dit-il.

— Bien, mon ami. Prends cette poignée de plantes et fais-la infuser dans une dizaine de verres d’eau ; moi, je ne veux pas quitter mon chevalier.

Montbars, quoiqu’il ne comprît rien à la conduite de Jeanne, s’empressa de lui obéir. Il sentait instinctivement qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire et d’étrange ; l’espoir lui revenait.

— Fleur-des-Bois, dit de Morvan, les yeux humides de larmes de reconnaissance, je ne voudrais pas offenser ton dévoûment par mes doutes… cependant, crois-moi, n’ajoute pas une foi trop complète dans la science de la vieille Espagnole. D’abord elle peut t’avoir trompée ; ensuite, quelque vertu que possèdent ces plantes, ma blessure est bien grave !… Habitue-toi plutôt à l’idée d’une séparation qu’à celle d’une guérison !

— Oh ! quant à être séparée de toi, je ne crains pas cela, dit Fleur-de-Bois. L’Espagnole se connaît aussi en poisons, et elle m’en a donné un qui est infaillible.