Les Boucaniers/Tome II/X

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 209-235).


X

Un Dénoûment prévu.


À peine les deux infortunés voyageurs venaient-ils de mettre le pied hors de l’auberge, qu’ils virent sortir de l’écurie, d’un côté, le vicomte de Chamarande et mademoiselle Ismérie de Blinval, de l’autre Jasmin et son compagnon, qui, montés, les deux premiers sur le magnifique cheval de de Morvan, les deux derniers sur le vigoureux bidet d’Alain, s’enfuyaient à fond de train.

— À revoir, chevalier ! cria la perfide Ismérie d’une voix entrecoupée par un rire insolent Ce Chamarande est un scélérat ; mais que voulez-vous, je l’aime !

À cette confirmation si irrécusable et si inattendue de son malheur qu’aggravait et compliquait encore la perte de son cheval, de Morvan, malgré son énergie et sa présence d’esprit, resta immobile, le col tendu, la bouche enlr’ouverte et comme frappé de paralysie. Il n’en fut pas de même d’Alain.

— Moi aussi je cours bien ! s’écria-t-il. Ma bonne Sainte-Anne-d’Auray, trois cierges si je rattrape les voleurs !

Prenant alors son élan, le Bas-Breton se jeta de toutes ses forces à la poursuite des fuyards.

Une minute ne s’était pas écoulée depuis le départ de son domestique que de Morvan, toujours immobile à la même place, entendit retentir une détonation. Craignant que son fidèle Alain n’eût été victime de son dévoûment, il s’élança à son tour, de toute sa vitesse, dans la direction du coup de feu. Heureusement les appréhensions du jeune homme n’étaient pas fondées. Il ne tarda pas à rencontrer Alain qui, la tête basse, l’air humilié et la démarche traînante, s’en revenait de son infructueuse expédition.

— Eh bien ? lui demanda de Morvan.

— Eh bien ! monsieur le chevalier, à présent, il m’est prouvé que les chevaux courent mieux que les hommes.

— Ce coup de feu que j’ai entendu ?

— Oui, parlons-en de ce coup de feu, répondit Alain avec une mauvaise humeur croissante. J’avais bien raison de prétendre, moi, que ces mousquets coupés ne sont bons qu’à parader et qu’ils ne valent rien du tout à l’usage.

— Tu as manqué ton homme ?

— C’est à dire que je les ai manqués tous les deux, ou du moins si je les ai touchés, faut croire que les balles envoyées par les mousquetons ne sont pas bien dangereuses, car mes deux gredins ont continué leur chemin comme si de rien n’était. J’avais tout de même joliment visé !…

— Allons ! cette fois tout espoir est perdu, murmura de Morvan en reprenant le chemin de l’auberge.

— Aussi, pourquoi vous êtes-vous mêlé des affaires de ces gens-là, je vous avais averti.

— C’est ma foi vrai ! Que veux-tu, on ne peut rien contre la destinée !

— Oh ! on ne peut rien contre la destinée, ça ne m’est pas prouvé… Trois cierges brûlés à propos changent bien des choses… Quel malheur qu’il n’y ait pas ici une église ! Ma bonne Sainte-Anne-d’Auray et moi, nous nous entendons si bien… Ça ne ferait pas un pli. Avant une heure, , nous aurions de nouveau nos chevaux et notre or.

— Que faire à présent, Alain ? que devenir ? Comment continuer, sans un sol en poche, notre voyage ?

À cette question de son maître, un sourire de contentement et de triomphe éclaira le visage renfrogné du Bas-Breton.

— Nous ne sommes pas encore aussi malheureux et aussi dénués de ressources que vous vous l’imaginez, monsieur le chevalier, lui répondit-il d’un air narquois.

— Quelles ressources me connais-tu ?

— Dame, je ne suis pas aussi confiant que vous, moi ! Là où je suis, là et mon argent ! Nous ne nous quittons jamais !… J’ai mes économies !…

— Mais tes économies ne m’appartiennent pas, mon gars ; il me serait pénible d’en disposer.

— Pourquoi cela, maître ?

— Parce que, répondit de Morvan en hésitant, nous ne sommes pas, toi et moi, de condition égale.

— C’est juste ! alors, lorsque vous aurez de l’argent vous me rembourserez le double de ce que je vous aurai prêté.

— Si c’est ainsi, j’accepte, Alain, seulement je crains bien que tes économies ne soient pas assez considérables pour nous permettre d’atteindre Paris ?

— Je vous demande bien pardon, maître, répondit Alain, qui, s’arrêtant un instant pour donner plus de solennité à sa révélation, reprit bientôt avec amphase : — Monsieur le chevalier, je possède cinq écus de six livres !

Le Bas-Breton dissimulait le sixième de sa richesse, c’est à dire un écu ; mais il pensait qu’il valait mieux garder cet argent en réserve pour un nouveau cas extrême, que de le donner à son maître.

La stupéfaction du Bas-Breton grande quand de Morvan lui répondit en souriant tristement que ces cinq écus réunies au louis qu’il avait retrouvé dans sa chambre, du moment qu’il devait acheter au moins un cheval, ne pouvaient lui être d’aucune utilité.

— Tenez, monsieur le chevalier, s’écria-t-il, je crois que le parti le plus sage que nous ayons à prendre est de retourner à Penmark. Vous vous arrangerez facilement pour faire rebâtir votre maison ; vous tâcherez d’oublier vos idées de fortune, de ne plus vous rappeler ce voyage, et nous reprendrons notre ancien train de vie.

On conçoit combien ce projet devait peu sourire à l’amoureux jeune homme.

Aussi ne daigna-t-il même pas le discuter et se contenta-t-il de répondre à Alain :

— Tu es libre, mon gars, de ne pas lier ton sort au mien et de reprendre, si bon te semble, le chemin de Penmark. Quant à moi, dussé-je, pour atteindre Paris, me traîner à pieds, sans chaussure et en demandant l’aumône de mon pain, je poursuivrai ma route et j’arriverai.

— Nous arriverons ensemble, monsieur le chevalier, dit Alain. Vous me croyez donc un bien abominable gredin pour vous figurer que je m’en vais vous abandonner ainsi ? mais il se fait tard, et vous avez besoin de repos : rentrez chez vous et lâchez de dormir. Demain matin nous causerons, si vous voulez bien le permettre, sur le parti qui nous reste à suivre. On prétend que la nuit porte conseil…

De Morvan, malgré l’excellente recommandation d’Alain, ne put jusqu’au lendemain matin fermer les yeux. Le malheur qui était venu fondre sur lui si à l’improviste, entraînait à sa suite de telles conséquences, que le pauvre jeune homme n’osait en calculer la portée.

Il ne voyait qu’une chose dans son infortune, c’est qu’à moins d’un hasard réellement merveilleux — et les hasards de cette nature sont rares, — il n’atteindrait probablement pas à temps Paris pour y retrouver Nativa.

Cette pensée lui torturait le cœur et lui faisait éprouver des élans d’une rage folle.

Il eût certes, en ce moment, vendu sans hésiter dix années de sa vie pour une poignée d’or.

La profonde scélératesse de la prétendue fille du chimérique comte de Blinval, confondait également son esprit : il ne comprenait pas tant de ruse et de perfidie.

— Hélas ! se disait-il avec découragement, j’ai peut être trop présumé de mes forces en voulant tenter de me créer une position, de réussir ! si au début de mon voyage, il suffit d’une coquine de basse condition pour que je sois ridiculement joué, que sera-ce donc lorsque je me trouverai plus tard aux prises avec les vices des grands seigneurs, avec l’astuce des courtisans blanchis sous le harnais de l’intrigue.

On ne daignera même pas me prendre aux sérieux ! On me montrera au doigt comme une curiosité armoricaine ! Ah ! jour de Dieu, pour ça non ! On trompe un de Morvan, mais on ne le raille pas…

Aux mauvaises plaisanteries, j’opposerai la pointe de mon épée…

Le rire cesse devant le sang…

Oui, mais Nativa est riche, puissamment riche.

Il me faut donc de l’or, beaucoup d’or, pour devenir son égal.

Sans cela, quelque grand seigneur…

Oh ! jamais ! ajouta de Morvan en pâlissant, je la tuerai plutôt !…

Lorsque, trois heures plus tard, le soleil éclaira l’horizon, le jeune homme, toujours livré à ses réflexions, arpentait encore d’un pas saccadé et nerveux, l’intérieur de sa chambre.

Alain se présenta bientôt devant lui.

— Maître, lui dit-il en entrant, je viens prendre vos ordres et vous communiquer une idée.

— D’ordres, je n’en ai pas à te donner. Voyons ton idée.

— Elle est bien simple. Nos voleurs de cette nuit ont laissé, en se sauvant, quatre chevaux et un carrossé dans l’écurie. Qui nous empêche de prendre pour nous deux de ces chevaux, ceux que montaient Jasmin et son compagnon, et de vendre à l’aubergiste les deux autres et le carrosse ? De cette façon, nous rattrapperons peut-être une partie de notre argent.

— En effet, répondit de Morvan après un moment de réflexion, je ne vois rien qui s’oppose à cela. Va me chercher l’aubergiste.

— Voilà plus d’une heure que je cours en vain de tous les côtés pour le trouver. C’est drôle tout de même que nous n’ayons pas aperçu cet homme depuis hier soir, et qu’il ne se soit pas montré quand celle éhontée, à peine habillée, criait à tue-tête à l’assassin ! au meurtre ! Peut-être était-il d’accord avec nos voleurs.

Alain parlait encore lorsque l’auberbergiste apparut à l’entrée de la chambre.

— Salut, mon gentilhomme, dit-il d’une voix sonore et joyeuse en s’adressant à de Morvan ; j’espère que vous avez passé une bonne nuit. Je viens savoir si, avant de vous remettre en route, vous ne désirez pas prendre le coup de l’étrier ?

Quoique le chevalier fût devenu, depuis sa déplorable aventure, d’un remarquable scepticisme, il ne put cependant s’empêcher de convenir en lui-même que rien dans la contenance de l’aubergiste ne dénotait la gêne, l’affectation ou l’embarras.

Néanmoins, après lui avoir raconté en peu de mots le guet-apens dont il avait été la victime, il lui demanda comment lui, le maître de l’auberge, n’était pas accouru en entendant les cris poussés par la fausse fille du comte de Blinval.

— Tudieu ! répondit en riant l’aubergiste, s’il fallait me déranger chaque fois qu’il se fait du tapage dans ma maison, je ne dormirais pas une nuit sur quatre. Il ne se passe guère de semaine sans que plusieurs vols n’aient lieu ici. Moi, ça ne me regarde pas ; je ne suis pas la maréchaussée. Le soir, avant de me coucher, je fais payer aux voyageurs leur écot, j’enferme ma vaisselle à clé, et je me retire dans mon grenier, les laissant libres de se tuer, de se voler et de quereller à leur aise. L’auberge de l’Enchanteur-Merlin. est avantageusement connue pour la liberté sans bornes dont y jouissent ceux qui veulent bien l’honorer de leur confiance.

À ces raisons il n’y avait rien à répondre.

De Morvan, afin de ne pas perdre en vaines discussions un temps précieux, proposa alors à l’aubergiste de lui vendre le carrosse et les deux chevaux de labour laissés par les voleurs.

À cette proposition l’hôte éclata de nouveau de rire.

— Que diable voulez-vous que je fasse d’un carrosse ? répondit-il ; je ne suis pas assez riche pour entretenir une livrée ! Et puis, en supposant, par impossible, que j’eusse l’idée de monter sur un grand pied ma maison, vous figurez-vous bonnement que je serais assez niais pour payer en beaux écus comptant un carrosse probablement volé, et que l’on pourrait me réclamer d’un jour à l’autre ? Nenni !…

Ces paroles furent pour de Morvan un trait de lumière.

Il comprit qu’en s’emparant des deux rosses laissées par le prétendu vicomte de Chamarande, il s’exposait à se voir impliqué dans une vilaine affaire.

S’adressant alors à Alain :

— Mon gars, lui dit-il, le hasard te retire à Nort le bidet qu’il t’avait donné à Brest, que la volonté de Dieu soit faite. Lorsque nous quittâmes Penmark tu me suivais à pied, j’espère que tu ne te refuseras ; pas, à présent que je suis démonté, de m’accompagner encore !

— Vous ! aller à pied, monsieur le chevalier ! s’écria Alain d’un air indigné, c’est impossible.

— Tellement possible, mon gars, que je commencé déjà mon voyage, répondit le gentilhomme, qui, adressant un signe d’adieu à l’aubergiste, s’éloigna aussitôt d’un pas rapide et sans retourner la tête.

À un quart de lieue environ de l’auberge, de Morvan ayant cru entendre partir de derrière un buisson des gémissements et des soupirs, quitta la grande route et se dirigea en toute hâte vers l’endroit d’où semblaient venir ces plaintes : que l’on juge de l’étonnement du chevalier lorsqu’il aperçut gisant à terre et baigné dans son sang un homme prêt à rendre le dernier soupir !

— Vive Dieu ! s’écria joyeusement Alain, les Français ne sont pas si sots que je le croyais. Leur invention des mousquetons est réellement une fort belle chose.

Le Bas-Breton venait de reconnaître dans l’homme blessé le compagnon de Jasmin.