Charpentier (2p. 236-253).

CHAPITRE XXXV

COMMENT S’ÉCHAPPER ?

Si George Bertram n’eût pas été l’homme le plus irrésolu et le plus faible de la terre, il aurait quitté Londres, — du moins pour quelques mois, — à la suite de ce bal. Il se dit et se redit vingt fois qu’il était de son devoir de partir. Jusqu’à ce jour il s’était toujours posé la question ainsi : Qu’avait-on fait pour lui, qu’il dût considérer les autres ? Mais maintenant, tout avait changé d’aspect. Il se trouvait que c’était lui qui avait eu les plus grands torts ? Caroline ne lui avait-elle pas dit elle-même qu’elle était malheureuse aujourd’hui parce qu’il avait été jadis implacable ? Ne devait-il pas, du moins, l’épargner maintenant ? Pourtant, il restait. Il se disait qu’il voulait seulement implorer son pardon avant que de partir. Oui ! il ferait cela ; et puis il partirait.

Il tenait à revoir Caroline sans aller chez elle, à Eaton-Square. Un instinct secret lui disait que sir Henry ne désirait plus le voir chez lui, et il lui répugnait de retourner dans une maison où sa présence n’était pas souhaitée. Pendant quinze jours, il échoua dans toutes ses tentatives. Il vit plusieurs fois lady Harcourt, mais toujours dans des conditions qui interdisaient toute conversation intime. Au bout de ce temps, la fortune se montra propice — ou cruelle, si on l’aime mieux — et il réussit à se trouver seul avec elle.

Elle était assise à part, et, quand il s’approcha d’elle, elle semblait occupée à examiner des gravures dans un portefeuille.

— Ne vous fâchez pas, dit-il, si je vous prie de m’écouter pendant quelques instants.

Elle continua à retourner — mais d’une main plus lente — les gravures placées devant elle. Bien que son regard y demeurât fixé, George aurait, pu voir, s’il avait osé lever les yeux sur elle, que sa pensée était ailleurs. Il aurait pu remarquer aussi que sa physionomie ne trahissait aucune colère. Son cœur s’était adouci depuis le soir où elle lui avait adressé des reproches, car elle s’était rappelé que lui aussi avait eu de grands griefs. Pourtant elle ne répondit pas à la demande qu’il lui adressait.

— Vous m’avez dit que j’avais été implacable, poursuivit-il, je viens maintenant vous supplier de n’être point impitoyable à votre tour ; — je veux dire, si je suis cause que vous êtes… que vous êtes moins heureuse que vous n’auriez dû l’être…

— Moins heureuse ! interrompit-elle ; mais il n’y avait plus dans sa voix cet accent de mépris avec lequel elle avait jadis répété après lui ses paroles.

— Vous savez, je l’espère, que je vous voudrais heureuse — que je ferais tout au monde pour que vous le fussiez ?

— Vous n’y pouvez plus rien, monsieur Bertram. En disant ces mots, elle appuya involontairement sur le mot plus, de façon à donner à ses paroles plus de portée qu’elle ne l’aurait voulu.

— C’est vrai, dit-il. C’est vrai ; que puis-je faire ? Qu’aurais-je pu faire ? Mais dites que vous me pardonnez, lady Harcourt.

— Pardonnons-nous l’un l’autre, dit-elle à voix basse, et, tout en parlant, elle lui tendit la main. Pardonnons-nous. C’est là tout ce que nous pouvons faire l’un pour l’autre.

— Oh ! Caroline, Caroline ! dit George tout bas, sans oser la regarder encore, mais en cherchant à retenir la main qu’elle voulut retirer dès qu’il eut parlé.

— J’ai été injuste envers vous l’autre soir. On n’est pas facilement juste quand on est très-malheureux. Nous avons été comme des enfants qui se seraient querellés au sujet de leur joujou et qui l’auraient cassé en mille morceaux alors qu’il était encore tout neuf. Nous ne pouvons plus en rajuster les fragments. Le roseau brisé ne produit plus de doux sons.

— Non, dit-il. Non, non. Aucun son n’est doux désormais ; il n’y a plus de musique dans le monde.

— Comme nous avons tous deux péché, nous devons tous deux pardonner.

— Mais moi… je n’ai rien à pardonner.

— Hélas ! oui, vous avez à pardonner, et la première faute vint de moi. Je savais que vous m’aimiez réellement, et…

— Que je vous aimais ! Ô Caroline !

— Assez, monsieur, ne parlez pas ainsi ; il ne le faut pas. Je sais que vous ne voudriez pas me faire du mal ; je sais que vous ne voudriez pas me causer de la peine — une plus lourde peine, un pire chagrin.

— Et moi qui aurais pu vous rendre… que vous auriez pu rendre si heureux, veux-je dire ! Quand je pense à tout ce que j’ai perdu…

— N’y pensez point, n’y pensez jamais.

— Et vous, savez-vous ainsi commander à vos pensées ?

— Quelquefois ; et, avec l’aide du temps et de l’habitude, j’espère arriver à les dominer toujours. En tout cas, j’essaye. Et maintenant, adieu. Il me serait doux de vous entendre dire que vous me pardonnez. Vous étiez bien en colère, savez-vous, le jour où vous m’avez quittée à Littlebath.

— Si vous avez quelque chose à vous faire pardonner par moi, je vous le pardonne de tout mon cœur, — oui, de tout mon cœur.

— Adieu, et que Dieu vous garde et vous protège. Rien ne contribuerait plus à mon repos que de vous savoir marié à une femme que vous pourriez aimer. Cette pensée soulèverait un poids qui aujourd’hui m’écrase le cœur.

En disant ces mots, elle se leva et le laissa tout seul debout devant la table couverte de gravures. Il avait jeté sa perle à la mer, — une perle sans prix. Il ne lui restait plus qu’à en supporter la perle du mieux qu’il le pourrait.

Il y avait entre sir Henry Harcourt et sa femme bien d’autres sujets de dissentiment que le goût de celle-ci pour la danse. Sir Henry avait payé le premier semestre d’intérêts sur la somme que lui avait prêtée le vieillard de Hadley, et il avait été très-choqué de voir que la chose avait été acceptée comme toute naturelle. Il se trouvait, pour le moment, assez à court d’argent. Ses occupations politiques avaient nui, jusqu’à un certain point, à ses succès professionnels. On le connaissait plutôt comme l’avocat d’un parti que comme plaideur ou jurisconsulte pratique, de sorte que sa carrière, toute brillante qu’elle avait été, se trouvait être moins lucrative qu’il ne l’avait espéré. La plupart des avocats ne se consacrent à la politique que lorsqu’ils sont parvenus à acquérir, sinon la richesse, du moins les moyens de s’enrichir. Si l’ambition de sir Henry eût été modérée, il aurait pu se considérer comme satisfait à cet égard ; mais, il faut le dire, son ambition n’était rien moins que modérée. Il voulait briller, et vivre de façon à confirmer la réputation d’opulence qu’on lui avait faite ; surtout il tenait à ce que tout le monde le crût l’héritier du vieux millionnaire de Hadley.

Cette façon d’agir ne laissait pas que d’avoir un certain côté d’habileté hardie et aventureuse. La fortune favorise les audacieux, et il est certain que le monde a surtout confiance en ceux qui s’accordent à eux-mêmes des crédits illimités. Mais, malgré tout, il y avait là de certains risques. C’est un plaisir coûteux que de donner d’élégants petits dîners, deux ou trois fois par semaine, à Londres ; aussi sir Henry commençait-il à s’inquiéter beaucoup des intentions du vieux Bertram.

Mais comment s’y prendre pour s’assurer de ces sacs si bien remplis d’écus ? Quelle ruse de chasseur fallait-il employer pour les prendre dans ses filets ? Peut-être eût-il mieux valu ne pas du tout tendre de filets et n’user d’aucune ruse. Mais il est si difficile de ne rien faire quand on se dit qu’il y aurait tant à gagner, si l’on réussissait à deviner et à faire tout juste la chose qu’il faudrait !

Sir Henry, comptant sur les faiblesses habituelles aux vieillards, se dit que sa femme serait son meilleur instrument de séduction. S’il pouvait la décider à se montrer prévenante et affectueuse pour son grand-père, si elle consentait à l’aller voir, à le flatter et à l’entourer de soins, ce serait un grand point de gagné. C’était là l’avis de sir Henry ; mais il avait beau faire, sa femme ne voulait pas le seconder. Dans le marché qu’avait conclu lady Harcourt, il n’avait point été stipulé qu’elle flagornerait un vieillard qui ne lui avait jamais témoigné d’affection particulière.

— Il me semble que vous devriez bien aller à Hadley, lui dit un matin son mari.

— Comment ! pour y rester ? dit Caroline.

— Mon Dieu, oui… pour une quinzaine de jours au moins. Dans trois semaines le parlement sera clos, et j’irai alors en Écosse pour quelques jours : ne pourriez-vous pas vous arranger de façon à tenir compagnie au bonhomme pendant ce temps-là ?

— Je préférerais rester chez moi, sir Henry.

— J’étais sûr que vous me diriez cela. Eh bien, moi, je préfère que vous alliez à Hadley.

— Si vous tenez à fermer la maison, je ne refuse pas d’aller pour quelque temps à Littlebath.

— Je n’en doute pas. Mais moi, je me refuse à vous y laisser aller ; je m’y refuse absolument. De tous les endroits du monde, c’est le plus commun, le plus…

— Vous oubliez que j’y ai des amis qui me sont fort chers.

— Des amis ! mademoiselle Todd, sans doute ? mais je crois qu’on peut se passer de mademoiselle Todd, à la rigueur. Pour le moment, je tiens particulièrement à ce que vous vous montriez attentive auprès de votre grand-père.

— Mais je n’ai jamais eu l’habitude de faire un long séjour à Hadley.

— Eh bien ! c’est une bonne habitude à prendre.

— Je ne comprends pas pourquoi vous tenez à ce que j’aille m’imposer à un vieillard qui n’aura pas le moindre plaisir à me voir.

— Tout cela n’a pas le sens commun. Si vous êtes aimable pour lui, il aura du plaisir à vous voir. Lui écrivez-vous quelquefois ?

— Jamais.

— Écrivez-lui donc aujourd’hui, et demandez-lui s’il serait disposé à vous recevoir.

Caroline ne répondit pas tout de suite à son mari. Elle continua à mettre lentement du beurre sur sa rôtie et à boire son thé à petites gorgées. Jusqu’à ce jour elle n’avait jamais désobéi à un ordre formel de sir Henry, et elle se demandait maintenant si elle pouvait obéir cette fois encore, ou, si cela lui était impossible, comment elle s’y prendrait pour expliquer son refus.

— Eh bien ! dit-il, pourquoi ne me répondez-vous pas ? Lui écrirez-vous aujourd’hui ?

— J’aimerais mieux ne pas écrire.

— Cela veut-il dire que vous n’écrirez pas ?

— Oui, sir Henry, malheureusement, c’est cela que je veux dire. Mes rapports avec mon grand-père n’ont pas été tels que je puisse lui écrire.

— Quelle bêtise ! dit le mari.

— Il me semble que vous n’êtes pas très-poli pour moi, ce matin.

— Comment voulez-vous qu’un homme soit poli quand il entend débiter de pareilles sottises. Vous connaissez ma position ; vous savez tout ce qu’il y a à gagner, et vous ne voulez m’aider en rien.

Caroline ne répondit pas. À quoi cela lui aurait-il servi de répondre ? Elle aussi avait jeté sa perle à la mer, et voilà ce qu’elle avait pris en échange. Il ne lui restait qu’à supporter, elle aussi, de son mieux sa misère.

— Ma foi ! il me semble que vous en prenez bien à votre aise. Vous avez l’air de croire que les maisons et les mobiliers, les voitures et les chevaux doivent pousser autour de vous sans que vous vous donniez la moindre peine. Ne vous est-il jamais venu à l’idée que ces choses-là coûtent de l’argent ?

— Je suis prête à y renoncer sur l’heure, si vous le désirez.

— Vous savez que tout cela n’a pas le sens commun.

— C’est vous qui avez voulu m’entourer de tout ce luxe, et votre reproche est injuste, — je dirai plus, il n’est pas loyal.

— Les femmes se font des idées singulièrement larges de la loyauté masculine. Elles se croient toutes le droit de tout avoir et de ne rien faire. Vous parlez de justice ! Savez-vous que, quand je vous ai épousée, je comptais sur la fortune de votre oncle ?

— Non certes, je ne le savais pas ; si je l’avais su, je vous aurais dit combien votre espérance me semblait chimérique.

— Alors pourquoi diable ?… Il s’arrêta et n’acheva pas sa phrase. Il ne se sentait pas le courage de lui dire, malgré tout, qu’il ne s’était marié que dans cette espérance, et il se contenta de sortir de la chambre en battant les portes.

Ah, oui ! Elle avait jeté sa perle à l’abîme ! C’était, donc là la vie à laquelle elle s’était volontairement condamnée ! C’était ainsi qu’on traitait cette Caroline Waddington qui s’était jadis promis de conquérir le monde et d’y régner. Elle s’était donnée à une brute qui ne l’avait prise que parce qu’elle avait quelques chances d’être l’héritière d’un vieillard riche.

Alors elle songea à la perle perdue. Comment n’y aurait-elle pas pensé ? Elle songea à ce qu’aurait été sa vie si elle s’était bravement remise entre les mains de George, sans crainte, et avec pleine confiance. Elle se souvint de l’énergie qu’il avait montrée pendant ces jours heureux où il espérait un mariage prochain. Elle se rappela ses façons si tendres, son dévouement si naturellement chevaleresque, son regard à la fois si doux et si hardi ; et puis elle pensa à son mari.

Elle y pensa longtemps et avec une sorte d’égarement. À mesure qu’elle se plongeait dans cette pensée, l’indifférence avec laquelle elle l’avait regardé jusqu’alors se transformait en haine. Elle frémit en présence du terrible contraste que lui suggérait son imagination entre l’image qu’elle eût tant aimé à contempler, si cela lui eût été permis, et cette autre image qu’elle était condamnée désormais, de par la loi, à avoir toujours devant les yeux. Un désespoir sombre et farouche se peignit sur son visage quand elle songea à ces caresses et à cet amour qui lui semblaient encore plus haïssables que la grossièreté ou la mauvaise humeur. Elle pensa à tout cela, et puis elle se fit cette question qui vient naturellement à la pensée de toute créature malheureuse : N’y a-t-il aucun moyen de salut ? aucune possibilité de s’échapper ? Était-elle perdue tout entière, et à tout jamais ?

Affronter le mariage sans amour ! C’est là une aventure périlleuse pour une femme, pour que dans sa poitrine elle sente battre un cœur vivant ; celles qui n’en ont point — ou qui ne possèdent qu’un simple instrument bon à faire circuler le sang — peuvent trouver de certains avantages à un pareil arrangement. Caroline Waddington s’était jadis imaginé, elle aussi, que son cœur n’était qu’un viscère propre à faire circuler le sang, mais elle avait découvert sa méprise. Elle avait été détrompée à temps, elle avait appris ce que c’est que d’aimer, et pourtant elle avait épousé Henry Harcourt ! Si boiteux que puisse être le châtiment ici-bas, il est bien rare qu’il n’atteigne pas les coupables qui pèchent, comme elle l’avait fait, de propos délibéré.

Le châtiment — l’amer, le cruel, l’implacable châtiment l’avait atteinte enfin, et l’étreignait maintenant sans pitié. George avait dit qu’il était malheureux, lui aussi. Mais en quoi le malheur de George pouvait-il se comparer au sien ? Il n’était pas marié, lui, à une créature qu’il haïssait, il n’était pas uni par des liens révoltants à un compagnon de chaîne contre lequel tout son être se soulevait de dégoût. Ce supplice de Mézence lui était épargné. Oh ! si elle eût pu être seule — seule comme il était seul, lui ! S’il lui eût été donné de pouvoir penser à son amour, de pouvoir songer à lui dans la solitude et dans le silence, — dans une solitude que nulle brute au front d’airain et aux pieds d’argile n’aurait eu le droit de troubler à toute heure du jour et de la nuit ! Si son malheur eût pu ressembler au malheur de George, combien elle se serait estimée heureuse !

Alors elle se demanda de nouveau, s’il n’y avait aucun moyen de salut. Elle savait à merveille que de certaines femmes s’étaient séparés de leurs maris ; elle n’ignorait pas que les mauvais traitements, l’abandon, ou la tyrannie étaient acceptés par le monde comme des motifs suffisants pour prononcer l’affranchissement partiel de la femme : mais elle savait aussi que ces griefs devaient être prouvés. Quelques paroles emportées, des regards irrités, ou un air bourru, ne suffiraient pas pour la libérer. Elle ne pourrait pas venir dire au monde qu’elle détestait son mari, qu’elle ne l’avait jamais aimé et qu’elle ne l’avait épousé que par dépit, parce que son amoureux — celui que seul elle aimait — l’avait repoussée. Elle n’avait pas de prétexte — pas le moindre — pour demander sa liberté. Elle s’était vendue comme esclave et il lui fallait demeurer en esclavage. Elle s’était donnée à ce monstre au visage d’airain et aux pieds d’argile, et elle devait supporter la froide désolation de son repaire. Séparation ! solitude ! silence ! celui qu’elle aimait pouvait goûter ces tristes bonheurs, mais elle ne devait pas même y aspirer.

Quand sir Henry l’eut quittée, elle remonta dans sa chambre pour cacher sa douleur à tous les yeux et elle y resta renfermée plusieurs heures. — Non ! s’écria-t-elle tout à coup à haute voix, en se soulevant de l’oreiller où elle s’était caché le visage et en se dressant debout au milieu de la chambre ; non, je ne le supporterai pas. Je ne veux plus l’endurer. Il ne peut pas m’y forcer. Et d’un pas rapide, elle parcourut la chambre en tous sens, tendant les bras comme si elle eût appelé quelqu’un au secours, ou comme si elle eût été prête à engager elle-même le combat si personne ne venait à son aide.

En ce moment, on frappa un petit coup à la porte, et sa femme de chambre entra.

— Monsieur Bertram est au salon, mylady.

— Monsieur Bertram ! Quel monsieur Bertram ?

— M. Bertram, mylady ; le monsieur qui vient à la maison, l’ami de sir Henry.

— Ah ! c’est bon. Pourquoi John a-t-il dit que j’y étais ?

— Je ne sais pas, mylady. Il m’a seulement dit de dire à mylady que monsieur Bertram était au salon.

Lady Harcourt hésita un moment. Puis elle dit : « Je descends, » et la femme de chambre se retira. Pendant ce rapide instant Caroline avait décidé que, puisqu’il était là, elle le reverrait une fois encore.

Nous avons dit que Bertram éprouvait de la répugnance à entrer dans la maison de sir Henry. Il n’y était point retourné en effet aussi longtemps qu’il avait conservé l’intention de rester à Londres ; mais maintenant, il avait pris la résolution de fuir, et en même temps, il s’était dit qu’il ferait encore une visite pour dire un dernier adieu. John, le domestique, l’avait admis sans difficulté, bien qu’il eût déjà renvoyé dans le courant de la matinée une douzaine d’autres visiteurs qui sollicitaient l’honneur de faire leur cour à lady Harcourt.

Bertram était debout, le dos tourné à la porte, et il regardait une petite serre qui ouvrait de plain-pied dans le salon, quand Caroline entra. Elle alla droit à lui, après avoir fermé soigneusement la porte, et, lui touchant légèrement la main, elle, dit : — Pourquoi êtes-vous venu, M. Bertram ? Vous devriez être à mille lieues d’ici, si c’est possible. Pourquoi êtes-vous venu ?

— Lady Harcourt, je mettrai entre vous et moi la distance que vous exigerez. Mais ne m’est-il pas permis de venir vous dire que je pars ?

— Que vous partez ?

— Oui. Je ne vous importunerai pas longtemps. J’ai acquis une certitude : c’est que rester auprès de vous sans vous aimer, et vous aimer sans vous le dire, sont choses impossibles. C’est pour cela que je pars. Et il lui tendit la main, que jusqu’à ce moment elle n’avait point acceptée.

Il allait partir ! mais elle, elle resterait ! Il s’échappait, mais les barreaux de la prison où elle était renfermée demeuraient intacts ! Ah ! si elle eût pu partir avec lui ! Comme elle aurait peu tenu compte aujourd’hui de la richesse, ou de ses espérances mondaines, ou de ses rêves d’ambition ! Que n’aurait-elle donné pour pouvoir partir avec lui et aller n’importe où, — partir honnêtement et ouvertement avec lui, — se confiant tout entière à son loyal amour et à son cœur fidèle ! Que de bonheur encore dans ce monde mortel, moribond, si seulement on savait ouvrir les bras pour le saisir !

Ah ! jeunes filles ! charmantes jeunes filles ! douces mères futures de notre future Angleterre ! Ne pensez pas trop aux revenus de vos amoureux. L’homme loyal et fidèle n’aura pas à mendier son pain, — ni son pain ni le vôtre. Les vaillants et les honnêtes ne manquent guère de pain, bien qu’il leur arrive parfois de le manger un peu sec en commençant. Mais qu’importe ? Si du pain, fût-il un peu sec, un bon bras pour vous défendre et un cœur loyal pour vous aimer, ne suffisent pas pour vous rendre heureuses, vous n’êtes pas telles que je voudrais vous voir.

Caroline ne mangeait pas du pain sec, il s’en fallait de beaucoup, mais son pain était pétri avec du fiel et trempé d’amertume, et elle ne pouvait s’en nourrir. Et maintenant il était venu lui dire qu’il partait, celui dont elle avait dû partager le sort, celui dont le cœur et le bras devaient être à elle. Que dirait le monde, si elle partait avec lui ?

— Adieu, dit-elle en prenant la main qu’il lui offrait.

— Est-ce là tout ?

— Que voudriez-vous de plus ?

— Ce que je voudrais ? Hélas ! je voudrais ce qui ne peut jamais — jamais — jamais, être à moi.

— Non, jamais, — jamais, répéta-t-elle. Et, tout en parlant ainsi, elle se demanda encore : Que dirait le monde si elle partait avec lui ?

— Je pense que maintenant, vous voyant pour la dernière fois, je puis parler franchement, — comme il convient à un homme. Lady Harcourt, je n’ai jamais cessé de vous aimer, — jamais pendant un seul instant, — jamais depuis le jour où nous nous sommes promenés ensemble là-bas à Jérusalem, parmi ces tombeaux étranges. Mon amour pour vous a été le rêve de ma vie.

— Mais alors, pourquoi… pourquoi… pourquoi… Elle ne put en dire davantage, car les larmes étouffaient sa voix.

— Je sais ce que vous voulez dire : Pourquoi ai-je paru si froid ?

— Pourquoi êtes-vous parti ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous voir ?

— Parce que vous me témoigniez de la méfiance, non pas comme amoureux, mais en ma qualité d’homme. Mais je ne suis pas venu ici pour vous faire des reproches, Caroline.

— Ni pour en recevoir.

— Ni pour en recevoir. À quoi bon récriminer ? Nous connaissons aujourd’hui nos défauts réciproques, si nous les avons ignorés jusqu’ici. Et nous connaissons aussi notre fidélité réciproque… Il s’arrêta un instant, puis il reprit : — Car votre cœur est resté fidèle, Caroline.

Elle s’assit sur une chaise et pleura, en se cachant le visage dans les mains. Il disait vrai : son cœur n’était demeuré que trop fidèle. Que ne pouvait-il en dire autant de son esprit, de ses paroles, de ses actes ! Il s’approcha d’elle, et posa légèrement la main sur son épaule. Il la touchait à peine, et cependant, elle sentit que c’était là de l’amour, — de l’amour illicite et coupable. Il y avait là trahison envers son seigneur et maître. Son maître ? Oui, elle avait un maître, et c’était bien là de la trahison. Mais il lui était doux de sentir cette main se poser sur elle ; il lui sembla qu’un frisson d’amour parcourait tout son corps et l’embrassait tout entière. Trahison envers cet homme, — cette brute à la face d’airain et aux pieds d’argile, qui s’était emparé d’elle dans l’espoir qu’avec son secours il parviendrait à obtenir de l’or, de l’or aussi vil que lui ? Lui devait-on quelque chose à cet homme ? Ah ! que dirait le monde, si elle partait avec celui qu’elle aimait ?

— Caroline, dit-il tout bas à son oreille, Caroline, chère Caroline !

Il murmurait ainsi de douces paroles, tandis que sa main reposait encore, bien légèrement, mais tendrement sur l’épaule de Caroline. Elle ne répondait rien, mais il entendait le bruit confus et étouffé de ses sanglots. — Caroline, répéta-t-il, chère, bien chère Caroline. Et il s’agenouilla à côté d’elle, et la main qui s’était posée sur l’épaule pressa le bras de Caroline.

— Parlez-moi, Caroline, dites-moi quelque chose. Je m’en irai si vous l’ordonnez. Oui, je partirai seul. Je m’en irai tout seul si vous avez le courage de me l’ordonner. Parlez, Caroline.

— Que voulez-vous que je dise ? Elle releva la tête et le regarda enfin à travers ses larmes, mais avec un air si changé, si hagard, si égaré, qu’il eut peur de l’expression de ce visage. — Que voulez-vous que je dise ? Que voulez vous que je fasse.

— Je serai votre esclave, si vous y consentez, dit-il.

— Non, George ; c’est moi qui serais votre esclave… pendant un peu de temps, jusqu’à ce que vous me jugiez trop vile même pour ce rôle-là.

— Hélas ! que vous me connaissez mal !

— Je vous connaîtrais bien mal, en effet, si je pensais que vous pourriez m’estimer, étant tombée si bas. Non, la miséricorde de Dieu ne m’a point abandonnée. C’est passé maintenant. Va, George…, va… pars, toi, mon seul amour ; mon bien-aimé ; toi qui devais être à moi, et que j’ai perdu pour toujours, — toujours, — toujours. Partez, George. C’est fini maintenant. J’ai été faible, vile, et lâche, et indigne de votre chère mémoire. Mais cela n’arrivera plus. Tous ne rougirez pas de m’avoir aimée.

— Mais, perdre votre amour !

— Vous n’aurez pas à rougir de m’avoir aimée, et moi je ne rougis pas non plus de vous avoir donné mon cœur. Allez, George ; et rappelez-vous ceci : plus nous mettrons de distance entre nous, — plus longtemps nous resterons séparés, — mieux cela vaudra pour nous. Là… là… partez maintenant. J’ai du courage à présent, cher, bien cher George.

Il prit dans ses deux mains les mains qu’elle lui tendait, et la regarda longuement sans parler. Puis, par un mouvement rapide et vigoureux, il la rapprocha de lui, la serra sur son cœur, et imprima sur son front un long et tendre baiser. Puis il la quitta, et gagna rapidement la porte du salon sans se retourner.

— Pardon, monsieur, lui dit John qu’il rencontra tout juste sur le palier, il me semble que milady a sonné.

— Lady Harcourt n’a pas sonné. Elle n’est pas très-bien, et vous ferez mieux de ne pas la déranger, dit Bertram en s’efforçant de paraître tout à fait à son aise.

— C’est bon, monsieur ; alors, je redescends ; et, en disant ces mots, John suivit George Bertram jusque dans le vestibule, et lui ouvrit fort poliment la porte de la rue.