Les Boucaniers/Tome IV/III

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IVp. 51-84).


III

L’abbé Dubois.


Quatre heures plus tard, de Morvan, après avoir pris sa part d’un magnifique souper, égayé par la présence de plusieurs divinités de l’Opéra, s’asseyait, la tête un peu troublée par les vapeurs du vin, devant une table de lansquenet.

— Que faites-vous ! lui dit de Brancas, qui tenait la banque.

Des vingt écus qu’Alain avait prêtés à son maître après les avoir acquis de la façon un peu légère que le lecteur sait, de Morvan en avait dépensé huit pour la collation servie à Nativa : il lui en restait donc encore douze, soit, soixante-douze livres !

— Cinq pistoles, répondit-il à la demande de Brancas, car il ne voulait pas, après s’être si bien tiré de son duel, montrer une avarice de provincial.

— Vous avez gagné ! dit peu après de Brancas en poussant devant de Morvan quatre-vingt dix livres.

— Pardon, mais je n’ai joué que cinq pistoles, soit cinquante livres.

— Ah ! je comprends, dit de Brancas en riant, vous vous figurez que les pistoles de Paris sont comme celles appelées en province pistoles de compte, et qui valent dix livres. Erreur ! cher chevalier, nous ne connaissons ici que la pistole d’or de dix-huit livres.

Le jeune gentilhomme, contrarié de recevoir plus qu’il n’avait exposé, joua, le coup suivant, ses quatre-vingt-dix livres. Il gagna.

— Cent quatre-vingts livres ! disait-il peu après en répondant au banquier qui l’interrogeait sur son enjeu.

Encore une fois la chance se déclara pour le Breton.

De Morvan, en toute autre circonstance, se serait contenté probablement de ce bénéfice ; mais la crainte de laisser deviner sa pauvreté le retint, et le coup suivant il laissa ses trois cent soixante livres sur la table : la banque perdit encore.

— Vive Dieu ! notre jeune ami, lui dit le marquis d’Effiat, pour peu que votre veine continue et que vous ayez le courage d’en profiter, vous pourrez acheter la province de Bretagne.

Cette plaisanterie empêcha de Morvan de distraire une certaine somme de son gain.

Il joua ses sept cent-vingt livres.

— Encore gagné ! reprit peu après d’Effiat. Chevalier, on prétend que les gentilshommes de province possèdent au suprême degré l’art de l’économie et le sentiment de la prudence : que retirez-vous de votre enjeu ?

— Rien, marquis, répondit de Morvan d’un air indifférent.

Une demi-minute plus tard, le chevalier se trouvait à la tête d’un capital de deux mille huit cent quatre-vingts livres !

Les dames de l’Opéra, qui jusqu’alors n’avaient pas fait grande attention à de Morvan, commencèrent à l’examiner fort sérieusement, et se rapprochèrent de lui. Il devenait une affaire.

Qu’eût dit Alain, s’il eût vu son maître assis devant une grosse poignée d’or et entouré de jeunes femmes scandaleusement décolletées ?

Notre intention n’est pas de fatiguer le lecteur par le récit détaillé des phases que présenta la partie de lansquenet.

À onze heures, de Morvan possédait dix mille livres !

Les dames de l’Opéra se tenaient presque sur ses talons : une d’elles appuyait même son bras blanc et potelé sur les épaules du jeune homme.

On venait de passer les cartes à de Morvan dont c’était le tour de tenir la banque, lorsque la porte s’ouvrit et qu’un homme au teint fatigué et flétri entra dans le salon.

Des cris de joie retentirent autour de la table de jeu ; les dames de l’Opéra quittèrent de Morvan, et furent embrasser le nouvel arrivé, qui accepta fort gracieusement, quoiqu’en homme un peu blasé, leurs expansives avances.

— Viens t’asseoir à mes côtés, cher ami, lui dit de Brancas ; voilà un siècle, au moins quarante heures, que nous ne t’avons vu. Le bruit se répandait déjà que tu étais parti pour Rome, où le pape t’avait fait demander. Que se passe-t-il donc de nouveau ?

— Rien. On prétend seulement que Monseigneur le duc de Chartres est amoureux à en perdre la tête…

— Qui peut savoir cela mieux que toi ? répondit de La Fare en riant.

— Moi !… Est-ce que ces choses-là me regardent ?

L’inconnu se tut un instant ; puis, d’un regard circulaire, passant en revue les jeunes seigneurs assis autour de la table de jeu :

— Qui de vous, mes amis, ajouta-t-il, connaît le seigneur Sandoval, comte de Monterey, et est à même de me donner des renseignements sur sa fille, la délicieuse Nativa ?

À cette question, à laquelle il s’attendait si peu, de Morvan sentit un frisson glacial passer le long de son corps.

L’homme qui venait de parler était l’ancien précepteur du duc de Chartres, fils de Monsieur, frère du roi, l’abbé Dubois.

Tout le monde sait le rôle plutôt encore ignoble qu’odieux que joua Dubois vers la fin du dix-septième et au commencement du dix-huitième siècle : les événements importants auxquels ce misérable personnage prit part, ont donné une place à son nom dans l’histoire.

Entré à douze ans au collége de Saint-Michel, où il remplit auprès du principal les fonctions de domestique, Guillaume Dubois, ses études terminées, obtint d’abord la position de précepteur chez un nommé Maroy, marchand du Petit-Pont, puis de là il passa, avec la même qualité, chez le président de Gourgues et enfin chez le marquis de Ruvant, maître de la garde-robe de Monsieur.

Ce fut à cette époque que Dubois fit la connaissance de M. de Saint-Laurent, sous-gouverneur du duc de Chartres.

M. de Saint-Laurent, alors incommodé par de graves indispositions et devenu à peu près infirme, chargea Dubois de préparer les devoirs du jeune prince. Dubois, doué d’un esprit vif, pénétrant et astucieux, comprit de suite les grands profits qu’il y avait à retirer de cet emploi momentané : il se mit à étudier les penchants secrets de son élève, le flatta, l’amusa, lui inspira une extrême confiance, et finit par se rendre indispensable.

À la mort de son protecteur de Saint-Laurent, Dubois, qui avait su se ménager la faveur du chevalier de Lorraine et du marquis d’Effiat, qui tous deux disposaient à leur gré de Monsieur et de sa maison, osa demander et obtint d’être nommé précepteur du duc de Chartres.

Une fois ce premier et plus difficile échelon de sa puissance future franchi, Dubois continua avec un succès complet et une persévérance digne de son immonde caractère son travail souterrain.

Tout à la fois instituteur zélé et complaisant infâme, il fit marcher de front les études et les plaisirs de monseigneur de Chartres.

Le jour, il faisait subir devant la cour un brillant examen à son élève ; la nuit venue, il introduisait secrètement au Palais-Royal de pauvres jeunes filles trompées et éblouies par des promesses magnifiques, qui ne tardaient pas à se changer pour elles en un stérile déshonneur ! …

Une pareille conduite, surtout à cette époque du règne de Louis XIV, où l’extérieur de la dévotion était poussé à l’excès, aurait dû faire chasser honteusement, et comme un laquais, l’abbé Dubois de chez Monsieur ; il n’en fut rien : au contraire.

L’abbé, dont l’influence sur l’esprit de son élève était alors bien connue, fut presque cajolé par le grand roi, qui, désirant marier sa fille illégitime, mademoiselle de Blois, avec le duc de Chartres, et trouvant une opposition formidable à ses vues d’abord dans la personne du jeune duc lui-même, puis dans celle de sa mère, la hautaine et sévère Charlotte-Élisabeth, dut abaisser sa grandeur jusqu’à concerter ses efforts avec ceux de l’ancien domestique du principal du collège Saint-Michel.

Le mariage conclu — et comme le duc de Chartres n’éprouvait aucune affection pour la fille de madame de Montespan — Dubois, comblé des grâces de la cour, reprit avec plus de zèle et d’impunité que jamais ses honteuses et secrètes attributions.

Tel était l’abbé Dubois, dont de Morvan n’avait jamais entendu parler jusqu’à ce jour, et avec lequel le hasard venait de le mettre en relation d’une façon si singulière.

Il fallut au gentilhomme breton déployer une force rare de caractère pour pouvoir résister à l’envie furieuse qu’il éprouva de demander à l’abbé une explication de ses paroles par rapport à Nativa.

Toutefois il espéra que cet éclaircissement jaillirait bientôt de la conversation ; et en effet, son espoir ne fut pas trompé.

— Dis donc, l’abbé, s’écria le marquis d’Effiat qui gardait toujours vis-à-vis de Dubois un air visible de familiarité protectrice, est-ce que cette fois monseigneur est sérieusement épris ?

— On le prétend, marquis.

— C’est impossible ! s’écrièrent en chœur les femmes de l’Opéra.

— Pourquoi cela, impossible ? reprit le cynique abbé. Je sais bien, chères harpies, que les femmes sont toutes les mêmes, que la plus hypocrite paraît la meilleure, qu’il n’y a pas de raison pour que l’on s’éprenne sincèrement de l’une plutôt que de l’autre, et que l’homme d’esprit doit les mépriser toutes également. Oui, ce sont là des vérités.

Mais vous oubliez que l’esprit est, comme le corps humain, susceptible de maladie : qu’il suffit d’une affection momentanée, d’un ramollissement du cerveau, par exemple, pour qu’un homme de cœur et d’intelligence cesse de voir les choses telles qu’elles sont, et se figure trouver un phénix dans une femme. Or, qui vous assure que monseigneur le duc de Chartres n’a pas en ce moment l’esprit malade ? Toi, Céleste, par exemple, qui essaies de me regarder d’un air moqueur, je parierais vingt louis contre un écu que tu as déjà rencontré un galant homme qui a cru à ta fidélité ?

— J’en ai retrouvé dix, répondit mademoiselle Céleste avec orgueil. Au fait, monsieur Dubois, vous pourriez avoir raison ! C’est que ça paraît si drôle de penser que monseigneur est amoureux.

— Assez, Céleste ! Tu ne sais pas finir tes phrases et tu vas aboutir, si tu continues, à quelque épouvantable incongruité… Bois et tais-toi !

— Quelle est donc cette Nativa que tu qualifies, l’abbé, de séduisante ? dit alors de Brancas ? Mérite-t-elle cette épithète, d’un si grand poids dans ta bouche ?

— Je n’ai entrevu cette jeune fille qu’en passant, répondit Dubois ; eh bien ! là, franchement, dussiez-vous m’accuser de tomber dans le platonisme le plus honteux, je vous avouerai que sa beauté resplendissante, son air fier, digne et enfantin tout à la fois, sa démarche sans pareille et son maintien merveilleux, m’ont causé une admiration profonde, presque de l’émotion ! Je ne serais pas étonné que monseigneur l’aimât quinze jours suivis !

— Je serais bien curieux, l’abbé, de voir cette merveille ! s’écria le jeune de Broglie.

Un peu de patience ! je m’arrangerai de sorte, c’est-à-dire, on s’arrangera de sorte à la faire paraître à la fête que Sa Majesté donne à Versailles lundi prochain.

— Et vous prétendez, monsieur, dit à son tour de Morvan qui avait peine à dissimuler son émotion, que la sénorita Nativa aimera monseigneur le duc de Chartres ?

— Moi ! du tout. Je sais parfaitement au contraire, que les femmes n’aiment pas ; seulement elles se laissent aimer — répondit Dubois en regardant avec curiosité de Morvan.

— Ainsi, d’après vous, mademoiselle Sandoval doit devenir infailliblement la maîtresse du duc ? reprit le gentilhomme en affectant un sang-froid que démentait l’animation de son regard et la pâleur de son visage.

À cette nouvelle question de de Morvan, Dubois l’examina avec plus d’attention encore que la première fois.

— Je ne prétends pas pareille chose, dit-il, les yeux fixés sur ceux du jeune homme ; si cette petite Nativa a déjà un amant et un amant nouveau, elle repoussera peut-être — quoique cette supposition soit peu probable — les avances de monseigneur !

— Nativa, un amant ! s’écria de Morvan avec explosion et en se levant de sa chaise, vous en avez menti, misérable !

— Ah ! chevalier, dit le marquis d’Effiat d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux, prenez garde, voilà que vous allez effaroucher Dubois, et je vous avertis que nous tenons beaucoup à la société de notre excellent abbé !

La violente sortie de de Morvan avait causé une assez vive émotion parmi les courtisans : les conversations et le jeu s’étaient arrêtés.

L’abbé Dubois fut le premier qui rompit le silence :

— Mille remercîments, marquis, dit-il à d’Effiat ; puis se retournant vers de Morvan :

— Vous voudriez nous donner à supposer, jeune homme, continua-t-il en lui adressant un charmant et amical sourire, vous voudriez nous donner à supposer que vous êtes au mieux dans les bonnes grâces de la fille du comte de Monterey, que vous ne connaissez même pas probablement de vue : cette tactique serait adroite si elle n’était usée… Croyez-moi, vous êtes assez jeune et d’assez bonne mine pour pouvoir vous mettre en évidence sans avoir recours à de pareilles supercheries !… Se vanter est une vieille mode des règnes passés, qui n’a plus de cours aujourd’hui ! Vous manquez d’usage !…

Cette réponse adroite et impertinente plaçait de Morvan sur un mauvais terrain. S’il se fâchait, on attribuerait sa colère au dépit de se voir démasqué, ou bien il compromettrait Nativa ; d’un autre côté subir en silence la leçon railleuse de Dubois était un sacrifice au-dessus de ses forces : il se résolut d’attendre qu’un prétexte lui permit de prendre sa revanche.

— Allons, l’abbé, fais-toi verser du champagne par ces dames, et mêle-toi à notre lansquenet, dit d’Effiat ; la discussion ne vaut jamais le jeu.

— Vous oubliez, marquis, que je ne bois que de l’eau, et que je n’ai jamais de ma vie touché à une carte, répondit Dubois. Ne vous mettez pas en peine de moi. Je suis venu pour dire deux mots à de Brancas ; je vais m’en aller tout à l’heure.

— Est-ce que l’on s’en va à minuit, l’abbé ?

— Dame ! quand on doit se lever, pour travailler le lendemain à trois heures du matin, il me semble que ce n’est pas trop sacrifier à Morphée.

— Le fait est, l’abbé, que tu es l’être le plus extraordinaire que je connaisse. Tu trouves moyen de te mêler à toutes les fêtes, à toutes les parties, sans que cela te dérange en rien de tes occupations sérieuses. Tu es bien le travailleur le plus dissipé et le dissipé le plus travailleur de France.

— Cela se conçoit, marquis, s’écria Dubois en riant. Comme j’ai toujours eu l’idée que je mourrai jeune, je m’arrange de façon à doubler mes journées : j’ai trente-neuf ans, et, ma foi, j’en ai bien vécu soixante.