Charpentier (2p. 254-264).

CHAPITRE XXXVI

UN DIALOGUE CONJUGAL.

Sir Henry avait dit, ce jour-là encore, qu’il ne dînerait pas à la maison ; cependant, il rentra avant l’heure du dîner, et, après être resté quelques minutes dans son cabinet, il fit chercher sa femme. La femme de chambre monta chez lady Harcourt et dit à celle-ci que sir Henry lui faisait ses amitiés, et la priait d’avoir la bonté de descendre chez lui un instant. À un message si poli Caroline ne pouvait qu’obéir ; elle descendit donc et elle trouva sir Henry tout seul dans son cabinet.

— George Bertram a été ici aujourd’hui ? Tels furent les premiers mots du mari, dès que la porte se fut refermée derrière sa femme.

Ni mes lecteurs ni moi, nous ne devons nous abaisser jusqu’à rechercher ce qui avait pu se passer, à l’occasion de cette visite de George, entre sir Henry et son domestique John. Il y a tout lieu de craindre qu’il en avait été question entre eux. Ce n’était pas, certes, que sir Henry souhaitât de trouver sa femme coupable, ni même qu’il crût le moins du monde à sa culpabilité ; mais il désirait la tenir en son pouvoir, et, de plus, il voulait que Bertram fût absolument banni de la maison.

— George Bertram a été ici aujourd’hui ? Son air n’était ni violent, ni cruel, ni menaçant en parlant ainsi, et pourtant il y avait dans son regard quelque chose qui indiquait le désir de faire trembler Caroline. Mais Caroline ne trembla pas, et, le regardant en face avec une dignité calme, elle répondit simplement que monsieur Bertram était venu en effet dans la matinée.

— Et vous déplairait-il de me dire ce qui s’est passé entre vous ?

Caroline continuait à le regarder en face. Il était assis, mais elle était restée debout. Elle se tenait là devant lui, irréprochable dans son maintien, dans son attitude, dans sa toilette. Si le but de son mari avait été de la confondre, il n’avait certes pas réussi.

— Me déplairait-il de vous raconter ce qui s’est passé entre nous, dites-vous ? La question est très-singulière…

Elle s’arrêta un instant, puis elle ajouta : — Oui, sir Henry, cela me déplairait.

— Je m’en doutais, dit-il.

Elle restait debout, silencieuse, devant lui ; et lui aussi gardait le silence. Il ne savait trop comment poursuivre cet entretien. Il aurait voulu qu’elle se défendît, mais c’était là précisément ce qu’elle n’entendait point faire. — Puis-je m’en aller maintenant ? dit-elle après un instant.

— Non, pas encore. Asseyez-vous, Caroline, asseyez-vous donc. Je désire vous parler. George Bertram a été ici, et il s’est passé entre vous et lui des choses dont vous avez honte de parler.

— Je n’ai pas dit cela, sir Henry, et je ne souffrirai pas que vous le disiez. Il s’est passé entre lui et moi, aujourd’hui, des choses que j’aimerais mieux ensevelir dans le silence ; mais, si vous me l’ordonnez, je vous dirai tout.

— Vous l’ordonner ! vous parlez toujours d’obéir.

— J’y suis souvent obligée. Dans des mariages comme le nôtre, il faut souvent en parler, et souvent y songer. Si vous me l’ordonnez, je vous dirai tout ; sinon, je me tairai.

Sir Henry ne savait trop que répondre. Son but avait été d’effrayer sa femme. Il s’était senti convaincu que la conversation entre George Bertram et elle avait été de telle nature, qu’elle aurait peur de la lui redire ; or, il se trouvait, au contraire, qu’elle s’offrait de lui tout rapporter s’il l’exigeait, et, en faisant cette offre, elle ne semblait nullement intimidée.

— Asseyez-vous ; donc, Caroline. Elle prit une chaise juste en face de lui. — Je pensais que vous auriez compris, vu nos positions relatives et tout ce qui s’est passé entre lui, vous et moi, que vous deviez mettre une grande mesure dans vos rapports avec lui, et en bannir scrupuleusement toute la familiarité d’autrefois.

— Qui donc nous a rapprochés ?

— Moi ; car je comptais sur votre jugement et votre respect des convenances.

— Je ne désirais pas le revoir. Je ne l’ai pas invité à venir. Je serais volontiers restée seule chez moi pendant des mois entiers, plutôt que de me retrouver avec lui.

— Quelle absurdité ! pourquoi deviez-vous tant craindre de le revoir ?

— Parce que je l’aime.

En disant cela, elle le regardait toujours en plein visage, sans crainte — on pourrait dire avec hardiesse — et sir Henry avait peine à soutenir son regard. Sur un point, du moins, elle avait pris sa résolution : elle s’était promis que, quoi qu’il pût arriver, elle ne se courberait jamais devant lui.

Mais, peu à peu, il s’amassa sur le front de sir Henry un sombre nuage qui aurait bien pu la faire trembler, si elle eût été moins brave. Il était venu avec l’intention bien arrêtée de ne pas se quereller avec sa femme. Une brouille complète n’était point son affaire ; elle eût dérangé tous ses projets à l’égard de monsieur Bertram de Hadley. Mais il pouvait se faire, malgré sa résolution, qu’il lui devînt impossible de ne pas s’emporter. C’était un homme, après tout, que sir Henry : il avait du sang dans les veines et tous les sentiments humains. Il n’aurait pas demandé mieux que d’aimer cette femme à sa manière, si elle avait voulu se laisser aimer, et aimer à son tour. On peut même dire qu’il l’avait aimée ; et lorsqu’il la croyait destinée à un autre, il lui avait semblé qu’il ferait, pour l’obtenir, de grands sacrifices. Aujourd’hui, il l’avait obtenue, et elle était là devant lui, lui avouant qu’elle aimait encore le rival qu’il avait supplanté. Il n’est pas étonnant que son regard soit devenu sombre, malgré toute son astuce.

— Et il est venu aujourd’hui afin que vous lui disiez que vous l’aimez ?

— Il est venu aujourd’hui, et je le lui ai dit, répondit Caroline sans détourner son regard des yeux de son mari. — Je ne sais ce qui l’avait amené.

— Et vous me dites cela, à moi ?

— Voulez-vous que je vous mente ? Ne vous l’ai-je pas dit, quand vous m’avez d’abord demandé de vous épouser ? Ne vous l’ai-je pas redit huit jours à peine avant notre mariage ? Pensiez-vous que quelques semaines feraient une grande différence ? Avez-vous pu penser que des mois comme ceux qui viennent de s’écouler effaceraient sa mémoire ?

— Et vous vous proposez de le recevoir comme votre amant ?

— Je me propose de ne le recevoir ni comme cela, ni autrement. Je compte qu’il ne viendra jamais dans aucune maison où je serai condamnée à vivre. Vous l’avez amené ici, et moi, tout en sachant que l’épreuve serait rude, j’ai cru que je pourrais la supporter. Je m’aperçois que cela m’est impossible. Ma mémoire est trop fidèle ; les souvenirs du passé sont trop nets ; mes remords…

— Allez toujours, madame ; continuez, je vous prie.

— Non, je ne continuerai pas. J’en ai dit assez.

— Vous lui en avez dit davantage quand il était ici.

— Je ne lui en ai pas dit la moitié.

— N’était-il pas à vos genoux ?

— Oui, monsieur, il s’est mis à mes genoux, et, en faisant cette réponse, Caroline, se leva, comme s’il lui eût été impossible de rester assise en présence d’un homme qui évidemment l’avait fait espionner.

— Eh bien ! et après ? Puisque la vérité ne vous fait pas honte, dites donc tout.

— La vérité ne me fait pas honte. Il est venu me dire qu’il partait — et je lui ai dit de partir.

— Et vous lui avez permis de vous embrasser — de vous prendre dans ses bras — de vous donner un baiser ?

— Hélas oui ! — pour la dernière fois. Il m’a donné un baiser. Je sens encore ses lèvres sur mon front. Et alors, je lui ai dit que je l’aimais, que je n’aimais que lui, que je n’en aimerais jamais d’autre. Puis je lui ai dit de partir, et il est parti. Maintenant, monsieur, vous savez tout, je crois. Il me paraît que vous avez reçu deux rapports au sujet de cette entrevue : j’espère qu’ils ne se contredisent pas ?

— Jamais je n’ai vu une pareille effronterie ; — c’est inimaginable.

— Avez-vous donc pensé, monsieur, que je mentirais ?

— Je pensais qu’il vous restait un peu de vergogne.

— J’en ai trop pour mentir. Je voudrais que vous pussiez tout savoir. Je voudrais pouvoir vous dire son accent et son regard. Je voudrais pouvoir vous dire comment j’ai senti défaillir mon cœur et ma vie s’arrêter, quand j’ai compris qu’il fallait qu’il partît.

Il y eut un moment de silence, puis elle ajouta : — Maintenant, sir Henry, je crois que vous savez tout. Puis-je m’en aller, à présent ?

Il se leva, et se mit à arpenter la chambre d’un pas rapide. Comme nous l’avons dit, il avait un cœur humain dans la poitrine, du sang dans les veines, et tous ces sentiments virils qui rendent intolérable aux hommes le mépris d’une femme jeune et belle. Et puis, cette femme était la sienne ; c’était sa propriété, sa chose, sa femme à lui, enfin. Un instant il perdit de vue les coffres-forts de Hadley, un instant il oublia tous ses embarras d’argent, et l’homme naturel et vrai laissa déborder, sans retenue, toute sa colère.

— Effrontée drôlesse ! s’écria-t-il au moment où il repassait devant elle dans sa promenade furieuse, infâme prostituée !

— Oui, répondit-elle sans élever la voix ; et, tout en parlant, elle s’approcha de lui et l’arrêta par le bras. Elle le regardait toujours au visage, avec des yeux dont il ne pouvait soutenir l’expression. — Oui, monsieur, j’ai été ce que vous dites. Quand je suis venue à vous, quand j’ai vendu mon honneur de femme pour un nom, une maison, une position aux yeux du monde, — quand je vous ai donné ma main sans pouvoir donner mon cœur, — j’ai été… ce que vous dites.

— Et vous l’étiez doublement quand ce matin vous souffriez ses caresses.

— Non, sir Henry, non. Je l’ai trahi, lui ; j’ai trahi les devoirs de mon sexe ; j’ai trahi surtout les sentiments de mon cœur ; mais vous, je ne vous ai point trahi.

— Vous avez été oublieuse de mon honneur.

— J’ai su du moins me rappeler le mien.

Ils étaient face à face, et, comme elle disait ces derniers mots, une pensée traversa l’esprit de sir Henry. Il se dit qu’il serait peut-être sage de feindre d’y voir un indice de repentir et d’en faire un point de départ pour accorder un pardon partiel nécessaire à ses projets.

— Vous vous êtes oubliée, Caroline…

— Arrêtez, sir Henry, et laissez-moi parler, puisque vous n’avez pas voulu me permettre de me taire. Je ne vous ai jamais trompé, vous dis-je, et, avec l’aide de Dieu, je ne vous tromperai jamais…

— C’est bon ! c’est bon !

— Attendez, monsieur, et laissez-moi finir. Je vous ai souvent dit que je ne vous aimais pas. Je vous le dis de nouveau. Je ne vous ai jamais aimé, et jamais je ne vous aimerai. Vous m’avez appelée d’un nom infâme, et par cela même que j’ai vécu avec vous, sans vous aimer, je n’ose pas dire que vous m’avez calomniée. Mais je ne pécherai plus.

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne mériterai plus cette épithète — même de vous.

— Quelle folie ! Je ne vous comprends pas. Vous ne savez ce que vous dites.

— Oui, sir Henry, je sais ce que je dis. Il se peut que je vous aie fait du mal ; en ce cas, je le regrette. Dieu sait si vous m’en avez fait. Nous ne pouvons rien aujourd’hui pour le bonheur l’un de l’autre, et il vaut mieux nous séparer.

— Voulez-vous me donner à entendre que vous comptez me quitter ?

— C’est bien là ce que je veux vous dire.

— Quelle idée ! Vous n’en ferez rien.

— Comment ! vous-voulez que nous restions ensemble, nous détestant, nous injuriant et nous adressant des épithètes comme celle que vous venez de m’infliger tout à l’heure ? Pensez-vous que nous puissions encore être mari et femme ? Non, sir Henry ; je me suis trompée une fois — j’ai commis une grande et fatale erreur ; je me suis mise moi-même dans la position de m’entendre traiter d’infâme et d’avoir à le supporter ; mais je ne veux pas continuer à subir de tels outrages. Pensez-vous qu’il m’eût parlé de la sorte, lui ?

— Dieu le damne !

— Vous ne lui faites pas de mal. Vos paroles sont impuissantes contre lui, bien qu’elles me fassent frémir.

— Ne me parlez donc pas de lui, alors.

— Je n’en parlerai plus. Je me contenterai d’y penser.

— Par le Ciel ! Caroline, vous ne cherchez qu’à me mettre en colère.

— Je puis m’en aller maintenant, je pense.

— Vous en aller ?… Oui, vous pouvez partir. Je vous parlerai demain, quand vous serez plus calme.

— Demain, sir Henry, je ne vous parlerai pas — ni le lendemain, ni les jours suivants. J’écouterai maintenant tout ce que vous pouvez avoir à me dire ; mais rappelez-vous ceci : après ce qui s’est passé aujourd’hui, rien au monde ne pourrait m’engager à vivre encore avec vous. À tous autres égards je vous obéirai, si cela est possible.

Elle demeura quelques instants encore, debout à côté de la table, attendant une réponse de lui ; mais, comme il restait muet, regardant devant lui sans paraître la voir et les mains fourrées dans ses poches, elle se retira sans rien dire et ferma doucement la porte derrière elle. En sortant, elle put voir le fidèle John qui gagnait en toute hâte l’escalier de la cuisine. Le fidèle John aurait été présent à toute l’entrevue que la chose eût été indifférente à Caroline.

Sir Henry resta silencieux pendant près d’un quart d’heure, réfléchissant au parti qu’il devait prendre. En ce qui touchait ses sentiments personnels, il commençait à haïr Caroline presque autant qu’elle le détestait. Un homme n’aime pas à s’entendre dire par une femme que chaque cheveu de sa tête lui est odieux, tandis qu’elle adore jusqu’au bruit des pas d’un autre, et quand on se trouve être le mari de la femme qui vous dit ces choses-là, cela ne les rend pas plus agréables, tant s’en faut.

Pourtant sir Henry voulait garder sa femme. Nous avons vu comment Caroline, dès que la fortune était devenue contraire, avait tout de suite abandonné la partie. Elle s’était crue un instant une habile joueuse, mais elle avait bien vite reconnu sa faiblesse, et elle avait jeté les cartes, sans même essayer de lutter. Sir Henry était d’une autre trempe, et plus lent à se décourager : il se dit qu’il tenterait encore la fortune. À vrai dire, son enjeu était trop gros pour qu’il pût se permettre de l’abandonner si facilement.

Donc, avec un certain effort, il secoua son accablement, fit sa toilette, dîna en ville et se rendit comme à l’ordinaire à la Chambre. Avant la fin de la soirée, sir Henry Harcourt se retrouva de nouveau le solliciteur général heureux et prospère, le favori de la fortune, l’homme marquant du jour et une des espérances politiques de l’avenir.