Les Boucaniers/Tome IV/IV

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IVp. 87-110).


IV

Lion et Renard.


De Morvan voyant la partie recommencer, et perdant l’espoir de saisir une occasion de se venger de l’impertinence de Dubois, se pencha vers une des femmes de l’Opéra placée à ses côtés :

— Quelle est donc, madame, je vous prie, lui dit-il tout contre l’oreille, cette espèce d’abbé si impudent et si mal appris ?

À cette question la danseuse partit d’un bruyant éclat de rire.

— Quoi, chevalier, lui répondit-elle en le regardant tendrement, car cette ignorance de Morvan, en lui apprenant combien le jeune homme était étranger à la société et à la vie parisiennes, lui laissait entrevoir un avenir à exploiter, quoi, vous n’avez jamais entendu parler de Dubois !

Alors, baissant à son tour la voix, la danseuse prononça quelques mots. De Morvan rougit et pâlit coup sur coup :

— C’est impossible ! dit-il. Des gens de noblesse comme messieurs de La Fare, de Brancas, d’Effiat, ne consentiraient pas, si cela était, à admettre un pareil homme dans leur intimité…

— Ah ! chevalier si vous connaissiez la noblesse comme je la connais ! reprit, toujours en riant, la danseuse, cette intimité vous paraîtrait la chose la plus simple du monde ! Et puis, après tout c’est un brave homme que Dubois ! Je vous assure qu’à certaines heures on est encore fort heureuse de le trouver !

— Chevalier ! s’écria en ce moment de Nocé, l’on a passé votre tour par erreur : à vous la main ! Quelle banque faites-vous ?

— Je regrette de ne pouvoir continuer ce lansquenet répondit de Morvan en se levant ; je dois partir !

— Comment donc ! mais vous êtes, tout à fait dans votre droit, chevalier, dit de Broglie. Les joueurs qui restent sur leur gain sont, au contraire, très fort estimés ; on les appelle des hommes de caractère.

— Je vous prie de croire, que si je cesse de jouer, ce n’est nullement avec l’intention de réaliser un bénéfice !

— Ah ! ah ! un rendez-vous d’amour, sans doute, avec la belle Nativa, ajouta Dubois d’un air moqueur. Sacrebleu, jeune homme, vous êtes un heureux mortel !

Ces paroles, prononcées si mal à propos par l’abbé, élevèrent au comble l’indignation de Morvan.

— Monsieur, lui dit-il lentement et en attachant sur lui un regard chargé de mépris, si vous étiez, soit de ma condition, soit même un honnête roturier, je m’en rapporterais à mon épée du soin de châtier votre impertinence ; avec un drôle tel que vous, tout rapprochement, vous devez le comprendre, quelque éhonté que vous soyez, est impossible ! Si je refuse de continuer le jeu, c’est que je viens d’apprendre quel honteux cuistre vous êtes, et que je me regarderais comme déshonoré, si je restais plus longtemps en votre compagnie.

Cette violente apostrophe fut suivie d’un profond silence : les courtisans comprenant que de Morvan avait raison, et ne tenant nullement, quoique ses paroles constituassent une insulte indirecte pour eux, à venger l’injure de Dubois, se sentaient fort gênés. Quant au misérable abbé, sa pâleur livide, ses paupières dilatées par la rage, ses poings crispés, prouvaient combien, malgré son effronterie et son impudeur, il était sensible à l’outrage qui venait ainsi publiquement de l’atteindre en plein visage.

— S…, mille tonnerres ! s’écria-t-il en laissant tomber coup sur coup une dizaine de grossiers jurons, s… tonnerres, vous ne porterez pas, mon hobereau, cette impertinence en paradis !… Ah ! vous faites le rodomont et le matamore avec moi ! Voyons, mon petit monsieur, oseriez-vous bien me donner votre adresse ?

— Je vous répète, reprit froidement de Morvan, qu’entre vous et moi il ne peut y avoir rien de commun ! Si je ne vous ai pas déjà imposé silence avec ma canne, c’est par respect pour les personnes ici présentes. Quant à mon adresse, je suis loin de la cacher : je demeure…

— Il est inutile que vous donniez votre adresse à l’abbé, interrompit vivement de Nocé. Qu’est-ce que vous voulez qu’il en fasse ?

— Monsieur le comte ! s’écria Dubois en regardant de Nocé de travers.

— Eh bien ! quoi, l’abbé, reprit de Nocé, ne vas-tu pas me chercher querelle à présent, parce que j’essaie d’assoupir cette affaire ? Dame ! que veux-tu, mon cher ; au fond, M. le chevalier a raison. Tu ne vaux pas grand’chose, et il faut que nous soyons d’affreux corrompus, comme nous le sommes, pour être de tes amis.

— Allons, bon ! voilà de Nocé qui passe à l’ennemi, dit Dubois, qui, changeant tout à coup de ton et de figure, parut prendre la brutale franchise du courtisan pour une plaisanterie, et se mit à grimacer un sourire. Nocé, à l’occasion je me ressouviendrai de cela…

Le misérable disait vrai, Nocé devait payer de l’exil, vingt ans plus tard, le jour où Dubois fut nommé premier ministre, son intervention de cette soirée.

De Morvan se disposait à partir lorsque le marquis d’Effiat, s’adressant à lui :

— Monsieur le chevalier, lui dit-il froidement, comme vous ne faites pas partie de la cour et que nous n’avons pas l’honneur d’être personnellement connus de vous, veuillez emporter les dix mille livres qui vous reviennent

D’Effiat prit à ses voisins cinq rouleaux d’or contenant chacun deux mille livres et les remit à de Morvan.

— Ma foi, toute cette discussion, survenue si mal à propos au beau milieu de nos plaisirs, a tourné mon esprit au sombre, dit de Nocé. Mes amis, au revoir, je vais me coucher

— Sans rancune, n’est-ce pas ? cria Dubois en souriant à de Nocé qui s’en allait.

— Te garder rancune, l’abbé ! à Dieu ne plaise ! N’est-on pas heureux d’avoir pour compagnon l’homme doué de l’âme la plus noire et de l’esprit le plus brillant du royaume. Je suis tout à toi !

De Nocé et de Morvan sortirent en même temps.

— Chevalier dit le premier, quand on porte dix mille livres sur soi, et que minuit sonne, il n’est pas prudent de courir à pied les rues de Paris. Voulez-vous me faire l’honneur d’accepter une place dans mon carrosse, je vous jetterai en passant chez vous ?

De Nocé lui adressa cette offre avec une telle amabilité, que de Morvan ne crut pouvoir la refuser.

— Chevalier, reprit le jeune comte lorsqu’ils se trouvèrent assis l’un près de l’autre en voiture, quand je suis embarrassé pour entamer un sujet de conversation, savez-vous ce que je fais ? J’entre franchement et brusquement dans le cœur de la question !… Vous m’avez plu singulièrement dans votre duel de tantôt, et votre indignation de ce soir, quoiqu’elle fût une critique de ma conduite, et qu’elle tombât d’aplomb sur ma légèreté, m’a été fort agréable !… J’aime beaucoup voir la noblesse tenir sa place. Nous sommes parfois, nous autres courtisans, d’un déplorable laisser-aller. Dès qu’il ne s’agit plus d’une question de préséance, que nous ne sommes pas jaloux d’un égal à qui le roi donne à tenir de préférence le bougeoir, nous faisons un bon marché inouï de nos qualités et de notre personne ! Nous laissons entrer de plain pied le premier cuistre parvenu dans notre intimité !… Ce misérable abbé Dubois est une puissance ; on compte aujourd’hui avec lui ! Croyez-moi, si vous pouvez vous absenter quelque temps de Paris, n’hésitez pas à partir !

Dubois doit être méprisé, mais non pas dédaigné.

Il a de l’esprit, de l’astuce et de l’audace comme un démon ; de plus, il est violent et lâche à l’extrême ; partant fort à craindre.

Je vous le répète, mettez tous vos soins à l’éviter.

— Je vous remercie, comte, dit de Morvan tout attendri de l’intérêt véritable que lui montrait de Nocé, croyez, et vous avez pu voir par ma façon d’agir de ce soir, que je ne manque pas de franchise, croyez que j’éprouve une sincère reconnaissance pour vos conseils…

— Bah ! il ne s’agit pas de reconnaissance, mais bien de savoir si vous suivrez ces conseils ?…

— Non, comte, je ne les suivrai pas !

— Je vous désapprouve et je vous estime… Que diable, quand on a affaire à une vipère, il faut être fou pour offrir son talon à sa morsure… le venin monte si vite du talon au cœur !… Du moment que l’on ne peut écraser la tête de l’animal malfaisant, il n’y a qu’un parti à prendre ; se garer… Croyez-moi, chevalier, garez-vous !

De Nocé parlait encore, lorsque le carrosse s’arrêta devant la porte de l’hôtel du Cheval-Blanc.

De Morvan et de Nocé se baisèrent, et le Breton, ayant mis pied à terre, entendit son nouvel ami lui crier de nouveau, passant la tête à travers la portière :

— Croyez-moi, chevalier, gardez-vous de la bête !

Alain attendait le retour de son maître avec une vive impatience.

Depuis son aventure avec Buhot, la méfiance déjà si remarquable du Bas-Breton avait encore augmenté.

— Si à Paris les honnêtes gens volent — car enfin j’ai volé, se disait-il — à qui peut-on se fier ? à personne.

L’arrivée de Morvan causa donc une véritable joie au serviteur.

— N’avez-vous pas été inquiété dans les rues ? n’a-t-on pas cherché à vous dévaliser, maître ? lui demanda-t-il.

— Au contraire, Alain. Tiens, regarde, répondit le chevalier qui, brisant les rouleaux que lui avait remis le marquis d’Effiat, livra aux regards éblouis d’Alain un monceau d’or !

— Ah ! mon Dieu ! maître, s’écria le Bas-Breton en pâlissant, et vous aussi !…

— Quoi ! moi aussi, demanda de Morvan, car le serviteur s’était arrêté au beau milieu de sa phrase.

— Au fait, il y en a trop, murmura Alain sans répondre à son maître. Et puis, monsieur le chevalier, je le jurerais sur le salut de mon âme, préférerait plutôt se brûler la cervelle que de faire tort, fût-ce même à un Français, d’un rouge liard.

De Morvan, fatigué des émotions de la journée, se coucha, mais il lui fut impossible de fermer les yeux.

Il avait revu Nativa, et il possédait dix mille livres : comment dormir !

Il faut rendre cette justice au chevalier, que pas une seule fois de toute la nuit la pensée de Dubois ne se présenta à son esprit.

Quant à l’abbé, rentré chez lui, il resta éveillé aussi jusqu’au lendemain matin, occupé à combiner des plans de vengeance.

D’un côté donc l’on préparait l’attaque, de l’autre on ne songeait pas à la défense.