Les Boucaniers/Tome IX/IV

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IXp. 95-128).

IV

À l’approche de la nuit, de Morvan inquiet de l’absence prolongée de Jeanne, sortit pour aller à la recherche de la jeune fille. En vain, il parcourut les environs de la ville qu’ils choisissaient d’ordinaire, Fleur-des-Bois et lui, pour but de leurs promenades, en vain, il interrogea les esclaves et les habitants qu’il rencontra, il ne découvrit rien, n’obtint aucun renseignement.

Une pensée rassura bientôt le jeune homme : il s’imagina que pendant qu’il la cherchait, Jeanne était retournée à l’habitation de Montbars ; il rebroussa aussitôt chemin et hâta le pas.

En passant le long du port, de Morvan jeta machinalement les yeux sur la mer : il vit un petit navire caboteur, affrété pour le service de la côte, qui mettait à la voile ; sur le pont se dessinait une forme vaporeuse et blanche. De Morvan s’arrêta court : un triste pressentiment l’avait saisi au cœur.

— Jeanne ! ma sœur, s’écria-t-il de toute la force de ses poumons, est-ce toi ?

Quelques secondes s’écoulèrent sans que le chevalier reçut aucune réponse. Il allait renouveler sa question, quand, portés par la brise de mer, les mots : « Adieu pour toujours ! » parvinrent à ses oreilles. Le doute ne lui était plus possible ; cette voix était bien celle de Jeanne. Jeanne l’abandonnait. Au même instant, le petit navire orientait ses voiles et s’éloignait en courant une bordée pour aller chercher le vent.

De Morvan parcourut la grève d’un rapide regard ; pas une embarcation ne se trouvait à sa portée : un moment il eut la folle pensée de se jeter à la nage !

Immobile, anéanti, il resta sur la grève jusqu’à ce que le caboteur eût disparu dans les ténèbres ; alors il reprit lentement le chemin de l’habitation du flibustier.

— Cette douleur manquait à ma vie, cette dernière désillusion à mon âme, se disait-il, la tête en feu et le cœur violemment agité. Laurent aurait-il raison ?… Aimer et croire, n’est-ce pas jouer un rôle de dupe, vouloir être victime ?… Que j’ai été niais, jusqu’à ce jour, de prendre ainsi la vie au sérieux !… Oui, Laurent est un esprit supérieur… Ce que l’on appelle bonheur, n’existe pas ici-bas ! Le but que doit poursuivre l’homme intelligent, est d’arriver d’abord à l’anéantissement de sa sensibilité, pour n’avoir plus ensuite à s’occuper qu’à satisfaire ses caprices… Fleur-des-Bois me trahir ainsi !… Ai-je bien ma raison ? ne suis-je pas le jouet d’une hallucination, d’un rêve !…

Lorsque de Morvan arriva à l’habitation, Montbars qui l’attendait pour souper, ne put, à sa vue, retenir une exclamation de surprise,

— Que t’est-il donc arrivé, enfant ? lui demanda-t-il avec intérêt. Tu es pâle et défait, comme un homme qui vient de commettre un crime ou de subir une immense douleur.

— Tu te trompes, Montbars ; je n’ai été ni criminel, ni malheureux. Depuis que je t’ai quitté, aucun événement digne d’être rapporté n’a marqué dans ma vie.

— Où est donc Fleur-des-Bois ? demanda Montbars.

— Je crois qu’elle est partie, répondit le jeune homme, en affectant une indifférence que démentait le tremblement de sa voix. Dame ! Tu conçois, Montbars, son séjour ici ne pouvait être éternel ! Elle s’ennuyait ! Elle aura sans doute été rejoindre le beau Laurent.

— Oui, tu as raison, cela doit être, dit froidement Montbars.

De Morvan, en attaquant Fleur-des-Bois espérait que l’ancien Boucanier prendrait sa défense : la réponse de Montbars l’exaspéra.

— Fleur-des-Bois, aller rejoindre Laurent ! s’écria-t-il avec une indignation pleine de véhémence, c’est là une infâme calomnie, un odieux mensonge ! autant vaudrait prétendre que la colombe recherche la société de l’épervier, que la gazelle court après le tigre… Fleur-des-Bois, Montbars, est un ange de dévoûment, de candeur, de bonté. Jamais tu n’as soupçonné la beauté de son âme ! Rien ne lui est comparable dans l’humanité entière ! Parler d’elle comme d’une femme ordinaire, c’est commettre un blasphème…

— Pauvre Louis, dit froidement Montbars, comme tu dois être malheureux !… Allons, enfants, du courage. Je conçois, quoique je ne les aie jamais éprouvés, les tourments que tu endures. Fleur-des-Bois, j’en suis persuadé, est digne de ton amour. Pourquoi est-elle partie ? Je l’ignore, et peu importe ! L’essentiel, c’est qu’entre l’avenir et toi il n’y ait plus un lâche amour qui arrête ton élan et amollisse ton courage !… Jamais je n’aurais songé à éloigner Fleur-des-Bois, car tu lui dois la vie ; mais je voyais sa présence ici avec peine !… Je considère son départ comme un immense bonheur pour toi ! Enfant, l’amour est un sentiment profond, mais éphémère, qui conduit droit au suicide de l’intelligence. Dans quelques années, lorsque Fleur-des-Bois, dépouillée de sa poétique et séduisante innocence, serait devenue une femme comme toutes les femmes, c’est-à-dire une créature vulgaire, accessible à la vanité, dominée par les mesquines passions du monde, tu te serais réveillé de ton extase, brisé et vieilli, ayant perdu, avec la fougue et ta jeunesse, ce feu sacré de l’enthousiasme qui fait les hommes grands !… Une nature énergique comme la tienne peut braver de violentes douleurs, sortir victorieuse de rudes épreuves, mais elle est incapable de résister à la mortelle torpeur qui suit fatalement tout amour qui s’éteint de lui-même et meurt de satiété !… Louis, je ne voudrais pas te tromper, je t’aime trop, quoique tu en dises, pour songer à faire de toi un instrument utile à l’accomplissement de mes desseins ; tu es le fils de mon frère, le seul lien qui me rattache à l’humanité, je te parle avec mon cœur ! Louis, le bonheur sur la terre n’existe qu’autant que l’on est parvenu à se créer un but, à donner une direction et un aliment à son activité ! Tu m’accusais naguère d’ambition, et je ne te cacherai pas que ce reproche m’a été, sur le moment, extrêmement sensible. Eh bien ! oui, je l’avoue, je suis ambitieux ! Sans l’amour de la gloire, sans l’excitation de la lutte, dans laquelle je suis engagée, que serait pour moi l’existence ? Un supplice intolérable. Entre dans mes vues, passionne-toi pour la grandeur de mon œuvre, partage mes fatigues, mes travaux, mes dangers, et alors, seulement alors, tu sauras ce que c’est que vivre.

L’enthousiasme est un sentiment contagieux. De Morvan, captivé par la parole de Montbars, crut entrevoir dans un horizon nouveau un allégement à son désespoir, une distraction à sa douleur ; il ne repoussa donc pas les avances de l’illustre chef de la flibusterie.

— Montbars, lui répondit-il, je consens à m’incliner devant ton expérience, je suis prêt à suivre tes conseils. Parle, qu’ordonnes-tu ?

— Que tu t’engages à ne plus jamais revoir Fleur-des-Bois !

— Ne plus revoir Fleur-des-Bois ! répéta de Morvan indigné et stupéfait tout à la fois, tu exiges trop, Montbars !… Pourquoi ne pas me demander ma vie ?…

L’ancien Boucanier haussa les épaules d’un air de pitié ; puis, après un court silence, il reprit :

— Ta blessure est plus profonde encore que je ne le supposais ; ta faiblesse a besoin de ménagements extrêmes. Voyons donc jusqu’à quel degré d’abaissement ton amour t’a fait tomber ; si, à défaut de ton courage engourdi, il te reste encore assez de fierté au cœur pour ne pas te courber et t’incliner humblement devant un outrage :

— Je ne te comprends pas, Montbars, que veux-tu dire ?…

— Je désire savoir si, en présence de l’indifférence, de l’oubli ou du dédain de Fleur-des-Bois, toi le comte de Morvan, tu demanderas grâce !… Si Jeanne ne revient pas à toi, iras-tu à elle ? Réponds !…

Le jeune homme hésita ; toutefois, conseillé par le dépit, se rappelant les preuves nombreuses, irrécusables de dévoûment et d’amour que lui avaient données Jeanne, persuadé enfin qu’elle ne pouvait tarder à se repentir de sa fuite :

— Je m’engage, Montbars, répondit-il, à ne jamais revoir Jeanne, si sa volonté seule la retient loin de moi. Je me hâte toutefois d’ajouter, car je ne voudrais pas conserver en présence de la franchise une arrière-pensée, je me hâte d’ajouter que du jour où Fleur-des-Bois me redemandera mon affection, elle la retrouvera grandie encore par l’absence.

— Cela me suffit, Louis. Les femmes possèdent le don de l’oubli et poussent l’amour de l’inconnu jusqu’à l’extrême. Que Jeanne rencontre un nouveau visage sur sa route et elle ne reviendra pas.

De Morvan se contenta de sourire, sans essayer de combattre l’opinion émise par Montbars. Son cœur l’assurait que le Boucanier se trompait, que bientôt le retour de Fleur-des-Bois prouverait l’injustice du jugement porté sur sa constance.

Pendant les premiers jours qui suivirent cette conversation, de Morvan fit assez bonne contenance : les vents contraires, la durée du voyage, la difficulté de retrouver de suite un nouveau navire caboteur, expliquaient et motivaient suffisamment le retard de Jeanne.

Un mois, puis deux, s’écoulèrent sans amener aucun changement dans la position des choses ; de Morvan commença à douter.

Triste, pensif et silencieux, il passait la plus grande partie de la journée, assis sur la plage, à interroger l’horizon d’un œil avide et désolé. À chaque voile qu’il apercevait, son cœur battait avec violence. Bientôt le navire grandissait, de joyeux matelots ou de hardis flibustiers débarquaient, la chanson aux lèvres ou le fusil sur l’épaule : Jeanne ne revenait pas !

La nuit arrivée, le malheureux jeune homme regagnait tristement l’habitation de Montbars, s’asseyait devant le souper somptueusement servi qui l’attendait, mangeait quelques fruits, puis, toujours silencieux, il se retirait dans son appartement.

L’ancien Boucanier, soit calcul, soit délicatesse, respectait la douleur du chevalier, et ne lui adressait jamais une parole qui eût rapport à son amour pour Fleur-des-Bois : il semblait — certain que cela ne pouvait manquer d’avoir lieu — attendre que cette passion se fût consumée d’elle-même, faute d’aliment.

Un jour — les premières lueurs de l’aube éclairaient à peine l’horizon — un violent coup frappé à la porte de sa chambre, réveilla de Morvan qui, après une longue nuit d’insomnie, et vaincu par la fatigué, s’était enfin endormi.

Presque aussitôt Barbe-Grise entra.

À la vue du père de Fleur-des-Bois, de Morvan eut une grande joie mêlée d’un véritable remords.

Que voulait Barbe-Grise ?…

Le Boucanier ne le laissa pas longtemps dans l’incertitude.

— Chevalier Louis, lui dit-il de cette voix traînante qui ne l’abandonnait jamais, je viens vous avertir que Fleur-des-Bois se meurt !… si vous désirez la revoir, il n’y a pas un instant à perdre.

De Morvan poussa un cri terrible et d’un bond se précipita en bas de son lit.

— De grâce, parlez ! s’écria-t-il en saisissant violemment le Boucanier par le bras. Qu’est-il arrivé ? que s’est-il passé ?… Mais parlez donc !

— Il ne s’est rien passé, répondit Barbe-Grise avec son flegme habituel et sans montrer la moindre émotion. Jeanne est amoureuse de vous ; vous l’avez repoussée… Cela l’a chagrinée, elle est tombée malade, et la maladie a fait de grands progrès : voilà tout !…

Il est inutile d’essayer de peindre les sentiments contraires et violents que la réponse du Boucanier causa à de Morvan : c’était une joie délirante mêlée à un désespoir effrayant !

— Viendrez-vous ? lui demanda tranquillement Barbe-Grise.

— Partons ! s’écria de Morvan, qui après s’être habillé à la hâte, s’élança la tête nue vers la porte de sortie.

Barbe-Grise l’arrêta,

— J’ai faim et je suis fatigué, lui dit-il ; je ne me remettrai en route qu’après m’être reposée et avoir déjeûné.

Le Boucanier garda un instant le silence, puis, frappant doucement sur l’épaule du jeune homme qui marchait devant lui pour lui montrer le chemin :

— Vous aimez donc Fleur-des-Bois ? lui demanda-t-il froidement.

— Si je l’aime ! s’écria de Morvan avec un cri parti du cœur, puis il s’arrêta court. Il venait de se rappeler qu’il parlait au père de sa victime.

— Alors, puisque vous l’aimez, reprit toujours aussi tranquillement Barbe-Grise, pourquoi l’avoir repoussée ? Il fallait la prendre pour votre maîtresse… Vous lui auriez évité une maladie et à moi un voyage…

Cette réponse de Barbe-Grise surprit de Morvan, qui un moment fut tenté de croire à un piège. Il ne savait pas encore jusqu’à quel point inouï la vie rude et solitaire que menaient les Boucaniers avait effacé en eux les traditions de leur jeunesse. Il ignorait que les lois sacrées de la société, les bienfaits de la civilisation n’apparaissaient plus à ses hôtes sauvages des forêts que comme des entraves ridicules et gênantes ; qu’ils s’étaient rapprochés aussi près que possible de la nature.

Barbe-Grise éprouvait certes pour sa fille une affection sincère, mais pourvu qu’il vit les couleurs de la santé briller sur son visage, le sourire entr’ouvir ses lèvres, cela lui suffisait : des pensées, des rêves, des aspirations de Fleur-des-Bois, il ne s’en inquiétait pas : elle se portait bien, donc elle était heureuse.

Jeanne, retenue par une profonde pudeur instinctive, n’avait pas avoué à son père son amour pour de Morvan : aux questions de Barbe-Grise sur le dépérissement de sa santé, elle s’était contentée d’opposer de banales raisons.

Casque-en-Cuir, à qui la jalousie donnait une perspicacité momentanée, bien supérieure à son épaisse et courte intelligence, devina le premier le secret du mal de Jeanne.

— Parbleu ! dit-il brutalement à Barbe-Grise, si le muguet aux beaux habits était ici, Fleur-des-Bois retrouverait bien vite sa gaité passée.

Cette révélation, confirmée par la rougeur et l’embarras de Jeanne, fut un trait de lumière pour le Boucanier. Il nettoya son fusil, se munit d’une ample provision de poudre et de balles, embrassa Jeanne, siffla ses chiens favoris, et sans prononcer un mot se mit en route.

Puisque sa fille était malheureuse parce qu’elle regrettait un amant, quoi de plus simple que d’aller lui chercher cet amant ?

Cette pensée parut à Barbe-Grise tellement logique et naturelle, qu’il ne se donna même pas la peine de l’approfondir.

Les navires caboteurs, retenus par la crainte d’être capturés par les croiseurs espagnols, étant fort rares, Barbe-Grise se résolut à accomplir son voyage par terre.

La distance qui séparait son habitation du Cap était de près de soixante lieues, et il lui fallait passer à travers la grande savane ; la perspective de ces fatigues et de ces dangers à subir ne l’arrêta pas un instant ; le Boucanier était, à sa façon, un excellent père.

Montbars, malgré l’empire inouï qu’il savait exercer sur lui-même, ne put dissimuler le dépit ; la mauvaise humeur que lui causa l’arrivée de son vieil ami le Boucanier.

Plusieurs fois, pendant le cours du déjeûner, il essaya de retenir de Morvan ; il employa en vain l’ironie, la tendresse, la ruse ; le jeune homme resta inébranlable. Quant à Barbe-Grise, occupé à satisfaire son vigoureux appétit, il ne se mêla en rien à la conversation et n’essaya pas une seule fois de combattre les objections que Montbars opposait à la résolution de son neveu, et qui, si ce dernier les avait écoutées, eussent rendu son voyage inutile.

Seulement, lorsqu’il se leva de table, il dit tranquillement à de Morvan :

— Je suis enchanté, mon jeune ami, que vous n’ayez pas écouté Montbars, cela m’épargne l’ennui de vous brûler la cervelle !… Vous figurez-vous donc, continua le Boucanier avec le même flegme, et en remarquant l’étonnement du chevalier, que je serais reparti seul ? Certes, non !… Je vous aurais tué ! Jeanne, en ne conservant plus l’espérance de vous revoir, se serait consolée à la longue. Après tout, je préfère de beaucoup vous avoir vivant. Jeanne sera de suite heureuse.

Une heure plus tard, de Morvan prenait congé de Montbars et se disposait à suivre le Boucanier, lorsque le Bas-Breton Alain, équipé en costume de voyage, se présenta devant son maître.

Le Penmarkais avait l’air radieux.

— Je vais donc reboire du cidre et revoir le portrait de ma bonne Sainte-Anne-d’Auray, dit-il.

Avant de se séparer de son neveu, Montbars lui fit présent d’une admirable carabine, et, l’embrassant avec tendresse :

— Au revoir, Louis, lui dit-il ; bientôt, crois-moi, nous nous retrouverons réunis ! Oh ! ne te récries point !… Tu ne connais pas mes projets !… D’ici à peu de temps, tu viendras me demander à servir sous mes ordres !… Je parle avec certitude de cause… Adieu !… Encore une fois me voici seul !…

— Non, Montbars, répondit le jeune homme, je te laisse avec ton ambition !

— Mon ambition et ma vengeance, dit le flibustier en s’éloignant brusquement : chevalier, au revoir !