Charpentier (2p. 220-235).

CHAPITRE XXXIV

LE BAL DE MADAME MADDEN.

Le surlendemain du dîner, George Bertram fit une visite à lady Harcourt, qu’il trouva chez elle ; mais le hasard fit qu’elle n’était pas seule. Leur entrevue se passa sans embarras, pour l’un comme pour l’autre. Il ne resta pas longtemps, et, comme il y avait là des étrangers, il sut parler librement de choses indifférentes. Lady Harcourt, de son côté, ne parla pas beaucoup en réalité, mais elle fit très-bien semblant de causer.

Ensuite Adela Gauntlet vint passer un mois avec son amie à Londres, et George, bien qu’il fît trois ou quatre visites à l’hôtel d’Eaton-Square, ne vit jamais Caroline seule ; mais il s’habitua à la voir et à se sentir auprès d’elle. Ce qu’il y avait eu d’étrange pour eux à se trouver réunis s’effaçait. Il pouvait maintenant lui parler sans embarras des choses familières de la vie, et il s’aperçut qu’il y prenait un plaisir singulier et intense.

Adela Gauntlet était présente à toutes ces entrevues, et du fond du cœur elle les blâmait sans réserve, mais elle ne pouvait rien en dire à Caroline. Elles avaient été amies — de bonnes et véritables amies — mais depuis quelque temps Caroline était devenue de pierre pour Adela. Cette visite avait été promise depuis longtemps, — depuis bien longtemps, car c’était à madame George Bertram qu’elle avait dû être faite dans l’origine. Chacun sait comment de telles promesses survivent à leurs causes. Caroline avait continué à en réclamer l’exécution longtemps après qu’elle eut compris que la présence d’Adela ne lui apporterait aucun plaisir, et celle-ci n’avait pas osé se dégager de peur de paraître infliger un blâme. Mais elle comprenait bien que Caroline Harcourt ne serait jamais pour elle Ce qu’eût été Caroline Bertram.

Lady Harcourt fit tout ce qui dépendait d’elle pour amuser son amie, mais Adela n’était pas de celles qui demandent à être amusées. S’il y avait eu confiance et épanchement entre Caroline et elle, le temps ne se serait écoulé que trop rapidement ; au lieu qu’il lui arriva, avant que le mois fût à moitié passé, de désirer se retrouver avec sa tante, fût-ce à Littlebath.

Bertram dîna deux fois chez les Harcourt, et accompagna une fois ces dames au concert, il les rencontra à la promenade dans le parc, et il leur fit une visite du matin ; enfin, il y eut une grande soirée, et il fut au nombre des invités. Caroline ne manquait jamais de dire à son mari quand elle avait vu Bertram, et, chaque fois, sir Henry, d’une façon ou d’une autre, témoignait une certaine satisfaction.

— Il épousera Adela Gauntlet, vous verrez cela, dit-il à sa femme après un de leurs dîners. Elle est extrêmement jolie, et ce sera un gentil ménage ; je voudrais seulement que l’un des deux eût un peu plus d’argent.

Caroline ne répondit rien, — elle ne répondait jamais à son mari — mais elle se sentait bien assurée au fond du cœur que George n’épouserait pas Adela Gauntlet. Si elle eût parlé franchement, aurait-elle pu dire qu’elle le désirait ?

Adela voyait et ne pouvait s’empêcher de désapprouver ; elle voyait beaucoup de choses, et elle désapprouvait presque tout. Elle s’aperçut qu’il n’existait que fort peu de sympathie entre le mari et la femme, et que le peu qu’il y avait décroissait chaque jour. Caroline ne parlait que fort rarement de son sort, mais les quelques paroles qui lui échappaient de temps à autre étaient empreintes de dédain pour tout ce qui l’entourait, ainsi que pour celui de qui tout cela lui venait. Elle semblait dire : « Voyez, voici toutes ces choses pour lesquelles j’ai tant combattu et tant sacrifié — ces cendres sur lesquelles je marche, je dors, et dont je me nourris, — voyez, elles ne me sont qu’amertume à la bouche, et souillure au toucher. Voyez ! voici ma récompense ! N’est-il pas honorable de l’avoir gagnée ? »

Adela vit aussi que sir Henry Harcourt savait déjà prendre, à l’occasion, l’air sombre d’un mari irrité ; et que plus d’une fois, sans cause suffisante, des paroles aigres lui venaient aux lèvres — paroles dites sans motif et écoutées avec une apparente indifférence. Même devant elle des mots désobligeants avaient été prononcés ; et alors Caroline s’était retournée vers son amie, avec un sourire amer, comme pour lui dire : « Voyez ce que c’est que d’être la femme d’un homme si considérable, d’un si grand personnage ! Quel beau mariage j’ai fait là ! » Mais, bien que ses regards parlassent ainsi, aucune plainte ne s’échappait de ses lèvres, — ni aucune confidence.

Nous avons dit que sir Henry semblait voir avec satisfaction les visites de Bertram. Cela dura ainsi jusqu’à la grande soirée que donna lady Harcourt à la veille du départ d’Adela. Ce soir-là, Adela crut voir passer un nuage plus sombre que d’ordinaire sur le front du solliciteur-général quand son regard s’arrêta sur le canapé où sa femme se tenait assise. Bertram était debout derrière Caroline, mais placé de façon à pouvoir se faire entendre d’elle, même en parlant bas.

Alors, l’idée vint à Adela qu’elle pourrait dire quelques mots à ce sujet à Bertram, bien qu’il lui fût impossible d’en parler à Caroline. Il y avait eu entre George et elle une sorte d’échange de confidences, et s’il était quelqu’un au monde à qui elle pouvait se croire le droit de parler librement, c’était lui. Chacun d’eux connaissait, jusqu’à un certain point, le secret de l’autre, et il y avait entre eux confiance entière.

Si elle voulait lui parler, elle devait le faire ce soir-là même. Il était probable qu’ils ne se reverraient plus avant son départ. La maison des Harcourt était la seule où ils se rencontraient, et Adela ne souhaitait pas d’y voir revenir George.

— Je viens vous dire adieu, dit-elle, dès qu’elle put parler à George sans être entendue.

— Me dire adieu ! Vous vous en allez si tôt ?

— Je pars jeudi.

— Alors, je vous reverrai ; je reviendrai exprès pour vous faire mes adieux.

— Non, monsieur Bertram ; ne faites pas cela.

— Mais si ; certainement je le ferai.

— Non, répéta-t-elle ; et, en disant cela, elle étendit sa petite main et l’appuya doucement — si doucement ! — sur le bras de George.

— Pourquoi pas ? pourquoi ne viendrais-je pas vous voir ? Je n’ai pas tant d’amis de par le monde que je ne doive pas craindre de vous perdre.

— Vous ne me perdrez pas, et je serais, quant à moi, bien fâchée de vous perdre. Mais…

— Eh bien ?

— Devriez-vous venir du tout dans cette maison ?

L’aspect de sa physionomie changea complètement et il lui répondit rapidement et d’un ton péremptoire : — Si j’ai eu tort, la faute en est à sir Henry qui a mis de l’insistance à m’engager. Mais, du reste, quel mal y a-t-il ? Tout au plus, pourrait-il y avoir imprudence en ce qui me regarde.

— C’est là ce que j’entends. Je n’ai pas dit que vous eussiez tort. Ne pensez pas que je soupçonne le mal.

— Cela est peut-être imprudent, continua Bertram, comme s’il n’eût pas entendu les dernières paroles d’Adela. Mais si cela est, la folie est sienne.

— S’il est imprudent, est-ce une raison pour que vous ne soyez pas sage ?

— Mais que redoutez-vous, Adela ? Quel mal peut-il en résulter ? Craignez-vous pour moi, pour elle, ou pour Harcourt ?

— Je ne redoute aucun mal, aucun véritable mal. Mais ne pensez-vous pas que de tout ceci il peut résulter du chagrin ? Vous semble-t-il qu’elle soit heureuse ?

— Heureuse ! qui de nous est heureux ? Qui de nous n’est pas entièrement malheureux ? Elle est aussi heureuse que vous ; et sir Henry, j’en suis persuadé, est aussi heureux que moi.

— Vous me faites injustice ; quant à moi, monsieur Bertram, je ne suis point malheureuse.

— Non, vraiment ? Alors je vous fais mon compliment d’avoir su ainsi vous délivrer des peines qui accompagnent la sincérité de cœur.

— Je ne voulais pas parler de moi. J’ai des soucis, des regrets et des chagrins, comme à peu près tout le monde, mais je n’ai pas de douleur inconsolable.

— Alors, vous avez de la chance ; voilà tout ce que je peux dire !

— Mais Caroline, elle, n’est, point heureuse, je le vois ; et je crains fort qu’en venant ici, vous n’augmentiez pas ses chances de bonheur.

Adela dit ainsi son petit mot avec les meilleures intentions du monde. Mais peut-être fit-elle plus de mal que de bien. Bertram ne revint pas à Eaton-Square tant qu’elle y fut ; mais, elle partie, il recommença aussitôt ses visites.

Ce court entretien à voix basse qui avait eu lieu entre Bertram et lady Harcourt — ce rapide instant d’épanchement — qu’Adela avait remarqué, avait attiré aussi l’attention de sir Henry, et pourtant, bien peu de paroles avaient été échangées.

— Lady Harcourt, avait dit Bertram, comme vous vous acquittez bien de votre rôle de maîtresse de maison.

— Vous trouvez ? avait-elle répondu. Que voulez-vous ? il faut bien savoir faire quelque chose.

— Voulez-vous donner à entendre que vous n’excellez que dans la représentation ?

— Mon Dieu, oui ! à peu près — si cela peut s’appeler exceller.

— J’aurais cru… et il s’arrêta.

— J’espère que vous ne venez pas pour me faire des reproches, dit-elle.

— Vous faire des reproches ! non ; mes reproches, qu’ils soient muets ou explicites, ne s’adressent jamais à vous.

— Alors, vous êtes bien changé, avait-elle répondu. Après avoir dit ces mots d’une voix si basse qu’elle était à peine intelligible, elle s’était levée et s’était dirigée de l’autre côté du salon vers une dame à qui elle devait faire accueil. Ce fut bientôt après ce court dialogue qu’Adela vint parler à Bertram.

Celui-ci avait employé plus d’une longue et triste journée à tâcher de se persuader que Caroline ne l’avait jamais réellement aimé. Il avait douté de son amour lorsqu’elle lui avait dit avec tant de calme que leur mariage devait être remis de plusieurs années ; il en avait encore plus douté lorsqu’il l’avait vue vivre, sinon heureuse, du moins satisfait, malgré ce retard ; et ce doute était presque devenu une certitude lorsqu’il avait appris qu’elle discutait ses mérites avec un homme comme Harcourt : mais tout doute avait disparu le jour où, à Richmond, il avait découvert que les sentiments les plus secrets de son cœur avaient été le sujet des conversations intimes de sa Caroline avec cet étranger. Il était allé la trouver, et la façon dont elle l’avait reçu lui avait prouvé que ses doutes n’étaient que trop fondés, que sa certitude n’était que trop réelle. Alors, il s’était séparé d’elle, comme nous l’avons dit.

Mais voilà qu’il commençait à douter de ses doutes, — à n’être plus aussi certain de sa certitude. Il voyait clairement qu’elle n’aimait guère sir Henry ; il s’apercevait également qu’elle ne pouvait l’écouter, lui, Bertram, un seul instant sans émotion. Adela, aussi, lui avait laissé voir qu’elle le croyait toujours aimé, puisqu’elle considérait sa présence comme dangereuse pour Caroline. Était-il donc possible, — il se le demandait maintenant — qu’aimant cette femme comme il l’avait aimée, que n’ayant jamais faibli un seul instant dans son amour, que lui ayant donné son cœur et son âme, il l’eût repoussée et rejetée loin de lui, alors qu’elle l’aimait toujours ? Se pouvait-il que, toute froide qu’elle avait paru pendant la durée de leur engagement, elle l’eût pourtant aimé ?

Mille fois il l’avait accusée au fond de son cœur d’être mondaine, et voilà qu’il se trouvait que le monde n’avait point d’attraits pour elle ; mille fois il s’était dit qu’elle n’aimait que les choses extérieures et la représentation, et voilà qu’elle semblait indifférente aujourd’hui à tout ce qui était extérieur. Il était évident pour lui que la splendeur dont elle était entourée ne lui procurait ni bonheur ni satisfaction.

Il lui semblait parfois que ces pensées le rendraient fou. Puis il commença à se demander s’il pourrait trouver quelque consolation à découvrir qu’elle l’avait aimé, qu’elle l’aimait peut-être encore. Les motifs qui dirigent généralement les hommes dans leur conduite ne sont pas seulement très-variés, ils sont encore, pour la plupart, de nature mixte. Bertram, en songeant ainsi à lady Harcourt — à cette Caroline Waddington qui jadis avait dû être à lui — ne se proposait aucun acte perfide ou infâme, il ne rêvait pas la satisfaction d’un malheureux amour, et la honte pour cette femme que le monde croyait aujourd’hui si heureuse ; mais il se disait que, si elle l’aimait encore, il serait doux d’être ensemble et de causer avec elle, bien doux aussi de sentir de nouveau l’amicale pression de sa main, plus doux encore de retrouver dans le son de sa voix l’accent de la confiance et de l’affection. Il résolut donc — ou plutôt il ne résolut rien ; il se laissa aller à continuer ses relations avec ses amis de Eaton-Square.

Puis il se prit à réfléchir au rôle que son ami Harcourt avait joué dans toute cette affaire, et à se rappeler la façon adroite dont cet aimable compagnon s’y était pris pour lui escamoter sa femme. Il y avait sans doute de la vérité dans les observations que lui avait faites Adela : mais pourquoi était-il tenu de ménager le bonheur de sir Henry ? Pourquoi s’inquiéterait-il du bonheur de quelque homme, ou même de quelque femme que ce fût ? Qui donc s’était inquiété du sien ? qui l’avait ménagé, lui ? Donc, il loua un cheval, et se promena dans les parcs quand il savait y rencontrer lady Harcourt ; il dîna avec le baron Brawl quand lady Harcourt devait y être ; et il alla au bal chez madame Madden pour la même raison. M. le solliciteur-général voyait tout cela, et ne pressait plus son ami de venir prendre part à ses petits dîners intimes.

Il est difficile de dire d’une manière précise ce qui se passa entre sir Henry et sa femme à ce sujet. En général, un homme répugne à taxer sa femme d’infidélité lorsque l’infidélité n’est encore qu’en germe, et il ne lui fait pas volontiers remarquer qu’elle s’occupe plus d’un autre que de lui. Il est à présumer que le front de sir Henry s’assombrit, que sa parole devint plus brève et ses manières moins empressées, mais il y a tout lieu de croire qu’il ne parla pas de Bertram. Caroline dut s’apercevoir cependant qu’il ne se souciait plus d’attirer chez lui son ancien ami.

Au bal de madame Madden, Bertram pria Caroline de danser avec lui, et elle consentit à lui accorder une contredanse. M. Madden était un jeune et opulent membre du parlement, ami intime de sir Henry ainsi que de Bertram. Caroline avait dansé avec lui — c’était la première fois qu’elle dansait depuis son mariage — et, lui ayant accordé cette faveur, elle se dit qu’elle ne pouvait la refuser à M. Bertram. Le solliciteur-général, trop affairé pour faire plus que de se montrer pendant cinq minutes au bal, les vit passer ainsi ensemble et figurer dans la danse. Bertram, tout en dansant, avait peine à croire à la réalité de sa position. Qu’aurait-il pensé si quelqu’un lui eût prédit, trois mois auparavant, qu’il danserait avec Caroline Harcourt ?

— Adela n’est pas restée longtemps avec vous, dit-il pendant un intervalle de repos.

— Pas très-longtemps. Je ne crois pas qu’elle aime Londres. Et la conversation fut interrompue, car c’était à leur tour de danser.

— En effet, reprit Bertram, il m’a semblé voir que Londres ne lui plaisait pas, — il ne me plaît pas davantage, à moi. Il me serait indifférent de le quitter pour toujours. Et vous, lady Harcourt, aimez-vous Londres ?

— Mon Dieu, oui ! comme tout autre endroit. Je crois que le lieu où l’on est importe peu — que ce soit Londres, Littlebath ou la Nouvelle-Zélande.

Ils restèrent silencieux pendant quelques instants, et quand Bertram reprit la parole, ce fut avec un effort visible.

— Jadis vous n’étiez pas si indifférente à ces choses-là.

— Jadis !

— Le monde est-il donc si changé que rien ne vous intéresse plus ?

— Le monde est changé, sans contredit… pour moi.

— Et pour moi aussi, lady Harcourt. Le monde est changé pour nous deux. Mais la fortune qui m’a écrasé vous a été favorable.

— Vous trouvez ? Eh bien ! oui, peut-être… elle m’a été, du moins, aussi favorable que je le mérite. Quoi qu’il en soit, vous pouvez être persuadé d’une chose, c’est que je ne me plains ni ne me plaindrai jamais d’elle.

Et de nouveau le silence s’établit entre eux.

— Je voudrais bien savoir si vous pensez quelquefois au passé, dit Bertram, après un moment d’hésitation.

— En tout cas, je n’en parle jamais.

— Je le pense bien. Il ne serait pas bon d’en parler. Mais de l’abondance du cœur vient la parole. Une pensée persistante finit par se trahir dans les discours. Moi je ne sais pas penser à autre chose ; il ne me reste que cela.

Celui qui l’aurait regardée au moment où elle lui répondit, ne se serait certes pas douté de ce qui se passait dans son esprit, et du poids qui pesait sur son cœur. Elle sut maîtriser non-seulement ses traits, mais jusqu’à la couleur de son visage, jusqu’au mouvement de ses yeux. On n’y vit étinceler aucune colère ; aucune rougeur d’indignation ne se répandit sur son front en lui répondant au milieu de cette foule.

Et pourtant il y avait de l’indignation dans ses paroles, et de la colère dans les accents contenus qui parvinrent si distinctement à l’oreille de George, bien que nulle autre ne pût les entendre.

— Et à qui la faute ? Pourquoi m’est-il défendu de songer au passé ? Pourquoi toute pensée, toute mémoire, me sont-elles interdites ? Qui donc a brisé la coupe au bord même de la source ?

— Est-ce moi ?

— Avez-vous jamais songé à cette prière : « Pardonnez-nous nos offenses ?… » Mais vous, dans votre orgueil, — vous n’avez rien su pardonner. Et voilà que vous venez railler ma prospérité…

— Lady Harcourt !

— Je veux retourner à ma place, maintenant, s’il vous plaît… Je ne sais pourquoi j’ai parlé ainsi. Sans ajouter un mot de plus, elle se fit reconduire par Bertram jusqu’à un siège situé entre deux vieilles douairières, et, pendant tout le reste de la soirée, il lui fut impossible de lui adresser la parole.

Bertram quitta immédiatement le bal, mais Caroline resta encore une heure. Elle resta pour danser avec le jeune lord Echo, qui était un petit pair whig, et avec M. Twislelon, dont le père était secrétaire de la trésorerie. L’un et l’autre lui parlèrent de Harcourt et du grand discours qu’il prononçait dans le moment même à la Chambre ; et elle sourit et leur parut si belle, que, vers la fin du bal, quand ces deux messieurs se trouvèrent ensemble au buffet, ils furent d’accord pour déclarer que Harcourt était le plus heureux coquin du monde de posséder à lui tout seul un pareil trésor.

Avait-il vraiment été cruel ? Avait-il été sans pitié ? Avait-il refusé ce pardon des offenses que chacun de nous est forcé de réclamer pour soi ? Voilà ce que Bertram était forcé de se demander. Et puis vint cette autre question, à laquelle il ne pouvait plus faire désormais qu’une seule réponse. Avait-il lui-même causé son propre naufrage ? Avait-il poussé de gaieté de cœur sa barque contre l’écueil quand la voie était libre devant lui ? Ne l’avait-elle pas tout à l’heure assuré de son amour, bien qu’aucune parole de tendresse ne fût tombée de ses lèvres ? Qui donc avait fait tout le mal ? Oui, oui, ce n’était que trop certain : lui seul avait tout fait.

En acquérant cette certitude, Bertram ne se sentit pas plus heureux. Il n’éprouvait aucune consolation à se dire que Caroline l’avait aimé, qu’elle l’aimait encore. Jusqu’à ce jour il s’était cru un homme lésé, mais maintenant il devait se dire que c’était lui qui avait fait tout le mal. « À qui la faute ? Vous… vous, dans votre orgueil, vous n’avez rien su pardonner. » Ces paroles résonnaient à son oreille ; sa mémoire lui rappelait à chaque instant l’accent avec lequel elles avaient été dites. Caroline l’avait accusé d’avoir détruit toutes ses espérances en ce monde, et il n’avait pas pu dire un mot pour repousser l’accusation.

Le lendemain de ce bal chez madame Madden, sir Henry entra chez sa femme pendant qu’elle était encore à sa toilette :

— À propos, dit-il, je vous ai vue hier au soir chez madame Madden.

— Oui, je vous ai aperçu un instant, répondit Caroline.

— Vous dansiez ; il me semble que c’est la première fois que je vous vois danser.

— Je ne l’ai pas fait depuis mon mariage. Autrefois j’aimais beaucoup la danse.

— Quand vous étiez à Littlebath ? Ce que vous faisiez en ce genre importait peu alors, mais…

— Cela importe-t-il beaucoup plus aujourd’hui, sir Henry ?

— À parler franchement, si cela ne devait pas vous coûter beaucoup, je préférerais vous voir renoncer à la danse. Elle convient très-bien aux jeunes filles…

— Voulez-vous faire entendre que les femmes mariées…

— Je ne veux rien faire entendre. Chacun a ses idées pour ces choses-là. Toutes les femmes ne sont pas placées dans des positions aussi marquantes que la vôtre.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit plus tôt vos désirs à ce sujet ?

— Je n’y ai pas pensé. Je ne croyais pas que vous voudriez danser. Puis-je compter que vous y renoncerez ?

— Puisque vous le voulez, cela va sans dire.

— Je ne veux rien, je vous le demande seulement.

— C’est la même chose — la même chose exactement pour moi. Je ne danserai plus. La défense m’eût été moins sensible si j’avais su vos volontés avant d’y avoir contrevenu.

— Puisque vous voulez absolument prendre la chose ainsi, je n’y puis rien. Adieu ! Je ne dîne pas à la maison aujourd’hui.

Le solliciteur-général s’en alla à ses affaires, et sa femme demeura assise, immobile devant son miroir. Ils comprenaient enfin clairement, l’un et l’autre, que le marché qu’ils avaient conclu n’avait été ni bon ni sage.