Les Boucaniers/Tome II/XI

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 239-265).


XI

Une Ancienne Connaissance.


L’apparition de de Morvan ne causa aucune émotion au complice du prétendu vicomte de Chamarande ; le misérable sentait la mort si près de lui qu’il ne craignait plus le châtiment.

— Au nom du ciel, dit-il d’une voix entrecoupée déjà par le commencement de l’agonie, au nom du ciel, donnez-moi à boire… Ma gorge est en feu… une soif intolérable me dévore… de l’eau… de l’eau… je vous en conjure !…

De Morvan fit signe à son domestique — Alain portait attaché à son col une gourde pleine d’eau et de vin — de satisfaire le désir du moribond.

Le Bas-Breton s’agenouilla auprès du blessé, puis soulevant sa tête d’une main, et de l’autre lui montrant la gourde :

— Je ne te donnerai à boire, lui dit-il, qu’autant que tu répondras avec sincérité à mes questions.

— À boire… de l’eau… répéta le blessé d’une voix à peu près inintelligible.

— Réellement, je manque de caractère et je suis trop bon ! Allons, tiens, voici la gourde.

Le misérable s’en saisit avec empressement ; mais à peine eut-il absorbé deux ou trois gorgées du liquide, qu’Alain la lui arracha brusquement, en disant :

— Pour le moment en voilà assez ! À présent tu dois pouvoir parler ! Si je suis content de ta franchisse je doublerai la dose ! Quel est ce vicomte de Chamarande et la coquine qui l’accompagne.

— Chamarande, Jasmin et moi, sommes des déserteurs du régiment d’Anjou. Quant à Ismérie, c’est… tout ce que vous voudrez… une créature perdue.

— D’où provenait votre carrosse et vos chevaux ?

— D’un vol… nous les avions pris la veille à une troupe de comédiens ambulans. Mais à boire, oh ! encore un peu d’eau…

— Tu en auras à discrétion, si tu réponds franchement, à une dernière question : quels sont les vrais noms de Chamarande et de Jasmin, quelle route ont-ils suivie, où pourrons nous les retrouver ?

— Chamarande se nomme Rigaut, et Jasmin Picou… Quant à la route qu’ils ont suivie, je vous jure que je l’ignore. Nous nous sauvions à l’aventure quand votre balle m’a atteint… À présent j’ai dit tout ce que je savais… de l’eau !… à boire !…

Le déserteur ne méritait certes guère d’inspirer la pitié ; toutefois les douleurs qu’il endurait étaient si atroces que de Morvan eut compassion de lui.

— Donne ta gourde à ce pauvre diable, dit-il à Alain, et laisse-le boire à son aise et sans le fatiguer davantage par tes questions. Il n’a en ce moment aucun intérêt à nous tromper. Il nous a appris tout ce qu’il sait lui-même.

Le Bas-Breton obéit.

Il présenta de nouveau la gourde au moribond, qui s’en empara par un geste brusque et nerveux ; mais à peine y eut-il porté les lèvres, qu’il la laissa tomber ; un tremblement convulsif agita violemment son corps, il raidit ses membres, s’agita pendant quelques secondes, et resta immobile : il était mort !

— Éloignons-nous, dit de Morvan d’un air pensif.

— Vous avez l’air tout triste, mon maître.

— Et je le suis, en effet. N’est-il pas déplorable, de voir un homme se faire tuer misérablement par amour de l’or ?…

— Dame ! c’est une belle chose que l’or ! s’écria Alain avec enthousiasme, mon ambition a moi a toujours été de posséder un louis.

Le chevalier et le Bas-Breton abandonnèrent le cadavre du déserteur et se remirent en route, mais à peine avaient-ils fait une centaine de pas qu’Alain s’arrêta court :

— Soyez assez bon pour m’attendre un moment, monsieur le chevalier, dit-il ; j’ai oublié une chose fort importante.

— Que peux-tu donc avoir oublié, Alain ?

— De rendre les derniers devoirs au mort, répondit le serviteur, qui, sans attendre l’assentiment de son maître, s’éloigna en courant. Cinq minutes plus tard le Bas-Breton était de retour : il paraissait radieux.

— Voici, monsieur le chevalier, ce qu’il y avait dans les poches du défunt, dit-il en ouvrant la main et en montrant une dizaine de pistoles en or, c’est bien le moins que l’on reprenne son bien là où on le trouve.

— Tu vois, Alain, qu’il ne faut jamais douter de la bonté de la Providence, répondit de Morvan, qui prit bravement son parti sur cette restitution un peu illégale, mais que sa position ne lui permettait pas de repousser.

— Sans compter, ajouta Alain, que je n’ai rien promis cette fois à ma bonne Sainte-Anne-d’Auray ! C’est encore trois cierges d’économisés.

Vers la fin de la journée, les deux piétons après une dure et longue étape, apercevaient déjà les premières maisons, d’Ancenis ou ils devaient coucher, lorsqu’au bruit du galop d’un cheval accourant derrière eux, ils retournèrent la tête, puis, presque en même temps, ils poussèrent une exclamation de surprise.

Le maquignon Mathurin, monté sur un superbe genet d’Espagne, se trouvait à quelques pas d’eux.

Soit préoccupation d’esprit, soit indifférence, Mathurin parut ne pas remarquer ses anciennes connaissances de Penmark : il continuait son chemin, quand de Morvan, élevant la voix :

— Monsieur Mathurin, lui cria-t-il, veuillez, je vous prie, vous arrêter un moment, j’ai besoin d’échanger quelques paroles avec vous.

Le maquignon ramena à lui la bride de son cheval, qui plia sur ses jambes de derrière et resta immobile.

— Que me voulez-vous, mon ami ? demanda-t-il à de Morvan. Quoi ! c’est vous, monsieur le chevalier, reprit-il presque aussitôt, vous, à pied dans ce piteux équipage ? Ma foi, je serais bien passé cent fois près de vous, sans vous reconnaître. Qu’est donc devenu l’excellent cheval que je vous ai livré à Brest, par suite d’une si déplorable erreur ?…

— Ce cheval m’a été volé la nuit dernière, mais de quelle déplorable erreur voulez-vous parler ?

— D’une erreur qui a été commise par mon valet d’écurie et à laquelle j’ai été bien sensible ! Le maladroit, n’a-t-il pas confondu deux chevaux que je venais de vendre avec ceux que j’étais convenu de vous fournir en échange de Bijou !…

— Alors le cheval dont je regrette la perte…

— Ne vous était nullement destiné. À peine averti de cette méprise, je courus de suite à votre hôtel ; mais vous étiez déjà parti depuis plus de quatre heures, et il me fut impossible de vous rattraper. J’en suis pour mes mille livres… Après tout, je pense, mon gentilhomme, que vous êtes trop juste et trop loyal pour ne pas m’indemniser : erreur n’est pas compte.

La réponse du maquignon fit écrouler, comme tombe un château de cartes sous le souffle d’un enfant, l’échafaudage de suppositions élevé par de Morvan et par Alain à propos de la mystérieuse conduite de Mathurin.

En effet, une maladresse de valet expliquait parfaitement la prétendue générosité du maquignon ; la réclamation de ce dernier achevait enfin d’éclairer tout à fait la position des choses.

— Monsieur, lui répondit de Morvan avec embarras, je ne vous cacherai pas que j’ai été étonné en voyant la beauté du cheval que vous m’aviez envoyé, mais je puis vous donner ma parole que je n’en connaissais pas le prix ! Quant à vous dédommager de la perte involontaire que je vous ai causée, cela m’est, pour le moment, de toute impossibilité. J’ai été, je vous le répète, complètement dévalisé lA nuit dernière, par des escrocs ; il me reste à peine le strict nécessaire pour continuer ma route ! Je pense que vous ne mettez pas en doute ma sincérité. Au reste, mon piteux équipage, pour me servir de vos expressions, vaut à lui seul mieux qu’un long discours ! Tout ce que je puis pour vous, c’est de vous promettre, si la fortune me favorise, de vous tenir compte plus tard du préjudice que vous avez souffert.

— Cela me suffit, mon gentilhomme, car enfin, légalement parlant, vous ne me devez rien. Et puis, tenez, je ne sais comment cela se fait, mais j’ai confiance, moi, dans votre avenir. La première fois que je vous ai vu, je me suis dit : voilà un jeune homme qui réussira !

— Que Dieu vous entende, monsieur !

— Il faut avouer, cependant, que jusqu’à présent, mes prévisions n’ont pas l’air de vouloir se réaliser. Vous ne progressez guère ; de propriétaire, — elle n’était pas belle, au reste, votre maison, — de propriétaire que je vous ai connu, vous voila devenu une espèce de vagabond, sans feu ni lieu… Je crains que ce triste début ne vous ait un peu découragé…

De Morvan avait déjà été à même d’apprécier le manque complet d’éducation du maquignon, aussi ces paroles qui, venant de tout autre, l’eussent profondément blessé, n’éveillèrent, dites par Ma-f thurin, ni sa susceptibilité, ni sa colère ; il continua même la conversation :

— Il est vrai, lui répondit-il qu’en me voyant si impitoyablement dévalisé j’ai ressenti d’abord du découragement mais cela a peu duré ; à présent je suis tout à fait résigné à ma mauvaise fortune !

— Cette philosophie est d’un bon augure ; elle prouve que vous avez le cœur fortement trempé ! Tenez, mon gentilhomme, voulez-vous conclure un nouveau marché avec moi ? Je ne sais, mais quelque chose me dit que je dois, tirer un profit de vous…

— Voyons ce marché, Mathurin !

— Avant tout, car je ne voudrais pas passer pour un malhonnête homme à vos yeux, reprit le maquignon après un léger silence, établissons bien nos positions respectives : moi, je n’ai nullement besoin de vous ; vous, il n’est guère possible que vous vous passiez de moi ; l’avantage reste donc de mon côté ! Si vous consentez à me souscrire une reconnaissance de cinq cents pistoles d’or, je vous remets à l’instant le dixième de cette somme, soit environ quarante louis ?

De Morvan réfléchit un moment.

— Eh bien ! reprit Mathurin, que décidez-vous ! Remarquez encore, je vous prie, qu’il ne s’agit pas ici d’usure. L’usurier est un voleur prudent, qui n’avance ses fonds que contre de bonnes garanties et une certitude complète de remboursement ; moi, je suis un spéculateur hardi, qui risque mon argent sur un avenir tout à fait problématique. Au reste, j’ai remarqué que ces affaires aventurées m’ont toujours mieux réussi que mes combinaisons les plus sages. Enfin, voyez, examinez, mais décidez-vous au plus vite. Mes moments sont comptés, et je n’ai pas de temps a perdre.

— Monsieur, répondit de Morvan, je vous remercie de la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi ; mais je lien profiterai pas. Emprunter de l’argent quand on ne sait de quelle façon on parviendra jamais à le rendre m’a toujours paru une action blâmable, presque déshonorante. Je suis assez résigné pour savoir porter fièrement ma misère, et trop bon gentilhomme pour vouloir exposer mon honneur. Je refuse !

— Vous avez bien réfléchi ? votre refus est tout à fait irrévocable ?

— Tout à fait irrévocable, monsieur !

— Alors adieu, chevalier, et bonne chance.

— Adieu, monsieur Mathurin.

Le maquignon salua alors de Morvan, puis, éperonnant son cheval, il partit au petit galop ; mais à peine eut-il fait une centaine de pas qu’il s’arrêta, et, se retournant vers le jeune homme :

— Il est encore temps, lui cria-t-il, voulez-vous ?

De Morvan se contenta de répondre par un signe négatif de tête.

Le maquignon disparut bientôt dans le nuage de poussière soulevé par le galop rapide de son cheval.

Alain qui, par respect pour son maître, n’avait pas pris part jusqu’alors à la conversation, lui adressa, après le départ du maquignon, de très vives remontrances sur son refus.

— Vous êtes dans votre tort, monsieur le chevalier, lui dit-il. Jamais vous ne réussirez si vous faites le fier avec tout le monde ! Jour de Dieu ! de l’argent ça s’accepte toujours.

— Tu vendrais donc, Alain, ton âme pour de l’or ?

— Au fait, vous avez peut-être raison cette fois, mon maître, répondit Alain après avoir réfléchi. Un de Morvan ne peut pas être l’obligé d’un maquignon.

Les deux compagnons de route trouvèrent, en arrivant à Ancenis, une bonne aubaine à laquelle ils ne s’attendaient certes pas, c’est a dire des négociants-voyageurs qui, se rendant à Paris et craignant les dangers de la route, leur offrirent, s’ils voulaient se joindre à eux, de leur louer deux chevaux à raison de cent livres : de Morvan s’empressa d’accepter.

Quinze jours plus tard, le chevalier et son domestique, heureusement arrivés au terme de leur voyage, descendaient, vers les sept heures du soir, à l’entrée de la rue de l’Arbre Sec, à l’hôtel du Cheval-Blanc.