Charpentier (2p. 1-14).

CHAPITRE XXIII

TROIS LETTRES.

George Bertram, ainsi que nous l’avons vu, retourna à Londres après son explication avec mademoiselle Waddington, sans revoir son père. George et Caroline regardaient l’un et l’autre leur séparation comme définitive. Ils se connaissaient assez pour se sentir sûrs que leur orgueil réciproque les empêcherait toujours de tenter un rapprochement.

George tâcha de se persuader qu’il était content de ce qu’il venait de faire ; mais il échoua pitoyablement dans cette entreprise. Il avait aimé Caroline, il l’aimait encore profondément, et il découvrait que jamais il ne l’avait autant appréciée qu’en ce moment. Il se redit cent fois que sa conduite envers lui avait été indigne ; mais cela ne changeait rien à son amour. Il ne l’en aimait pas moins parce qu’elle avait communiqué sa lettre et divulgué les secrets de son cœur, au lieu de les tenir cachés avec autant de soin que la passion qu’elle éprouvait elle-même. Il ne pouvait pas l’aimer moins parce qu’elle s’était confiée à un autre homme, bien que pour cette raison il se crût obligé de se séparer d’elle. Il s’enferma donc dans son cabinet et écrivit pour son nouveau livre des pages moroses, pleines de misanthropie et de scepticisme ; en un mot, il fut très-malheureux.

Caroline ne supporta guère mieux le coup ; mais elle sut conserver un maintien plus digne, et mieux dominer ses sentiments. Cela devait être, car elle était femme, — et, comme femme, il lui fallait veiller à ce que le monde ne sût rien de ce qui se passait dans son cœur.

Pendant deux jours elle demeura parfaitement calme, et ne donna pas le moindre cours à son émotion. Elle prépara le thé pour le déjeuner, selon son habitude ; fit beaucoup de tapisserie, et encore plus de lecture ; lut à haute voix pour sa tante, alla faire des visites et, en un mot, remplit minutieusement ses devoirs ordinaires. Jamais sa tante ne la surprit les larmes aux yeux, jamais elle ne la trouva assise à l’écart, inoccupée, le front appuyé sur la main. En pareille occasion, elle lui aurait parlé de George ; mais, l’occasion ne se présentant pas, elle n’osa rien dire. Pendant ces deux jours, et en apparence pendant les jours suivants, Caroline se roidit dans sa douleur au point que mademoiselle Baker s’en effraya et ne se hasarda pas même à faire allusion à la possibilité d’une réconciliation. Caroline se montrait douce, obéissante même avec sa tante ; elle lui cédait en tout ; mais mademoiselle Baker voyait bien que le sujet qui les préoccupait exclusivement l’une et l’autre ne devait pas être abordé.

Caroline laissa s’écouler deux jours entiers avant qu’elle se permît de réfléchir à ce qui venait d’avoir lieu. Elle passait la moitié de ses nuits à lire afin d’avoir quelque chance de sommeil lorsqu’elle se coucherait. Mais le troisième jour au matin elle prit la plume et écrivit à Adela la lettre que voici :


Littlebath, vendredi.
Chère Adela,

« Il vient de se passer une chose à laquelle je n’ai pas encore voulu réfléchir et dont je vais essayer de me rendre compte en vous écrivant. Pourtant, avant que cette chose arrivât, j’y avais souvent pensé, — j’en avais causé avec ma tante Mary ; quelquefois même il m’était arrivé de penser et de dire que je la désirais presque. Puissé-je parvenir à me persuader cela aujourd’hui !

« Tout est fini entre M. Bertram et moi. Il est venu ici mardi pour me le dire. Je ne le blâme pas. Je ne saurais le blâmer pour ce qu’il a fait, quoiqu’il y ait mis bien de la dureté.

« Je vous dirais tout, si je le pouvais ; mais c’est si difficile en écrivant ! Que je voudrais vous avoir ici ! Mais non ; vous me rendriez folle en me donnant des conseils que je ne pourrais pas, que je ne voudrais pas suivre. Lorsque j’étais si malheureuse, l’été passé à Londres, ma tante et moi nous avons causé de nos affaires avec une certaine personne. M. Bertram l’apprit pendant qu’il se trouvait à Paris ; il s’en fâcha et il m’écrivit une lettre. Ah ! quelle lettre ! Je n’aurais pas cru possible qu’il pût m’adresser de telles paroles. J’étais folle de douleur et je montrai cette nouvelle lettre à la même personne. Tenez, Adela, je vais tout vous dire : cette personne était M. Harcourt, l’ami intime de George. Dans cette lettre, George me recommandait tout spécialement de ne plus parler de nos affaires à M. Harcourt — et cependant je fis cette chose. Mais le chagrin m’avait fait perdre la tête ; je me disais : Pourquoi obéir à un homme qui n’a pas le droit de me commander et qui pourtant me commande si durement ? Une simple prière de lui m’aurait trouvée docile.

« Mais je sais que j’ai eu tort, Adela. Je ne l’ai pas ignoré un seul instant depuis le moment où j’ai montré la lettre. Je sentais bien que j’avais eu tort, puisque je n’osais pas dire à George ce que j’avais fait. J’en étais venue à avoir peur de lui, et avant cela je n’avais jamais eu peur de personne. Enfin, je ne le lui ai pas dit, mais il a fini par le découvrir. Je n’ai pas voulu lui demander comment il l’avait appris, mais je crois le savoir. Il y a une chose dont je suis certaine, c’est qu’il n’a employé ni ruse ni petitesse d’aucune sortie pour le découvrir. Il n’a cherché à rien savoir. Cela a été un coup de foudre pour lui, et il est venu tout de suite pour savoir la vérité de moi. Je la lui ai dite, et voilà le résultat.

« Et maintenant vous savez tout ; — tout, excepté son regard, sa manière, son ton ; cela, je ne saurais vous le décrire. Il me semble, maintenant mieux connaître, mieux comprendre George que je ne l’ai fait jusqu’à présent. C’est un homme qu’une femme au cœur tendre aimerait éperdument. Et moi… mais qu’importe, chère amie. Je crois, — que dis-je ? je suis certaine que je me remettrai. Vous ne le pourriez pas. Je le répète, c’est un homme qu’une femme pourrait adorer ; et pourtant, il est si brusque, si sévère, si rude lorsqu’il est en colère ! Il n’a pas de mesure dans ses paroles. Je ne crois pas qu’il se rende compte de ce qu’il dit. Et pourtant, il a le cœur si tendre, si bon ! Je le voyais bien ! mais il ne donne pas le temps de le reconnaître, — à moi, du moins, il ne m’en a pas donné le temps. Vous est-il jamais arrivé d’être grondée, accablée de reproches, dédaignée par un homme que vous aimiez, et de sentir que son mépris vous le faisait aimer davantage ? Je l’ai senti, moi. Je l’ai senti, mais il m’eût été impossible de l’avouer. Lui aussi, il a eu tort. Il n’aurait pas dû me faire des reproches, s’il ne comptait pas me pardonner. J’ai lu quelque part qu’un roi ne doit pas recevoir un suppliant, à moins qu’il ne compte faire grâce. Je comprends cela. Si George était décidé à me condamner, il aurait dû m’écrire, pour m’annoncer ma sentence. Mais en ces sortes de choses, il ne considère rien, me suit que l’impulsion de son cœur.

« Cela ne m’empêche pas, ma chère Adela, de sentir que tout est pour le mieux. Tenez ! avec vous je dédaignerai tout artifice. Pour une fois, pour une fois seulement, si c’est possible, je dirai la vérité tout entière. J’aime George comme jamais je ne pourrai en aimer un autre. Je l’aime comme jamais je n’avais supposé que je pourrais aimer. En ce moment, il me semble que j’accepterais d’être sa servante. Mais celle qui sera sa femme devra lui être soumise, — et moi, combien de temps pourrais-je m’y résigner ?

« Mais en ceci, je lui fais injure. Il est impérieux — aussi impérieux que possible ; il faut qu’il soit le maître en toutes choses, voilà ce que je veux dire : mais celle qui l’aimerait et qui se soumettrait à tout, trouverait en lui le maître le plus tendre, le plus doux et le plus dévoué. Il ne permettrait pas aux vents du ciel de souffler trop rudement sur son esclave. Je l’ai aimé profondément, mais je n’ai pu me soumettre. Je n’aurais pu me soumettre pendant toute la vie ; il vaut donc mieux que nous soyons séparés.

« Ce que je vous dis là vous étonnera, car dans le monde il semble si bon enfant. Personne n’est moins exigeant que lui avec les indifférents, mais avec ceux qui le touchent de près il ne cède jamais — pas seulement d’une ligne. C’est là ce qui lui a aliéné son oncle. Mais pourtant il est plein de noblesse et de grandeur. Les considérations d’argent lui sont totalement indifférentes. Tout mensonge, toute cachotterie même lui est impossible. Connaissons-nous quelqu’un qui l’égale, qui puisse même lui être comparé comme talent ? Il est brave, généreux et simple de cœur au delà de tout ce que l’on peut imaginer. Qui lui ressemble ? Et pourtant… Ce que je dis là, je ne le dirai qu’une fois, et à vous seule. Mais soyez miséricordieuse, Adela. Vous devez comprendre que, si tout n’était pas fini, je ne parlerais pas ainsi.

« C’est vous, Adela, qui auriez dû être sa fiancée. Oh ! que je l’aurais voulu ! Vous n’êtes point mondaine comme moi, ni obstinée, ni orgueilleuse. Mais vous ne manquez pas de fierté, — de fierté bien placée. Vous auriez pris votre parti de vous soumettre, de vous laisser guider, d’être une humble portion de lui ; et alors, comme il vous aurait aimée !

« Je me suis souvent demandé avec étonnement ce qui l’avait fait songer à moi. Jamais deux personnes n’ont été moins faites l’une pour l’autre que nous. Je savais cela lorsque je l’ai accepté — sottement accepté, — et maintenant j’en suis justement punie. Mais, hélas ! il en est puni aussi, lui ; on n’en saurait douter. Je sais qu’il m’aime ; bien que je sache aussi que pour rien au monde il ne reviendrait à moi maintenant. Je sais aussi que jamais, jamais je ne consentirais à être reprise ainsi ; non, pas même s’il me suppliait comme jamais il me suppliera aucune femme. Je sais trop bien ce que je lui dois, trop bien ce que demande son bonheur pour faire cela.

« Quant à moi, il est probable que tôt ou tard je me marierai. J’ai quelque fortune, et cette sorte de manières que tant d’hommes recherchent chez leur femme pour faire les honneurs de leur maison. Si je me marie, je ne tromperai personne ; je ne ferai pas un mariage d’amour. À vrai dire, depuis ma plus tendre jeunesse je n’avais jamais cru la chose possible. Je me suis maladroitement laissé prendre au piège, et il ne me reste maintenant qu’à m’en tirer du mieux que je pourrai. J’ai toujours pensé que ce monde valait bien la peine qu’on y vécût, même sans amour. L’ambition n’est un livre fermé pour les femmes que parce qu’elles le veulent bien. Je ne vois pas ce qui s’oppose à ce que la femme d’un homme politique ne jouisse de sa haute position autant que lui. La fortune, le pouvoir, le rang, valent la peine d’être acquis ; du moins, c’est ce que semblent se dire tant de gens que nous voyons les poursuivre. Je ne compte pas courir après ; mais, si je les rencontre sur mon chemin, je les ramasserai fort probablement.

« Tout ce que je dis là vous fera horreur, je le sais parfaitement. Votre beau idéal ici-bas est une croûte de pain avec un cœur dévoué. Pour moi, je suis d’une trempe plus vulgaire. J’ai rencontré un cœur dévoué, et voyez ce que j’en ai fait !

« Vous allez sans doute me répondre. Je serais tentée de vous prier de n’en rien faire, si ce n’était que la pensée que vous me montrez de la froideur me serait plus pénible que je ne puis le dire. Je sais que vous m’écrirez, mais, de grâce, ne me conseillez pas, avec l’idée qu’une réconciliation est possible, de me soumettre à lui. Je ne dis que la plus stricte vérité en vous assurant que notre mariage n’est pas à souhaiter. Je reconnais le mérite de George, j’admets sa supériorité ; mais c’est ce mérite même, cette supériorité même qui fait que je ne suis pas la femme qui lui convient.

« Sur ce point-là, je suis décidée ; jamais je ne l’épouserai. Je ne vous dis ceci que pour vous empêcher de faire d’inutiles efforts pour nous réunir. Je suis convaincue que jamais il ne tentera un rapprochement : sa fermeté égalera la mienne.

« Et maintenant adieu, chère Adela. Je vous ai ouvert mon cœur ; je vous ai dit, autant que cela m’est possible, mes sentiments. Une longue lettre de vous me fera plaisir, si vous voulez bien vous conformer à ma prière.

« Cette lettre est des plus égoïstes, car il n’y est question que de moi. Mais, pour cette fois, vous me pardonnerez.

« Votre amie affectionnée,
« Caroline. »

« P. S. Je n’ai rien dit à ma tante, si ce n’est que le mariage est rompu ; et elle a eu la bonté, — l’extrême bonté de ne pas me faire de questions. »


Adela était toute seule à West-Putford lorsqu’elle reçut cette lettre. En ce temps-là, elle y était presque toujours seule. Il était évident qu’il fallait répondre sur-le-champ à Caroline. Mais que dirait-elle ? Elle se décida bientôt tout en versant d’abondantes larmes, tant sur le sort de son amie que sur le sien. Caroline avait tenu, elle tenait encore probablement son bonheur entre les mains, et elle allait le laisser perdre ! Quant à Adela elle-même, le bonheur n’avait jamais été à sa portée. « Être sa servante, se répétait-elle en relisant la lettre. Oui, sans nul doute, elle devrait l’être, s’il le désire. Ce serait ensuite à elle de lui faire, voir qu’elle pourrait être pour lui plus et mieux que cela ! »

Adela ne fut pas longue à se former une opinion. Caroline, selon elle, avait tort sur tous les points, et d’après son propre dire. En ces sortes d’affaires les femmes se condamnent volontiers entre elles. Adela ne tint pas compte de ce qu’on lui disait de la dureté de Bertram ; elle n’apprécia pas assez la générosité avec laquelle son amie parlait de l’homme qui la repoussait : elle ne vit que la grande faute commise par Caroline. Comment avait-elle pu se laisser aller ainsi à parler sur un pareil sujet avec M. Harcourt, — avec un jeune homme ? Et comment avait-elle pu surtout en arriver à lui montrer cette lettre ? Le soir même, Adela fit la réponse suivante :


West-Putford, samedi soir.
« Chère Caroline,

« Votre lettre m’a fait bien de la peine. Je crois vraiment avoir plus souffert à la lire que vous à l’écrire. Vous me faites une prière à laquelle je ne peux ni ne veux me rendre. Je ne puis vous dire la vérité telle que je la comprends. Si je ne fais pas cela, comment écrire ?

« J’admets qu’il est inutile que je vous fasse valoir l’intérêt de votre propre bonheur ; mais il y a autre chose à considérer. Il est une chose que vous devez faire passer avant cela. Que vous ayez, ou non, rompu avec M. Bertram, il n’en est pas moins vrai qu’après ce qui s’est passé entre vous, son bonheur doit être votre première préoccupation.

« Chère, chère Caroline, j’ai peur qu’en cette affaire vous n’ayez eu tort sous tous les rapports. Je ne crains pas de vous fâcher en disant cela. Malgré tout ce que vous me dites, vous avez le cœur trop généreux pour ne pas m’en vouloir si je blâmais M. Bertram. Vous avez eu tort de vous confier comme vous l’avez fait à M. Harcourt ; vous avez eu doublement tort de lui montrer la lettre. S’il en est ainsi, n’est-il pas de votre devoir de réparer vos fautes, de remédier au mal qui en a résulté ?

« Je suis persuadée que M. Bertram vous aime de tout cœur, et qu’il est homme à être profondément malheureux d’avoir perdu ce qu’il aime. Il importe peu que ce soit lui qui vous ait quittée. Vous connaissez son caractère ; même moi, je le connais assez pour me rendre compte de l’état d’esprit dans lequel il devait être lors de sa dernière visite. Posez-vous la question que voici : si vous lui eussiez demandé votre pardon, ne vous l’aurait-il pas accordé avec transport ? Ne savez-vous pas que, même en ce moment-là, il ne demandait qu’à pardonner ? Et devez-vous permettre, vous qui l’avez offensé, qu’il ait le cœur brisé parce que vous êtes trop orgueilleuse pour reconnaître vis-à-vis de lui une faute que vous avouez avoir commise ? Est-ce ainsi que vous le payez de l’amour qu’il vous a donné ?

« Vous voudriez, dites-vous, qu’il m’eût aimée au lieu de vous ? Ne souhaitez donc pas d’avoir ignoré le plus grand bonheur que Dieu puisse accorder ici-bas à une femme ! Je n’aurais pas pu l’aimer, moi, et il est impossible que vous, vous ne continuiez pas à l’aimer.

« Tâchez en tout ceci d’être sévère à l’égard de vous-même, et demandez-vous ce que la justice exige de vous. Je vous conseille d’écrire à M. Bertram. Dites-lui franchement, avec humilité et affection, que vous lui demandez pardon pour l’injure que vous lui avez faite. Ne lui dites que cela. S’il persiste à regarder votre engagement comme rompu, votre aveu ne saurait le mettre dans la nécessité de revenir sur sa détermination. Si, au contraire, il se laissait attendrir, — chose que je ne mets pas en doute, — le premier train vous le ramènera, et celui qui à l’heure qu’il est souffre cruellement, j’en suis certaine, serait de nouveau heureux — plus heureux, certes, qu’il ne l’a été de longtemps.

« Je vous supplie de faire cela, non pas pour vous, mais pour lui. Vous êtes dans votre tort, et c’est à lui qu’il faut songer. Vous allez peut-être vous représenter ce que seraient vos souffrances si votre lettre ne le décidait pas, si votre humilité ne le touchait pas ; mais vous n’avez pas le droit de penser à cela. Vous l’avez offensé et vous lui devez réparation. Vous ne devez pas espérer ne point souffrir après avoir mal agi.

« Je crains que cette lettre ne vous paraisse bien cruelle. Mais venez me trouver, ma chère Caroline, et je saurai vous parler sans dureté. Moi aussi, je ne suis point heureuse ; mais je ne tiens point mon bonheur entre les mains, comme vous. Venez me trouver, je vous en prie. Mon père sera enchanté de vous voir. Je suis sûre que mademoiselle Baker pourrait se passer de vous pendant quinze jours. Venez, venez près de

« Votre véritable amie,
« Adela. »


Cette lettre d’Adela Gauntlet ne manquait pas d’habileté ; mais si la ruse est jamais pardonnable, elle l’était en cette occasion. Adela avait écrit comme si elle ne pensait absolument qu’à Bertram ; car elle sentait qu’elle n’avait que ce moyen-là de persuader son amie. Elle croyait fermement, puisque Caroline et Bertram s’aimaient, qu’ils ne pourraient être heureux si l’on ne parvenait à les réunir. Comment s’y prendre pour cela ? C’est à ce point de vue, et dans ce seul but qu’elle avait écrit sa lettre si pleine de ruse et d’habileté féminines.

Elle atteignit presque le but, — presque, mais pas tout à fait. Caroline se renferma chez elle, et versa toutes les larmes de son cœur sur cette lettre. Elle s’efforça vaillamment de suivre le conseil de son amie, en dépit de ses premières protestations. Elle s’assit, la plume à la main, pour écrire sa lettre d’humiliation, mais la lettre ne s’écrivait pas. C’était impossible ! les mots ne venaient pas. Caroline lutta pendant deux jours, puis elle renonça à une entreprise qui était au-dessus de ses forces. Alors elle écrivit la petite lettre que voici :

« Je ne puis le faire, Adela. Ceci n’est pas dans ma nature. Vous le pourriez, vous, parce que vous êtes bonne, noble, honnête. Ne jugez pas des autres d’après vous-même. Je ne puis pas écrire cette lettre, et je ne veux plus y penser, car j’en deviendrais folle. Adieu, et que Dieu vous garde ! Si je pouvais guérir votre peine, je viendrais vous trouver ; mais j’en suis incapable. Dieu vous consolera, vous, car vous êtes loyale. Je ne pourrais rien pour vous, ni vous rien pour moi ; il vaut donc mieux que je demeure où je suis. Mille et mille baisers. Que je vous aime, maintenant que vous, et vous seule, savez mon secret ! Si vous alliez ne pas me le garder ! Mais, non c’est impossible ; vous êtes la fidélité même. »

C’était là tout. Plus rien ; pas de signature. — Que Dieu leur vienne en aide ! se dit Adela quand elle eut fini de lire.