Les Boucaniers/Tome II/XIII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 291-310).


XIII

Un Rendez-vous Embarrassant.


La friponnerie des revendeurs d’habits est une chose trop connue pour que l’on songe à retracer la scène qui se passa entre le fripier et le Breton.

Il suffit de dire que ce dernier s’équipa fort convenablement des pieds à la tête comme le lui avait prédit l’arquebusier, pour la somme de cent livres.

Le fripier consentit — de Morvan ayant vidé devant lui le contenu de sa bourse, qui renfermait seulement quatre-vingt-dix-sept livres — à lui faire grâce de la différence des trois livres contre ses vieux habits.

L’honnête homme ne gagnait cependant guère plus de cinquante pour cent à ce marché.

La stupéfaction d’Alain, lorsqu’il vit entrer une demi-heure après son maître, qu’il ne reconnût pas d’abord, ne peut se comparer qu’à son ravissement.

— Ah ! mon doux Jésus et ma bonne Sainte-Anne-d’Auray ! s’écria-t-il en joignant les mains en signe d’admiration que vous êtes donc beau ! Il n’y a qu’un Breton capable d’avoir une si brave mine avec des habits français. Dieu de Dieu ! quel galant vous faites !

Ces compliments de son serviteur — c’étaient les premiers que le chevalier de Morvan recevait de sa vie — causèrent un vif plaisir au jeune homme, car ils lui firent reporter ses pensées vers Nativa.

— Dites-donc, mon maître, reprit Alain, il paraît que nos affaires sont en bon train ! Allons, je vois que l’on parle à Penmark trop mal de Paris… Si dès votre première course, en moins d’une heure, vous avez déjà gagné des habits aussi riches, dans quinze jours vous posséderez sans doute un carrosse, et vous pourrez vous procurer le plaisir d’augmenter mes gages de deux écus par an.

Les espérances manifestées par Alain ne réussirent pas aussi bien auprès de de Morvan que ses compliments ; elles rappelèrent au chevalier l’extrémité à laquelle il était réduit et les obstacles qui lui restaient à vaincre : il soupira.

La tristesse de son maître sembla vivement étonner le Bas-Breton, qui après avoir réfléchi pendant assez longtemps se rapprocha de lui et balbutia d’un air embarrassé :

— Je voudrais bien, monsieur le chevalier, que vous me permettiez pour un moment, de vous manquer de respect ?

— Comment dis-tu ? s’écria de Morvan, qui crut avoir mal compris.

— Je dis que je voudrais bien que vous me permettiez, pour un moment, de vous manquer de respect ?

— Es-tu fou ? Qu’entends-tu par là ?

— J’entends, monsieur le chevalier, que je souhaiterais vous glisser, comme d’ami à ami, un conseil dans le tuyau de l’oreille.

— C’est là ton manque de respect ? Soit ! J’y consens ; parle !

Alain se rapprocha encore davantage de son maître, baissa les yeux, rougit extraordinairement, hésita, puis prenant enfin son parti :

— Monsieur le chevalier, lui dit-il vivement et tout d’une haleine, méfiez-vous des femmes, ne les regardez jamais, et quand elles vous parleront, ne leur répondez pas. La meilleure d’entre elles, voyez-vous, ne vaut pas un rouge liard !

Imbécile ! s’écria de Morvan avec un dépit concentré, car il pensait justement en ce moment à Nativa.

Alain, déconcerté, s’éloigna tristement et tout en marmottant entre ses dents :

— Ah ! ma bonne Sainte-Anne-d’Auray, faites que mon maître ne devienne pas un Français.

De Morvan, à son arrivée, avait été reçu par l’hôte du Cheval-Blanc avec une méfiance pleine de froideur : son costume de voyage était, en effet, une assez mauvaise recommandation pour un aubergiste ; toutefois, lorsque ce dernier le vit revenir, après une courte absence, si brillamment vêtu, il pensa qu’il s’était trompé sur la position sociale du jeune homme, et il s’empressa de lui envoyer un domestique pour s’informer s’il ne désirait point souper.

Le gentilhomme, quelle que fût sa délicatesse, ne pouvait ni se passer de manger ni avouer — ce qui l’aurait honteusement perdu — qu’il ne possédait pas un sol vaillant.

Il commanda donc au garçon un modeste repas.

Enhardi par la déférence que lui montrait le valet, et sentant instinctivement que son nouveau costume lui donnait une certaine autorité, il demanda s’il n’y avait pas quelque coureur qui pût se charger de porter une lettre à l’hôtel d’Harcourt !

Comme les princes et les ducs d’Harcourt jouissaient d’une grande réputation de noblesse et de fortune, le valet répondit en s’inclinant humblement, que si le chevalier voulait bien prendre la peine de lui remettre cette lettre, il s’engageait à la faire parvenir à sa destination avant une heure.

De Morvan se fit apporter du papier, une plume, et écrivit les mots suivants :

» J’arrive à l’instant à Paris.

» Si demain vous avez besoin de ma vie, demain soir je n’existerai plus. »

Puis il signa et remit le billet au valet.

Ce dernier, fidèle à sa promesse, revint à peine l’heure expirée : il apportait une réponse.

On devine sans peine l’émotion qu’éprouva de Morvan en décachetant la lettre : elle contenait ces simples mots :

« Merci — demain je ne puis vous voir — après demain rendez-vous à trois heures chez le traiteur Renard et demandez l’étrangère — j’y serai. »

Le chevalier ivre de joie mit la main à la poche pour donner un louis à l’intelligent messager, mais la réflexion l’arrêta :

— Mon garçon, lui dit-il avec un certain embarras, car cette espèce de mensonge mesquin répugnait à sa fierté — j’aurai encore probablement besoin de tes services : nous réglerons tous nos comptes ensemble et tu seras satisfait.

Le valet s’inclina une seconde fois plus profondément encore qu’il n’avait fait la première et s’éloigna à reculons comme devant une majesté.

Le jeune homme, à la pensée qu’il allait bientôt revoir Nativa, avait peine à retenir ses transports : son bonheur l’étouffait ; un moment même il fut tenté de faire part à Alain de son rendez-vous…

Tout à coup, cependant, son front se rembrunit, et il pâlit : en relisant le billet de Nativa, il s’était aperçu qu’elle ne lui donnait aucunement l’adresse du traiteur Renard !

— Bah ! se dit-il après un moment de réflexion, il faut que cet homme soit connu de tout Paris, sans cela Nativa n’aurait pas commis une pareille omission.

La nuit était venue, l’étape de la journée avait été longue, de Morvan se coucha.

Quelque grande que fût sa fatigue il ne put ni fermer les yeux ni goûter un moment de repos : l’adresse du traiteur Renard, si malheureusement oubliée dans la lettre de Nativa, le tracassait d’une étrange façon.

Il faisait depuis longtemps grand jour lorsque de Morvan parvint enfin à s’endormir.

À dix heures du matin, il se réveilla, et s’habillant à la hâte, il s’empressait de descendre pour aller aux informations, lorsqu’en mettant le pied sur l’escalier, il rencontra l’un des marchands de Nantes avec lequel il avait fait route.

— Mon cher monsieur, lui dit-il, sans même songer à lui souhaiter le bonjour, vous qui êtes déjà venu plusieurs fois à Paris, ne pourriez-vous m’indiquer l’endroit où se trouve un traiteur du nom de Renard ?

— Parbleu ? ce que vous demandez là n’est pas difficile ; tout le monde connaît Renard.

— Ah ! tout le monde connaît Renard ! répéta le jeune homme avec une joie d’enfant, et où demeure-t-il donc ce Renard, que tout le monde, excepté moi, connaît, je vous prie ?

— Dans le jardin des Tuileries !.. Eh ! eh ! monsieur le chevalier, ajouta le marchand en riant, je parierais volontiers vingt louis contre un écu que vous avez un rendez-vous ?… Recevez mes sincères compliments, car les femmes qui fréquentent l’établissement de Renard, appartiennent toutes, soit à la haute noblesse, soit au théâtre. Une grisettè ou une bourgeoise n’oserait jamais se rendre là. Recevez donc, je le répète, mes sincères compliments : seulement puisque vous ne connaissez pas Renard, permettez-moi de vous donner en passant un avis, celui de bien garnir vos poches d’espèces ! Chez Renard, la moindre dépense atteint de suite un chiffre fabuleux ; tout s’y vend au poids de l’or. Je vous raconterais bien ; si je n’étais pressé, de singulières anecdotes sur cet établissement ; mais l’on m’attend à Versailles, et je suis déjà en retard. Bien du plaisir, mon gentilhomme !

Le marchand salua le jeune homme et s’éloigna, le laissant partagé entre le sentiment de la joie et celui de la tristesse.

Si de Morvan savait en effet à présent où demeurait Renard, il venait aussi d’apprendre qu’il lui fallait beaucoup d’or pour s’y rendre, et son avoir se résumait en un effrayant zéro !

La position du pauvre chevalier était loin, on le voit, de s’améliorer.

Aussi quand il rentra dans sa chambre se jeta-t-il sur son lit d’un air tout à fait découragé.