Les Boucaniers/Tome II/XII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 269-288).


XII

Arrivée à Paris.


Alain avait été effrayé par la grandeur de la ville de Brest, mais la vue de Paris ne parut lui causer qu’une médiocre impression.

Le Bas-Breton, fidèle à son orgueil patriotique, ne voulait pas laisser paraître l’étonnement profond, ou plutôt encore, la stupéfaction véritable que lui faisait éprouver le spectacle si nouveau pour lui de la grande ville.

C’eût été reconnaître jusqu’à un certain point la suprématie de la France sur la Bretagne.

Quant à de Morvan, à peine eut-il mis pied à terre, que son premier soin fut de s’informer où se trouvait situé l’hôtel d’Harcourt.

Dès que le gentilhomme eut obtenu le renseignement qu’il désirait, il se fit conduire par un garçon de l’hôtel à la chambre qui lui était assignée : il avait hâte, afin de pouvoir sortir sans perdre de temps, de réparer le désordre de sa toilette sérieusement compromise par les fatigues de la route.

Alors seulement il s’aperçut d’une chose à laquelle, dans son impatience de revoir Nativa, il n’avait pas encore songé, et qui méritait bien d’appeler toute son attention, c’est à dire que ses vêtements usés et déchirés, lui donnaient plutôt l’air d’un vagabond que d’un fils de bonne maison.

Impossible de se présenter recouvert de pareilles guenilles devant la fille du comte de Monterey : un habillement complet lui était indispensable.

Cette découverte donna naturellement à de Morvan l’idée de visiter sa bourse : elle contenait dix-sept livres.

-Qu’importe, dit-il, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, si Nativa m’aime elle sera tout au plaisir de me savoir près d’elle et elle ne songera pas à examiner si je suis accoutré à la dernière mode du jour !

De Morvan malgré sa prétendue indifférence à l’égard de ses vêtements, se sentai de fort mauvaise humeur et très embarrassé : tel homme supporte galamment un coup d’épée qui tressaille et bondit de colère et de douleur sous la piqûre prolongée d’une pointe d’aiguille.

Le chevalier se mit, en essayant de se cacher à lui-même cette petite faiblesse, à se promener d’un air indifférent devant une glace encadrée dans un des trumeaux de la chambre : cette nouvelle inspection de sa personne lui arracha un « jour de Dieu ! » retentissant, accompagné d’un violent coup de talon de botte sur le parquet ; il se trouvait affreux !

— Parbleu ! s’écria-t-il après un moment de réflexion, je suis sauvé ! Comment diable cette idée ne m’est-elle pas venue plus tôt ?…

De Morvan se saisit de ses pistolets, déposés sur son lit, les examina avec attention et comme s’il les voyait pour la première fois, puis les plaçant sous son bras et jetant son manteau sur ses épaules, il sortit de sa chambre et descendit l’escalier en courant.

Une fois dans la rue, le chevalier modéra sa vivacité, régla son pas sur celui des badauds, et se mit en marche le nez au vent et de l’air ennuyé d’un homme qui est depuis longtemps familiarisé avec la vue des merveilles de Paris.

Pendant près de dix minutes, de Morvan conserva la même allure ; ce ne fut que vers le milieu de la rue Saint-Honoré, un peu après avoir dépassé le Palais-Royal, qu’il s’arrêta devant la boutique d’un arquebusier : après une hésitation de très courte durée, il gravit deux marches placées devant la porte de la boutique et entra.

— Monsieur, dit-il en s’adressant au maître de la maison occupé en ce moment à redresser une épée, j’arrive de voyage et je désirerais me défaire d’une excellente paire de pistolets dont je n’ai plus besoin. Cette affaire peut-elle vous convenir ?

— Je n’achète pas les armes d’occasion, répondit l’arquebusier, sans se déranger de son ouvrage, si vous avez besoin d’argent, allez trouver un fripier.

Ce sans-façon fit monter le rouge au visage du jeune homme, mais, décidé à tout supporter pour revoir Nativa, il ne se découragea pas, et il reprit d’une voix qu’il essaya de rendre indifférente, mais qui néanmoins tremblait de colère :

— Seriez-vous, en ce cas, assez bon, monsieur, pour m’indiquer la demeure d’un fripier ? Comme mes pistolets sont de Geslin de Nantes et valent un assez haut prix, je désirerais…

— Ah ! vos pistolets sont de Geslin ! interrompit l’arquebusier en levant alors les yeux sur de Morvan, c’est tout différent. Veuillez, je vous prie, me les montrer.

Le jeune gentilhomme s’empressa de se conformer au désir du marchand.

— Réellement, continua ce dernier, après avoir retourné les pistolets en tous sens et avoir fait jouer leurs ressorts, cela n’est pas trop mauvais. Ce Geslin mérite, jusqu’à un certain point, sa réputation. Il est malheureux, toutefois, que ces armes ne soient pas à la mode. Il me serait impossible de m’en défaire. Quel prix en demandez-vous ?

— Ces pistolets m’ont coûté trois cents livres, répondit de Morvan.

— Trois cents livres ! répéta l’arquebusier d’un air où le doute se mêlait à l’ironie et en toisant le jeune homme des pieds à la tête, il paraît, mon gentilhomme, que vous ne tenez guère à l’argent.

— Ces pistolets m’ont été vendus au prix que les paient les boucaniers de l’île de la Tortue, dit de Morvan qui eut besoin, pour conserver son sang-froid, d’invoquer avec plus de ferveur que jamais le souvenir et l’image de Nativa.

— Parbleu cela ne m’étonne pas, les flibustiers sont connus pour jeter de l’or par les fenêtres, mais vous…

— Moi, monsieur, répondit le chevalier en se mordant les lèvres jusqu’au sang, je suis un peu pressé et j’attends de vous un oui ou un non.

— Mon Dieu, je veux bien entrer en marché. Non pas, je vous le répète, que cet achat m’offre la moindre chance de bénéfice, mais seulement pour conserver ces armes comme objet de curiosité.

— Et vous m’offrez de ces pistolets ? demanda de Morvan qui avait hâte d’en finir.

— Attendez d’abord que je m’assure s’ils sont en bon état.

Au moment où le marchand prononçait ces paroles, deux jeunes gens vêtus avec une somptueuse élégance entrèrent dans la boutique et demandèrent à voir des épées ; l’arquebusier déposa les pistolets sur son établi, et sans même songer à présenter des excuses à de Morvan il ne s’occupa plus que des nouveaux venus.

— Absolument comme chez la demoiselle Cointo ! se dit le chevalier avec rage. Ces courtisans sont bien mis ; moi, je porte des haillons ; donc ils sont mes supérieurs, et je dois leur céder le pas ! Jour de Dieu ! quoique j’aie bien besoin de vêtements, je donnerais volontiers pour rien mes pistolets, afin que l’un de ces jeunes fats eût la bonne idée de me regarder de travers !

De Morvan, sans bien se rendre compte de son action, se campa alors carrément devant les deux jeunes gens, et les fixa d’un regard hautain, qu’ils ne purent soutenir, car tous deux baissèrent la tête.

Le chevalier comprit — phénomène d’instinct aussi certain que mystérieux et inexplicable — que si ces jeunes gens eussent voulu relever son défi, il les aurait infailliblement broyés sous sa colère ; cette pensée de sa supériorité sur eux lui fit du bien et calma, comme par enchantement, son irritation.

— C’est beaucoup, sans doute, d’être mis avec élégance et d’avoir de l’or dans sa bourse, se dit-il ; mais il y a encore quelque chose de préférable à cela : c’est un cœur brave et loyal, inaccessible à la crainte, et qui] dispose d’un bras habile à manier l’épée ! Allons, j’ai tort de désespérer !

Depuis que de Morvan les avait regardés avec cette puissance de l’indignation unie au courage, qui avait si fortement pesé sur eux, les jeunes élégants, quoiqu’ils affectassent d’élever la voix et de prendre des poses dramatiques, paraissaient fort gênés dans leur contenance ; ils achetèrent, sans marchander et à peu près au hasard, deux épées, donnèrent l’adresse de leurs hôtels et sortirent presqu’aussitôt.

L’arquebusier, après avoir encaissé l’argent de sa vente, écrit plusieurs lignes sur un gros registre et replacé les marchandises dérangées, daigna se souvenir qu’il y avait quelqu’un qui attendait après lui.

Il reprit les pistolets de de Morvan, les éleva à la hauteur de son œil, les toucha ensuite avec Une lime, examina avec une sorte de loupe la gravure du nom de Geslin, puis, s’adressant enfin au chevalier :

— Voulez-vous, c’est là mon premier et mon dernier mot, quatre-vingts livres ? lui demanda-t-il.

— Mais ces armes, je vous le répète, m’en ont coûté trois cents…

— Je ne discute pas. À mon tour, je vous dis — oui ou non. — C’est à prendre ou à laisser.

— Donnez, répondit de Morvan, craignant, s’il ne se soumettait de bonne grâce à ce sacrifice, de ne plus retrouver assez de courage pour se présenter dans un autre magasin.

— À présent, mon jeune gentilhomme, lui dit l’arquebusier quand il lui eut remis l’argent, vous n’avez qu’à remonter la rue à votre droite : à quatre portes au dessus de moi demeure un fripier qui vend des habits, ma foi, fort présentables et presque à la mode du jour.

Quinze jours auparavant, cette plaisanterie hasardée de l’arquebusier lui aurait certes attiré une rude correction de la part du jeune homme ; cette fois, de Morvan se contenta de lui répondre tranquillement :

— Merci, monsieur, de votre renseignement, je vais en profiter.

Décidément, le chevalier se façonnait à la vie ; il entrait dans la voie du progrès.