Charpentier (1p. 396-426).


CHAPITRE XXII


LE WHIST CHEZ MADEMOISELLE TODD.


Oui ! la grande mademoiselle Todd était arrivée à Littlebath et avait déjà beaucoup fait parler d’elle. Étant une femme seule, — seule avec sa femme de chambre, — elle s’était logée en appartement meublé. Presque tous les habitants de Littlebath se logent ainsi. Ce sont, pour la plupart, gens appartenant à l’espèce voyageuse, qu’un mobilier et les responsabilités de la propriété gêneraient. Mais l’appartement de mademoiselle Todd était situé place du Paragon ; or, tout le monde sait ce qu’il en coûte pour avoir, place du Paragon, un logement convenable ; c’est-à-dire deux salons, une chambre à coucher et un cabinet pour sa femme de chambre. Et c’était la grande maison du coin ! celle dont les fenêtres de devant enfilent l’avenue de Montpellier, tandis que celles de derrière ont vue sur la gare du chemin de fer. C’était la maison de madame O’Neill, laquelle avait protesté, quand mademoiselle Todd était venue visiter l’appartement, qu’elle n’avait pas l’habitude d’accepter pour locataires des dames seules, ou des dames non titrées. Sa dernière locataire, assurait-elle, avait été milady Mac-Guffern, la veuve du directeur médical d’un grand district des Indes. Lady Mac-Guffern lui avait payé un loyer dont je n’oserais redire le chiffre ; et pourtant, en réglant chaque samedi, elle avait toujours dit : « Madame O’Neill, vraiment vous êtes trop raisonnable ! vous ne demandez pas le véritable prix d’un pareil appartement. » Chacun sait que c’est dans ce sens que les veuves de médecins écossais ont l’habitude de parler de leur loyer quand elles règlent leurs comptes avec le propriétaire.

Et mademoiselle Todd avait cet appartement ! De plus, dès son arrivée, elle avait envoyé chercher M. Wutsanbeans, le grand loueur de voitures, et en moins de dix minutes elle avait fait marché avec lui pour un brougham de remise et un cocher en demi-livrée. « C’est une maîtresse-femme que mademoiselle Todd, » avait dit tout haut avec admiration M. Wutsanbeans au milieu de sa cour remplie de ses acolytes aux jambes arquées. Enfin le nom de mademoiselle Todd était inscrit au Casino et au cabinet de lecture, et elle avait obtenu une des meilleures places dans l’église de M. O’Callaghan. Il y avait une centaine de femmes à Littlebath qui ambitionnaient une place dans la grande nef de l’église ; car, enfin, à quoi bon un chapeau neuf, s’il faut être enfouie dans les bas-côtés, contre la muraille de l’église ? Eh bien ! mademoiselle Todd s’était assuré, du premier coup, un banc où sa coiffure serait visible pour toute la congrégation. Telle était la puissance de mademoiselle Todd, et c’est pour ces choses que nous l’avons proclamée grande.

Au bout de huit jours, le son de sa voix un peu forte mais toujours agréable, de son pas un peu lourd mais toujours actif, et l’éclat de ses joues colorées étaient aussi connus sur l’esplanade que si elle eût habité Littlebath depuis deux mois. Il va sans dire qu’elle y avait trouvé des amis, de ces amis comme on en rencontre toujours en de pareils endroits, — de charmantes gens avec lesquels elle avait passé huit jours à Ems, il y avait de cela plusieurs années, ou qui lui avaient fait vis-à-vis à une table d’hôte à Harrowgate pendant toute une quinzaine. Mademoiselle Todd avait un très-nombreux cercle d’amis de ce genre, et il faut lui rendre la justice de dire qu’elle se montrait toujours fort aise de les voir et qu’elle les accueillait bien. Ils trouvaient toujours place à sa table ; elle n’était point malveillante dans ses médisances à leur égard, et elle ne rendait jamais ses plaisirs onéreux, aux autres, comme cela arrive quelquefois aux dames de Littlebath. Elle ne tirait vanité, ni de sa bourse bien garnie, ni de ses brillantes connaissances ; et elle conservait généralement son égalité d’humeur aussi longtemps qu’elle faisait sa volonté. Elle jouissait d’un excellent estomac, et elle appréciait fort la même possession chez les autres.

Et ce n’était pas une méchante femme que mademoiselle Todd. Elle dépensait, il est vrai, beaucoup d’argent pour donner à manger à des gens qui n’avaient pas faim, mais elle nourrissait aussi des affamés ; elle ne se refusait pas les belles robes de soie, mais elle achetait aussi des cotonnades, des robes d’indienne pour de pauvres femmes, et des jupons de laine pour de petites orphelines. Elle s’endormait parfois au sermon et on l’avait vue rester à la table de whist jusqu’à 2 heures du matin le dimanche ; mais un de ses oncles l’ayant choisie pour en faire son héritière, au préjudice des autres membres de sa famille, elle avait partagé son héritage avec frères et sœurs, neveux et nièces. De sorte qu’il y avait de par le monde des cœurs qui la bénissaient et des amis qui l’aimaient d’une tout autre affection que les amis de Littlebath, d’Ems, de Jérusalem ou de Baden-Baden.

Dans son jeune temps elle aussi avait aimé ; on lui avait dit et elle avait cru qu’on l’aimait de retour. Mais elle avait acquis la preuve que celui qu’elle aimait était un mauvais sujet, un homme sans moralité et sans principes, et elle s’était détachée de lui par un violent effort. Puis, en rompant, elle lui avait offert une indemnité en argent que le drôle avait acceptée, et depuis ce temps-là, pour l’amour de lui, ou plutôt pour l’amour de sa propre tendresse d’autrefois, elle avait refusé toutes les offres de mariage, et elle était restée mademoiselle Todd. Et elle avait résolu de rester mademoiselle Todd jusqu’à la fin de ses jours.

Telle qu’elle était, le monde de Littlebath ne demanda pas mieux que de l’accueillir. Ceux qui donnent des soupers à leurs soirées de whist n’ont pas de peine à se faire une société à Littlebath. Mademoiselle Todd n’était arrivée que depuis dix jours, et déjà elle avait pu organiser chez elle deux parties de whist ; mais cette fois-ci la chose devait se faire bien plus en grand.

Elle n’avait encore vu ni mademoiselle Baker ni sa nièce. Ces dames avaient échangé avec elle des visites sans se rencontrer. Mais avec sir Lionel elle avait renouvelé connaissance dans les termes les plus affectueux. Il est vrai qu’ils ne s’étaient vus que pendant trois jours à Jérusalem, mais trois jours à Jérusalem valent bien une année dans ce vilain Londres si froid et si compassé ! Peu s’en était fallu que mademoiselle Todd et sir Lionel ne se jetassent dans les bras l’un de l’autre en se revoyant, et tous deux, sans croire déroger à la vérité, parlaient au public de Littlebath de leur amitié comme si elle eût été la plus ancienne et la plus intime du monde.

Le grand soir venu, mademoiselle Todd se plaça à la porte de son salon pour recevoir ses invités. Elle n’était pas femme à les accueillir avec de petites révérences silencieuses ou des compliments insignifiants débités à voix basse ; non ! à son entrée, elle saisissait chaque habitant de Littlebath par la main, et la lui secouait vigoureusement. Elle se réjouissait hautement de l’arrivée de tout, le monde, et leur enjoignait à tous, chacun à son tour, de se régaler de thé et de gâteaux avec une voix qui semblait réclamer et qui obtenait, en effet, une obéissance instantanée.

— Ah ! lady Longspade ! voilà qui est aimable. Je suis charmée de vous voir. Vous rappelez-vous ce cher Ems et ce Cher Kursaal ? Enfin ! prenez donc un peu de thé, lady Longspade. Ah ! c’est vous, mademoiselle Finesse ? Mon Dieu ! mon Dieu ! ce n’est que l’autre jour que je pensais à Ostende. Vous trouverez dans l’autre salon ma femme de chambre Flounce qui vous donnera du thé et le reste. Vous n’avez pas oublié cette bonne Flounce, j’espère. Madame Fuzzibell, je suis toute fière ! Comment ! M. Fuzzibel n’est pas avec vous ? Ah ! il vous suit ? tant mieux ! tant mieux ! Ha ! ha ! ha ! c’est un lambin, je le ferai marcher. Mais vous ne voudrez pas me le confier, je suis une femme si dangereuse ! Qui sait ? j’enlèverais peut-être M. Fuzzibel. Il s’en est fallu de peu, le soir où nous nous sommes promenés ensemble si longtemps dans la grande allée de Malvern, — seulement il était trop fatigué. Ha ! ha ! ha ! Il y a du thé et des gâteaux dans l’autre salon. Mon cher sir Lionel, je suis enchantée ! parole d’honneur ! vous avez rajeuni de cinq ans. Nous avons rajeuni de cinq ans depuis que nous nous sommes quittés à Jérusalem.

Et ainsi de suite pour tous les autres. Mais sir Lionel ne passa pas outre, comme les indifférents, pour chercher la table à thé. Il resta auprès de mademoiselle Todd, comme s’il eût voulu montrer que son amitié était d’une autre nature que la leur, et qu’il était quelque chose de plus pour mademoiselle Todd que lady Longspade ou même que mademoiselle Ruff qui venait d’arriver, et à laquelle mademoiselle Todd s’empressa de promettre qu’avant peu il y aurait branle-bas de combat pour les joueurs. C’était un vétéran au cœur de lion que mademoiselle Ruff, et elle ne comprenait pas qu’on perdît son temps en puérilités quand on se trouvait en face de l’ennemi. Elle était venue pour faire son whist, pour livrer le bon combat, pour vaincre ou mourir, et il lui tardait d’engager la bataille. Attendez un moment, mademoiselle Ruff, nous allons avoir fini d’annoncer le monde, et alors viendra la bataille.

Il nous faut faire les honneurs à notre ancienne amie mademoiselle Baker. En la voyant, mademoiselle Todd parut sur le point de se jeter à son cou ; mais elle se retint, car elle pensa sans doute que leurs coiffures respectives pourraient souffrir de ces effusions.

— Enfin ! chère mademoiselle Baker, enfin ! je suis si enchantée ! Mais où donc est votre nièce ? Où est la charmante future ? Ces derniers mots ne furent probablement pas aussi distinctement entendus de l’autre côté de la place du Paragon que la conversation ordinaire de mademoiselle Todd, car elle avait cru devoir baisser la voix. — Indisposée ? Pourquoi est-elle indisposée ? Vous voulez dire sans doute qu’elle a des lettres à écrire ; je vous comprends. Et de nouveau le rugissement de mademoiselle Todd s’adoucit jusqu’au sotto voce de la scène. — C’est bon ! j’irai la voir demain. Vous souvenez-vous de Josaphat, notre chère vallée de Josaphat ? Et mademoiselle Baker, après avoir fait les réponses voulues, dut à son tour passer outre et laisser mademoiselle Todd libre d’accueillir le révérend M. O’Callaghan.

Mademoiselle Baker passa dans l’autre salon, mais elle s’éloigna lentement. Elle voulait parler à sir Lionel, qui conservait son poste auprès de mademoiselle Todd, et peut-être avait-elle quelque secret espoir que son ami lui offrirait le bras pendant quelques instants. Mais sir Lionel n’en fit rien. Il lui prit la main, et la serra de sa façon la plus affectueuse, demanda de sa voix la plus douce des nouvelles de sa chère Caroline, et puis la laissa s’éloigner seule. Il savait que mademoiselle Baker était facile à ramener, qu’il était, pour ainsi dire, sûr d’elle, et il résolut, en conséquence, de s’attacher à mademoiselle Todd pour le moment. Mademoiselle Baker s’en alla toute seule, non sans être un peu piquée de se voir ainsi négligée.

C’était une chose étrange que de voir le révérend M. O’Callaghan au milieu de cette foule mondaine de pécheurs amis du plaisir. On le savait capable de mansuétude et d’indulgence sous l’influence du thé et des muffins, — ces sentiments mêmes, on le savait, pouvaient aller jusqu’à la bienveillance quand la crème était abondante et les muffins bien beurrés, — mais pourtant, comme homme et comme pasteur, il était, sans contredit, austère. À propos et hors de propos, — en toute occasion, il se montrait prêt à argumenter véhémentement contre Satan et ses œuvres. Les armes de toute sorte lui semblaient bonnes pour guerroyer. Il lui était arrivé d’écrire à des inconnus des lettres remplies de remontrances violentes qu’il adressait ainsi :


À Monsieur John Jones
(violateur de la sainteté du dimanche),
5, rue de Paradis.
À Littlebath.


Ou bien encore :


À madame Smith (la joueuse),
2, place du Paragon,
Littlebath.


Rien ne lui paraissait trop sévère. S’il n’eût été un ecclésiastique, et par conséquent autorisé, cela va sans dire, à se mêler des affaires d’autrui, il aurait été depuis beau temps chassé de la ville à coups de pieds. Comment se trouvait-il donc à la soirée de mademoiselle Todd ? Le secret de sa présence se trouvait dans la puissance sans bornes de cette dame. Elle n’était point semblable aux autres habitants de Littlebath. Quand, à son arrivée, M. O’Callaghan lui pressa involontairement la main, elle pressa en retour celle du pasteur avec une étreinte plus ferme encore. Quand il lui exprima à voix basse le désir qu’il éprouvait de la savoir aussi bien portante d’âme que de corps, elle répondit à haute et intelligible voix, — de façon à ce que toute la ville pût l’entendre, — qu’elle se portait à merveille moralement et physiquement, grâce à Dieu ! Puis, ses convives arrivant en foule, elle lui désigna de la main le thé et les gâteaux, et il dut se rabattre sur les muffins et la crème que madame Flounce, dans sa piété, voudrait bien lui dispenser.

— Comment ! M. O’Callaghan ici ! dit sir Lionel d’un ton de surprise à l’oreille de mademoiselle Todd. M. O’Callaghan parmi les pécheurs ! Mais que va-t-il dire de toutes ces tables de whist ?

— S’il ne les aime pas, il les laissera. Je connais assez mademoiselle Ruff pour savoir que tout un conclave d’O’Callaghans ne la tiendrait pas éloignée du tapis vert pendant cinq minutes de plus. Ah ! voici lady Ruth Revoke. Chère lady Ruth ! que je suis donc charmée de vous voir ! Je voudrais bien savoir si nous nous retrouverons jamais ensemble à Baden-Baden. Ce cher Baden ! Flounce, donnez du thé vert à lady Ruth Revoke. Et mademoiselle Todd continua à remplir ses devoirs de maîtresse de maison.

Ce qu’elle avait dit de son amie mademoiselle Ruff était parfaitement exact. Déjà celle-ci était debout devant la table, un jeu de cartes à la main, insoucieuse de M. O’Callaghan. — Allons, lady Longspade, dit-elle, nous perdons terriblement notre temps. Il est bien plus de 9 heures. Je sais que mademoiselle Todd désire que nous commencions : elle me l’a dit. Si nous nous asseyions ?

Mais lady Longspade murmura quelques mots inintelligibles et s’éloigna. Elle n’était pas aussi pressée de jouer que mademoiselle Ruff, et, de plus, elle ne se souciait de jouer ni avec ni contre celle-ci. Lady Longspade tenait à faire le premier rôle à sa table de whist, mademoiselle Ruff avait la même prétention, et quand celle-ci jouait ce premier rôle, elle s’en acquittait avec une grande énergie.

Mademoiselle Ruff vit le mouvement de lady Longspade, mais ne s’en montra nullement déconcertée. Elle était accoutumée à de pareils affronts, et même à de pires. — Ta, ta, ta ! fut sa seule observation. — Eh bien ! madame Garded, je crois que nous pourrons nous passer de milady ; qu’en dites-vous ? Madame Garded fut de cet avis, et se plaça auprès de la table en face de mademoiselle Ruff. C’était une veuve grandement considérée à Littlebath, car personne ne pouvait faire la moindre difficulté à l’accepter comme partenaire ! Elle était une joueuse attentive, muette et laborieuse, qui tenait soigneusement ses comptes, et savait fort bien que la balance au bout du mois dépendait surtout de la façon dont elle tirait parti de ses mauvais jeux. C’était une ancienne amie et une ancienne ennemie aussi de mademoiselle Ruff. Elles se disaient parfois des choses très-dures qui eussent semblé incroyables à quelqu’un qui n’aurait pas été accoutumé au whist de Littlebath. Mais, malgré tout, elles ne demandaient pas mieux que de prendre place à la même table.

Vers ces deux dames se dirigea bientôt en souriant M. Fuzzibell. M. Fuzzibell n’était pas un fort joueur et ne prenait pas grand plaisir au whist ; pourtant il jouait toujours. Sa femme l’emmenait dans le monde, et là on l’attrapait et on le dépouillait généralement avant de le laisser rentrer chez lui. Il ne se livrait jamais au plaisir du jeu à la même table que sa femme, qui ne voulait de lui ni comme partenaire ni comme adversaire ; mais il était d’ordinaire requis par mademoiselle Ruff ou madame Garded. Les dames de Littlebath pensent qu’un habit noir fait bien à une table de whist. Cela atténue un peu cet aspect abandonné que présente une partie composée de femmes seulement.

— Monsieur Fuzzibell, c’est vous précisément que nous cherchions, dit mademoiselle Ruff. Madame Garded aime toujours à vous avoir pour faire sa partie. Asseyez-vous donc. M. Fuzzibell obéit et s’assit.

Mais au moment où mademoiselle Ruff, le regard tendu, cherchait un quatrième à sa convenance, au moment même où elle se disposait à faire signe à mademoiselle Finesse, — c’était une silencieuse et prudente joueuse que mademoiselle Finesse, — voilà que cette odieuse créature, la vieille lady Ruth Revoke s’avance vers la table et s’assied sans façons ! Mademoiselle Ruff reprochait volontiers à madame Garded de faire une bassesse en consentant à jouer avec lady Ruth. Il était de notoriété publique à Littlebath que celle-ci n’avait jamais bien su le whist, et le peu qu’elle en avait su, elle l’avait depuis longtemps oublié. La pauvre vieille avait eu une attaque de je ne sais quel genre — paralysie ou apoplexie ; elle était tout infirme et branlante, et faisait peur à regarder, malgré son fard et ses rubans. Elle était lente à arranger ses cartes, lente à jouer, plus lente encore à régler ses comptes, quand ils ne lui étaient pas favorables, et c’était là généralement le cas. Pourtant, madame Garded était assez flatteuse pour l’encourager à faire sa partie — et tout cela, parce que le père de lady Ruth s’était appelé lord Whitechapel !

Il n’y avait rien à faire — point de salut. Elle était là assise, et à moins que mademoiselle Ruff ne prît son parti d’abandonner la table, et de faire une impolitesse extraordinaire, — extraordinaire même pour elle, — il fallait commencer le rob. Elle ne put se décider à la première de ces deux choses, et elle prit bravement le jeu de cartes afin de couper pour les partenaires. Au bout du compte, il restait en sa faveur deux chances contre une. Si la fortune lui donnait pour adversaires lady Ruth et M. Fuzzibell, elle trouverait dans cette proie facile de certaines consolations pour la lenteur et l’ennui de leur mal-jouer.

On coupa, et mademoiselle Ruff eut pour partenaire lady Ruth Revoke ! Il est malheureux qu’on ne l’ait pas photographiée en cet instant. — Et maintenant, monsieur Fuzzibell, à nous deux, s’écria madame Garded d’un ton triomphant.

Dans un autre coin du salon lady Longspade, madame Fuzzibell et mademoiselle Finesse avaient suivi l’exemple de mademoiselle Ruff et avaient trouvé bien vite leur quatrième.

— Avez-vous vu mademoiselle Ruff ? dit lady Longspade, qui avait entendu le ta-ta-ta méprisant de cette dame. Elle me voulait à sa table. Non, non, merci ! J’aime mon rob, et je sais le faire tout comme une autre, mais on peut payer ce plaisir trop cher. Je n’entends pas être grondée par mademoiselle Ruff.

— Ni moi non plus, dit madame Fuzzibell. Je déteste cette gronderie perpétuelle. Nous jouons pour nous amuser, n’est-ce pas ? alors à quoi bon se fâcher ? Ce qui n’empêche point que madame Fuzzibell ne se fâchât souvent. Nous sommes ensemble, mademoiselle Finesse. Nous jouons un schelling, je pense. Après quoi il y eut un échange de paroles à voix basse et de petites grimaces mystérieuses entre lady Longspade et madame Fuzzibell qui voulaient dire que ces dames, vu la grandeur de l’occasion, se donneraient le plaisir de parier en dehors du jeu une demi-couronne sur le rob, et six pence sur la levée à chaque coup. Ce fut ainsi que la seconde partie se mit à l’ouvrage.

Puis une troisième, une quatrième, une cinquième ! L’exemple de mademoiselle Ruff exerçait plus d’influence sur l’assemblée que la présence de M. O’Callaghan. Celui-ci commença à se sentir malheureux quand il n’y eut plus autour de lui un cercle admirateur qui pût lui cacher les iniquités qu’il n’aurait pas demandé mieux que d’ignorer. Mais l’attrait du combat avait entraîné tout le monde, et il se trouvait seul avec madame Flounce devant la table à thé.

Il se retourna vers mademoiselle Todd, qui s’était assise auprès de la porte de façon à pouvoir voir arriver les convives retardataires, et de façon aussi à pouvoir atteindre facilement les gâteaux. Il se sentait dévoré du besoin de prononcer l’anathème sur tout ce qu’il voyait. Mademoiselle Todd ne jouait pas : il était donc permis de supposer qu’elle blâmait ce genre de plaisir ; sir Lionel se tenait auprès d’elle : lui aussi était peut-être un brandon qu’on pourrait arracher à la fournaise du péché ; enfin, il y avait là mademoiselle Baker, assise à peu de distance : il était évident qu’elle, non plus, n’était pas une joueuse effrénée. Ne pourrait-il rien dire ? ne pourrait-il élever la voix, ne fût-ce que pour un instant, et discourir ainsi qu’il aimait à le faire — ainsi qu’il en avait l’habitude dans les assemblées des saints, ses frères ?

Il regarda mademoiselle Todd, et il leva les yeux, puis il leva les mains ; mais, au moment de parler, le courage lui faillit. Il y avait chez mademoiselle Todd, telle qu’il la voyait là assise en face de lui, une certaine fermeté que trahissait la rotondité de sa personne, une certaine vigueur que révélait l’éclat rubicond de ses joues, dont le résultat ordinaire était d’éteindre le courage de tous ceux qui auraient songé à la contrarier. De sorte que M. O’Callaghan, après avoir beaucoup levé les yeux, et un peu les mains au ciel, ne dit rien.

— Je crois que le jeu n’a pas votre approbation, lui dit mademoiselle Todd.

— Mon approbation ? non certes ! Comment pourrais-je approuver, mademoiselle ?

— Eh bien ! moi j’approuve, et de tout mon cœur encore. Que voulez-vous que nous fassions, nous autres vieilles femmes ? Notre vue est trop faible pour lire pendant toute la soirée, quand même notre esprit ne le serait pas. Nous ne pouvons pas rester éternellement à réciter des prières. Nous n’avons d’autres sujets de conversation que les médisances. En tout cas, il vaut mieux jouer que boire, et nous en viendrions là, si l’on nous retirait les cartes.

— Oh ! mademoiselle !

— Voyez-vous, monsieur O’Callaghan, vous trouvez votre petit stimulant dans la prédication, vous autres ; les tapis verts sont nos chaires, à nous ; nous n’en avons pas d’autres. Nous n’avons ni enfants ni maris. — du moins la majorité d’entre nous n’en a pas. Nous serions bonnes à mettre aux Petites-Maisons au bout de six semaines, si vous nous ôtiez les cartes. Par exemple, faites-moi le plaisir de me dire à quoi vous voudriez occuper mademoiselle Ruff, si vous l’engagiez à renoncer au whist.

— Elle aura toujours les pauvres avec elle, mademoiselle.

— Ah ! oui, je sais : la femme qu’on rencontre partout avec un tablier blanc et quatre enfants de louage ; et le muet qui a un morceau de craie, le nez rouge et point de jambes. Oui, elle les aura toujours, et beaucoup d’autres avec. Mais, en supposant qu’elle s’en occupe toute la journée, elle ne peut pas s’en occuper aussi toute la nuit. Il faut que l’esprit se détende de temps à autre, mon cher monsieur.

— Mais jouer pour de l’argent, mademoiselle Todd, c’est être joueur tout à fait.

— Je ne sais pas au juste la différence entre jouer et être joueur. Mais tenez, essayez de jouer pour l’honneur seulement, — pour l’amour, comme on dit, — et vous verrez comme cela vous endormira. Voulez-vous que nous en fassions l’expérience ? Je parierai en dehors avec sir Lionel pour nous tenir éveillés.

Mais M. O’Callaghan ne voulut pas faire l’expérience. Il prit donc une autre tasse de thé et un dernier muffin, et puis s’en alla, tout désolé de ne pouvoir monter dans une haute chaire et sermonner tout le monde. Il s’en consola par des allusions édifiantes le dimanche suivant.

Pendant un quart d’heure encore sir Lionel tint bon, débitant des douceurs à mademoiselle Todd ; puis enfin, il se laissa absorber, lui aussi, par le whist. Il s’apercevait que mademoiselle Todd n’était point commode à courtiser en public. Elle ne demandait pas mieux que de parler confidentiellement, et elle acceptait volontiers les flatteries, les petits soins, les serrements de main et toutes les choses de ce genre. Mais elle faisait ses confidences de sa voix ordinaire, si éclatante et si joyeuse ; quand on lui disait qu’elle avait une mine charmante, elle répondait qu’elle avait toujours une mine charmante à Littlebath, et elle disait cela de façon à attirer l’attention de tout le salon. Or, sir Lionel aurait voulu entourer d’un peu plus de mystère ses démarches, et il se vit obligé d’ajourner ce qu’il avait à dire à mademoiselle Todd jusqu’au moment où il aurait la chance de se rencontrer avec elle au sommet de quelque montagne isolée. Ce fut là du moins ce qu’il se dit, lorsque, dans son désappointement, il se plaça en face de madame Shortpointz pour faire le quatrième à la dernière et septième partie qui s’organisa dans le salon.

En fait d’oisifs, il ne restait plus que mademoiselle Baker et la maîtresse de maison. Mademoiselle Baker ne se sentait pas le cœur léger. Ce n’est pas qu’elle s’inquiétait au sujet de Caroline, elle comptait trop sur les réconciliations d’amoureux pour s’effrayer de ce côté-là, — mais la conduite de sir Lionel la tourmentait, et elle commençait à sentir, sans trop savoir pourquoi, qu’elle n’aimait plus autant mademoiselle Todd à Littlebath qu’à Jérusalem. Elle prit parti, intérieurement, avec M. O’Callaghan dans la discussion à propos du jeu, et, bien que sir Lionel ne se rapprochât pas d’elle, en quittant mademoiselle Todd, elle lui sut bon gré de s’éloigner. Elle se sentait donc un peu abattue, quand mademoiselle Todd vint prendre place à côté d’elle sur le canapé.

— Je suis bien fâchée que vous soyez en dehors, dit celle-ci. Mais, voyez-vous, j’ai été si occupée à la porte pour recevoir tout le monde, que je n’ai pas vu comment s’organisaient les parties.

— J’aime mieux être en dehors, dit mademoiselle Baker. Je ne suis pas bien sûre que M. O’Callaghan n’ait pas raison. Ce fut là toute la vengeance de mademoiselle Baker.

— Non, non, ma chère, il n’a pas raison du tout. Mais il va arriver encore du monde, et nous aurons une autre table. Ceux qui viendront seront plus dans votre genre, et ne seront pas aussi prêts que ces enragés à vous arracher les yeux si vous oubliez une carte. Cette mademoiselle Ruff est terrible. En ce moment même il s’éleva un bruit effroyable, car lady Ruth venait de placer son treizième atout sur le treizième cœur de mademoiselle Ruff. Comment conserver son sang-froid en présence d’un pareil coup !

— Mon Dieu ! cette pauvre vieille femme ! poursuit mademoiselle Todd. Vous savez qu’on craint toujours qu’elle n’ait une nouvelle attaque. Mademoiselle Ruff est horrible. Elle a une façon de vous regarder avec son œil immobile qui fait encore plus peur que sa voix (mademoiselle Ruff avait un œil de verre). Je sais qu’elle sera cause, un jour ou l’autre, de la mort de cette pauvre vieille. Lady Ruth s’obstine à jouer, et elle ne reconnaît pas une carte d’avec une autre. Et mademoiselle Ruff gronde toujours. Grands dieux ! entendez-vous encore ?

— Il y a juste sept minutes que j’ai retourné la dernière levée de la dernière partie, disait mademoiselle Ruff d’un ton méprisant. Nous aurons fait deux robs vers les 6 heures du matin à ce train-là.

— Milady veut-elle me permettre de donner pour elle ? dit M. Fuzzibell, qui voulait être poli.

— Je ne vous permettrai rien de la sorte, grommela lady Ruth. Je puis très-bien donner moi-même — du moins aussi bien que mademoiselle Ruff. Et je ne suis pas du tout pressée. Elle continua donc à baver les cartes sur la table, — si j’ose m’exprimer ainsi, — et à les compter et recompter à peu près chaque fois qu’il en tombait une.

En ce moment, on entendit partir d’une autre table une voix joyeuse : c’était celle de lady Longspade. — C’est deux triples contre un simple, disait-elle, cinq points ; et six de l’autre rob, cela fait onze ; et les deux demi-couronnes, seize ; et sept levées, cela fait dix-neuf schellings et six pence. J’ai de quoi vous rendre. Tenez, voici un demi-schelling, madame Fuzzibell, et maintenant nous allons couper de nouveau, si vous voulez bien.

Pouvait-on espérer que mademoiselle Ruff endurerait cela avec patience ? Elle entendait sa rivale, — qui empochait, à peu de chose près, un souverain, — récapituler triomphalement ses gains, tandis qu’elle, elle achevait laborieusement sa seconde partie seulement, — après avoir perdu la première grâce à la stupidité de son partenaire, qui avait coupé son cœur-roi ! Était-ce endurable ? je vous le demande.

— Lady Ruth, dit-elle, — et de son œil unique jaillit la flamme, — lady Ruth, quand comptez-vous avoir fini de donner ?

Lady Ruth ne daigna pas faire de réponse, et recommença à compter ses cartes. C’est alors que mademoiselle Ruff avait poussé cette exclamation effrayante qui excita, comme nous l’avons dit, d’une façon toute particulière l’attention de mademoiselle Todd.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! je n’aime pas du tout à entendre cela, dit la douce mademoiselle Baker. Je crois vraiment que M. O’Callaghan a raison.

— Non, ma chère, il a tort, tout à fait tort, car il blâme non-seulement l’abus, mais l’usage. Et puis, après tout, quel mal y a-t-il ? Je ne pense pas que mademoiselle Ruff la tue tout à fait. Si nous étions occupées à jouer nous-mêmes, nous ne nous en apercevrions pas peut-être. Jouez-vous le piquet ? Voulez-vous que nous fassions une partie ? Mais mademoiselle Baker ne savait pas le piquet ou ne voulait pas jouer.

— Et parlez-moi de cette chère Caroline, continua mademoiselle Todd. Il me tarde tant de la voir ! Il y a longtemps que le mariage est arrêté, n’est-ce pas ? et il y aura beaucoup d’argent ?… Je m’étais amourachée, moi aussi, de ce jeune Bertram, et je lui ai fait toute sorte d’avances ; mais cela a été en pure perte. Ha ! ha ! ha ! j’ai toujours trouve que c’était un charmant garçon, et je félicite votre nièce. Mais à quand la noce ? Dites-moi, en est-elle très-éprise ?

Que pouvait répondre mademoiselle Baker ? Elle n’avait pas la moindre intention de faire une confidente de mademoiselle Todd, — maintenant surtout que celle-ci semblait disposée à se conduire d’une façon si inconvenante avec sir Lionel. Comment répondre ?

— J’espère que ce ne sera pas remis trop longtemps, reprit mademoiselle Todd. Y a-t-il un jour fixé ?

— Non ; rien n’est fixé, répondit mademoiselle Baker en rougissant.

Mademoiselle Todd avait l’oreille très-fine, et elle remarqua le son de voix. — Il n’y a rien de fâcheux, j’espère ; mais ne craignez rien, je ne ferai pas de questions et je ne dirai rien à personne. Tenez, voilà une table où nous pouvons entrer. Et elle se dit qu’elle saurait tout en questionnant sir Lionel.

Les parties s’étaient désorganisées et reformées, et mademoiselle Baker et mademoiselle Todd se trouvèrent assises à la même table. Mademoiselle Baker ne demandait pas mieux que de faire, elle aussi, son petit rob paisible, à la condition de n’être pas trop tarabustée. Avec mademoiselle Todd elle n’avait rien à craindre de ce-côté-là. Elle aurait pu faire autant de fautes que lady Ruth, que mademoiselle Todd se serait contentée d’en rire. De sorte que mademoiselle Baker aurait pu être très-heureuse, si elle n’avait été péniblement préoccupée de la conduite de son amie vis-à-vis de sir Lionel.

Les choses continuèrent ainsi pendant quelque temps. Souvent une exclamation irritée ou un sourd grognement partait de quelque coin du salon ; mais personne n’y faisait attention : c’était l’usage de Littlebath. Pour un étranger qui n’aurait pas pris part au jeu, le spectacle eût été singulier. Tout le monde jouait, sauf madame Flounce, qui demeurait immobile derrière son thé et ses gâteaux. La société ne se composait pas exactement de groupes de quatre. Il y avait deux personnes en surplus : deux dames d’âge mûr, une veuve et une vieille fille. Celles-là étaient les plus heureuses de toutes, ou du moins les plus silencieuses, car elles n’avaient pas de partenaire à gronder. Elles s’étaient mises dans un coin et faisaient un double-mort.

Pour un étranger, dis-je, le spectacle eût été curieux. On se figure généralement que l’ennui dévore l’existence de toutes ces vieilles femmes anglaises auxquelles le sort a refusé les soucis et les fardeaux ordinaires de ce monde ; c’est là une erreur. Il n’y avait point d’ennui dans ces salons de Littlebath. Aucun spéculateur de Bourse n’aurait pu suivre son affaire avec plus d’ardeur que ces dames n’en mettaient à leur jeu. Il y avait les grondeuses et les grondées. Il y avait des âmes fermes qui restaient silencieuses ; il y avait des caractères faibles qui ne savaient contenir ni l’expression de leur douleur ni celle de leur joie ; mais toutes étaient aussi absorbées et aussi émues que le tigre au moment de bondir sur sa proie.

Jouez, mesdames ; ce n’est pas moi qui vous ferai un reproche de vos petits plaisirs. Je ne pense pas, comme le pieux O’Callaghan, qu’il y ait là péché. À d’autres moments, vous savez être douces, charitables et complaisantes, comme le sont les bonnes vieilles dames de notre pays, ou comme elles devraient l’être. Mais, pourtant, ne serait-il pas bon, chères dames, de ne point oublier les aménités de la vie, — même à la table de whist ?

Au bout d’une heure ou deux, les choses changèrent d’aspect, et mademoiselle Baker et sir Lionel se trouvèrent de nouveau en dehors du jeu et en tête-à-tête. Sir Lionel avait eu l’intention, comme nous l’avons dit, de prendre mademoiselle Todd pour objet de ses soins pendant cette soirée ; mais il avait trouvé que pour l’instant elle jouait un rôle trop public. Elle avait une certaine manière de s’adresser à tous ses amis à la fois, qui produisait, sans nul doute, un excellent effet général, mais qui n’était pas fait pour flatter l’amour-propre d’un admirateur spécial. De sorte que, faute de mieux, sir Lionel s’estima heureux de s’asseoir dans un coin à côté de mademoiselle Baker. Mademoiselle Baker aussi s’en estimait fort heureuse ; seulement elle ne savait comment aborder le sujet de la querelle de Caroline avec son futur.

— Vous avez dû voir George aujourd’hui ? dit-elle.

— Je l’ai vu tout juste. Il paraissait terriblement pressé, et il m’a dit qu’il lui fallait retourner tout de suite à Londres. Il n’est pas ici, n’est-ce pas ?

— Non, il n’est plus ici.

— Je ne sais rien de lui ; quand j’ai vu que cette chère Caroline n’était pas avec vous, j’ai pensé qu’elle avait peut-être mieux à faire à la maison.

— Elle était un peu souffrante. George est reparti pour Londres avant dîner.

— Il n’est rien arrivé, n’est-ce pas ?

— Non, j’espère que non ; c’est-à-dire… Savez-vous quelque chose, sir Lionel ?

— Si je sais quelque chose ? Non, je ne sais rien ; mais qu’y a-t-il donc ?

Mademoiselle Baker lui raconta bientôt tout ce qu’elle savait elle-même. Elle avait à peine vu George, dit-elle. Caroline avait eu avec lui une longue entrevue, et en le quittant, elle avait dit que tout était fini désormais entre eux.

— Je ne sais qu’en penser, dit mademoiselle Baker en portant son mouchoir à ses yeux. Qu’en dites-vous, sir Lionel ? Vous savez qu’on prétend que les amoureux sont toujours à se quereller et toujours à se raccommoder.

— George est un garçon bien obstiné, observa sir Lionel.

— C’est ce que j’ai toujours pensé — toujours. On ne peut pas être sûr de lui ; il est si emporté et si capricieux.

— Est-ce lui qui a voulu rompre ?

— Je le crois. Mais Caroline est bien vive aussi. Je pense qu’il y a de la faute de l’un et de l’autre.

— Il aura été fatigué d’attendre.

— J’aurais compris cela il y a un an, mais aujourd’hui il n’y avait plus à attendre. Ce n’est pas cela. Tout ce que je sais, c’est que j’en suis très-malheureuse. Et mademoiselle Baker porta de nouveau son mouchoir à ses yeux.

— Ne vous chagrinez pas, ma chère amie, reprit sir Lionel. De grâce, si vous m’aimez, calmez-vous. Si vous saviez combien je souffre de vous voir ainsi affligée ! Dans tout ceci, je pense bien plus à vous qu’à George lui-même, je vous le jure. Et sir Lionel trouva moyen de pincer légèrement le bout d’un des doigts de mademoiselle Baker, — mais, si adroitement qu’il s’y prît, le mouvement n’échappa pas aux yeux clairvoyants de leur hôtesse.

— Mais Caroline ! dit mademoiselle Baker en sanglotant derrière le mouchoir. — Elle était bien enfoncée dans un grand fauteuil, le dos tourné aux tables de jeu. Il est vraiment doux d’être consolé dans ses chagrins, surtout quand on a la conviction que le chagrin n’est pas irrémédiable. Somme toute, mademoiselle Baker n’était pas trop à plaindre.

— Ah ! oui, Caroline ! dit sir Lionel. Mais pensez-vous que Caroline l’aime réellement ? J’ai quelquefois pensé…

— Et moi aussi, quelquefois… c’est-à-dire autrefois… Mais elle l’aime maintenant ; elle l’aime, ou je ne m’y connais pas.

— Ah ! voilà ! vous y connaissez-vous, chère amie ? C’est là ce que je me demande. Y connaissez-vous quelque chose ? J’ai quelquefois pensé que vous n’en savez rien, et d’autres fois j’ai cru, j’ai osé croire… Et sir Lionel fixa ses regards sur le mouchoir qui cachait le visage de mademoiselle Baker.

Mademoiselle Todd l’observait à la dérobée.

— Ma foi, se disait-elle avec satisfaction, ce serait très-convenable sous tous les rapports.

Mademoiselle Baker ne comprenait pas très-bien, mais tout de même elle se sentit fort consolée. Sir Lionel était un très bel homme, — sur ce point, l’opinion de mademoiselle Baker était formée depuis longtemps ; puis c’était un homme du meilleur monde, un homme affectueux, un homme dont tous les goûts s’accordaient avec les siens ! Depuis quelques semaines elle commençait à trouver très-longs les jours où elle ne le voyait pas, maintenant elle découvrait, à n’en pouvoir douter, que le whist ne valait pas, comme délassement, la conversation, — la conversation, bien entendu, avec un homme aussi distingué que sir Lionel. Pourtant elle ne comprenait pas très-bien ce qu’il voulait lui dire, et ne savait trop comment lui répondre. Mais pourquoi répondre ? Ne pouvait-elle rester là bien tranquille, à s’essuyer confortablement les yeux, en attendant ce qu’il lui plairait d’ajouter ?

— J’ai quelquefois pensé que les femmes ne savent pas aimer, dit sir Lionel.

— Peut-être bien, dit mademoiselle Baker.

— Et pourtant, il peut se trouver, cachés au fond de bien des cœurs, des trésors de passion.

— C’est très-possible, en effet, dit mademoiselle Baker.

— Et dans le vôtre, mon amie ? n’y a-t-il aucun trésor là ? Ne s’y trouve-t-il pas des profondeurs inconnues, inexplorées, mais point insondables peut-être ?

Ici mademoiselle Baker trouva de nouveau qu’il n’y avait pour elle rien de mieux à faire que de s’enfoncer dans son fauteuil en s’essuyant doucement les yeux. Elle ne se sentait pas prête à sonder les profondeurs de son cœur et à en rendre compte sans plus ample préparation.

Sir Lionel se disposait à continuer, — et qui peut savoir ce qu’il allait dire, et jusqu’à quelle profondeur il aurait sondé les abîmes cachés ? Mais le sentiment se glaça sur ses lèvres à la vue de ce qui se passait à l’autre bout du salon. M. Fuzzibell et madame Garded s’étaient levés précipitamment et soutenaient, chacun de son côté, la pauvre lady Ruth Revoke. Sir Lionel quitta la dame de ses pensées pour voir ce qui arrivait à la table de jeu, tandis que celle-ci se décida à retirer son mouchoir de ses yeux et à se redresser dans son fauteuil pour suivre de loin l’action.

Les querelles avaient continué sans interruption dans le coin du salon occupé par mademoiselle Ruff et sa partie ; mais on avait cessé de s’en préoccuper. C’est étonnant comme l’oreille s’accoutume vite aux impolitesses. On s’était habitué à entendre la voix de mademoiselle Ruff, et personne ne faisait plus attention à ses exclamations. — « Bon ! voilà qui est fort ! Comment ! le dix de pique ! — Ha ! ha ! ha ! c’est délicieux. — Si vous aviez bien voulu, milady, me faire la grâce de me rendre mon invite à atout, nous aurions gagné haut la main, » etc., etc., etc. On ne faisait plus attention, dis-je, à ces reproches, et la pitié du public pour lady Ruth s’était émoussée et lassée.

Mais peu à peu la volubilité de mademoiselle Ruff s’accéléra, et ses paroles devinrent de plus en plus acérées. Le visage de lady Ruth prit une expression étrange. Elle cessa de répondre à sa partenaire et se mit à remuer lentement la tête de façon à effrayer M. Fuzzibell : en voyant quoi, madame Garded fit, à deux reprises, un appel direct à la clémence de mademoiselle Ruff.

Mais mademoiselle Ruff ne savait pas être miséricordieuse. Peut-être tâcha-t-elle de se contenir pendant quelques instants ; mais ce fut pendant quelques instants seulement, et madame Garded et M. Fuzzibell cessèrent bientôt de s’occuper de leurs jeux pour ne plus regarder que lady Ruth. Enfin ils se précipitèrent vers elle tous les deux subitement, le colonel s’élança, comme nous l’avons dit, et tous les joueurs, à toutes les tables, jetèrent leurs cartes et se levèrent effrayés.

Lady Ruth était là, assise, parfaitement immobile, sauf sa vieille tête qui branlait régulièrement d’une façon étrange et effroyable. Il lui restait dans la main dix cartes qu’elle ne lâchait pas. Sa mâchoire inférieure était tombée de façon à donner une longueur démesurée à son visage cadavérique. Elle restait là en apparence sans voix, mais toujours elle remuait la tête et toujours elle tenait ses cartes.

On savait généralement, à Littlebath, qu’elle avait eu jadis une attaque de paralysie, et M. Fuzzibell et madame Garded, la croyant frappée de nouveau, s’étaient naturellement élancés à son secours.

— Qu’a-t-elle donc ? dit mademoiselle Ruff. Est-elle malade ?

Mademoiselle Todd était déjà auprès de la vieille dame. — Lady Ruth, êtes-vous souffrante ? disait-elle. Voulez-vous passer dans ma chambre ? Sir Lionel, aidez milady. Et à eux deux ils firent lever lady Ruth de sa chaise ; mais toujours celle-ci tenait ses cartes et regardait fixement mademoiselle Ruff en remuant la tête.

— Vous sentez-vous malade, lady Ruth ? dit encore mademoiselle Todd. Mais lady Ruth ne répondait pas. Il se trouva cependant qu’elle pouvait marcher, et, avec l’aide de ses deux soutiens, elle gagna la porte du salon. Arrivée là, elle s’arrêta ; et, ayant réussi à se dégager du bras de sir Lionel, elle se retourna et fit face à la compagnie. Elle continua à branler la tête régulièrement en regardant tout le monde, et puis elle fit ce petit discours, dont elle articula très-lentement chaque mot :

— Je voudrais que sa langue aussi fût de verre, car alors elle la casserait peut-être.

Et, s’étant ainsi vengée, elle se laissa emmener sans résistance par mademoiselle Todd. Il était évident, du moins, qu’elle n’était pas paralysée, et tout le monde se sentit soulagé.

Sir Lionel, voyant ce qui en était, quitta ces dames à la porte de la chambre à coucher et bientôt après, avec l’aide de mademoiselle Todd et de sa femme de chambre, lady Ruth put monter en voiture pour rentrer chez elle. Il est à croire qu’au bout de quelques jours elle ne se ressentit plus de son émotion, et elle se vantait même volontiers d’avoir « rabattu le caquet à mademoiselle Ruff ». En effet, le caquet de mademoiselle Ruff sembla, pour l’instant, un peu rabattu.

Quand mademoiselle Todd rentra au salon, elle trouva cette demoiselle assise toute seule sur un divan. Elle se tenait très-droite, les mains étendues sur les genoux, et tâchait de prendre un air dégagé et indifférent. Mais il y avait de petits tressaillements nerveux au coin de la bouche et un certain mouvement involontaire de l’œil qui trahissaient ses efforts et prouvaient que pour cette fois lady Ruth avait vaincu. M. Fuzzibell se tenait debout, tout effaré devant la cheminée, et madame Garded contemplait mélancoliquement ses cartes étalées devant elle ; car au moment de la catastrophe elle avait deux d’honneurs dans son propre jeu.

— Pauvre chère femme, dit mademoiselle Todd en rentrant, elle a pu retourner chez elle, Dieu merci ! sans grand mal. Elle est bien vieille, vous savez, et c’est une excellente créature.

— Une charmante et excellente personne, dit madame Shortpointz qui aimait les pairs et la pairie, et détestait mademoiselle Ruff.

— Allons, dit mademoiselle Todd, nous avons un petit souper qui nous attend en bas ; si nous descendions ? Mademoiselle Ruff, nous irons demain, vous et moi, demander des nouvelles de lady Ruth. Sir Lionel, voulez-vous offrir le bras à lady Longspade ? Venez, ma chère, et, en disant ces mots, mademoiselle Todd prit mademoiselle Baker sous le bras et tout le monde alla souper ; mais de toute la soirée mademoiselle Ruff ne dit plus un seul mot.

— Ha ! ha ! ha ! poursuivit mademoiselle Todd, en donnant un coup d’éventail à mademoiselle Baker, je vois bien de quoi il retourne, et j’approuve complètement, je vous assure.

Mademoiselle Baker se sentit fort heureuse, bien qu’elle ne comprît pas tout à fait la plaisanterie de son amie.