Charpentier (1p. 378-395).

CHAPITRE XXI

SIR LIONEL DANS LES EMBARRAS.

Il a été dit que mademoiselle Baker devait passer la soirée avec une ancienne amie. J’espère qu’on n’a pas oublié mademoiselle Todd, mademoiselle Todd de la vallée de Josaphat, aujourd’hui établie à Littlebath, mademoiselle Todd au visage vermeil et au cœur libre et joyeux. C’était chez elle qu’avait lieu la soirée ; mais, avant d’en parler, il me faut, dire quelques mots d’un de ses principaux invités : sir Lionel Bertram.

Sir Lionel menait à Littlebath une vie fort agréable, sauf sur un seul point : il n’avait pas autant d’argent qu’il lui en aurait fallu. Il avait un excellent appartement composé de quatre pièces, un valet de chambre, un groom, trois chevaux et un phaéton ; de plus, il jouissait de la considération générale. Les femmes lui souriaient, les jeunes gens l’écoutaient, les vieillards tiraient de leur cave leurs meilleures bouteilles ; tout était charmant — tout, sauf ce res angusta qui lui rappelait de temps à autre qu’il était mortel. Et songer que ce vieil avare de frère aurait pu lui donner des milliers de livres sterling, sans en être appauvri !

Nous avons dû perdre de vue M. Bertram l’oncle en racontant l’histoire des dernières aventures de M. Bertram le neveu. Aujourd’hui, il faut que le lecteur sache que, vers le commencement de cette même année, la santé de M. Bertram avait donné quelques inquiétudes à ses amis. George avait été le voir une ou deux fois ; sa nièce, mademoiselle Baker et sa petite-fille, Caroline, en avaient fait autant. Il ne leur avait pas dit grand’chose, mais mademoiselle Baker avait emporté de sa visite l’impression que le vieillard serait heureux de voir s’accomplir le mariage projeté.

Vers cette même époque aussi, son frère avait jugé opportun de l’aller voir. Depuis le retour du colonel, les deux frères ne s’étaient pas rencontrés. Sir Lionel avait appris, avec une surprise toute naturelle, l’histoire de mademoiselle Baker et de sa nièce. Il lui parut évident que George et Caroline hériteraient d’une grande partie de la fortune de son frère, et assez probable que mademoiselle Baker en recueillerait une portion modeste. Puis il se dit qu’il n’y avait rien d’impossible, malgré tout le passé, à ce que le cœur de son frère s’attendrît en présence de la mort. Il pourrait peut-être persuader le vieillard malade, ou, si la persuasion ne pouvait rien, il parviendrait du moins à découvrir de quel côté étaient ses préférences. Sir Lionel lui-même n’était plus jeune, l’aisance et le repos lui devenaient fort désirables : pourquoi n’épouserait-il pas mademoiselle Baker ?

Il commença par aller voir Pritchett. M. Pritchett lui dit que son frère allait mieux, — infiniment mieux. Sir Lionel se montra transporté de joie. Il était accouru, dit-il, en toute hâte de Littlebath, le cœur plein d’angoisse. On lui avait fait les rapports les plus fâcheux. Malgré tout, il tenait à voir son frère. — Il irait à Hadley.

— Je crains que M. Bertram ne soit pas bien en état de voir du monde dans ce moment-ci, dit M. Pritchett de sa petite voix asthmatique.

— Mais un frère… dit sir Lionel.

Pritchett savait à merveille dans quels rapports étaient les deux frères ; et, en ce qui le touchait personnellement, bien qu’il aimât beaucoup George, il avait fort peu de goût pour sir Lionel.

— Oui, oui, sans doute un frère est un frère. Mais vous savez, monsieur, que M. Bertram…

— Ah ! vous voulez dire qu’il est un peu fâché à cause du compte ?

— Oui, c’est le compte, — le compte, vous savez, sir Lionel. Si c’est cela que vous désirez régler, je crois que je puis faire l’affaire sans que vous vous dérangiez pour aller à Hadley. Ce n’est pas que de payer le compte n’arrangerait beaucoup les choses avec monsieur.

Sir Lionel ne put tirer autre chose de M. Pritchett ; mais il ne se laissa pas détourner de son projet, et se rendit, comme il l’avait dit, à Hadley ; Il trouva son frère levé et installé dans la salle à manger, mais il ne le reconnut pas au premier abord. Tous ceux qui n’avaient pas vu M. Bertram depuis quelque temps auraient eu quelque peine à le reconnaître. Il était non-seulement amaigri, fatigué et pâli de visage, mais il parlait aussi avec difficulté : et, en le regardant attentivement, on découvrait que sa bouche était tordue et comme tirée d’un côté. Depuis les dernières visites qu’il avait reçues, il avait subi ce qu’on nomme, en langage poli, une légère menace de paralysie.

Mais son intelligence, si elle avait été menacée, s’était remise, et son obstination n’était nullement paralysée. Quand sir Lionel fut introduit, le vieillard lui tendit la main, mais ne fit pas mine de se lever de son fauteuil. Les deux frères ne s’étaient pas vus depuis quinze ans.

Sir Lionel s’était fait la leçon à l’avance sur ce qu’il dirait et ferait. — George, dit-il, et le vieillard tressaillit en s’entendant nommer de cette façon inaccoutumée, George, quand j’ai su que vous étiez malade, je n’ai pu faire autrement que de venir vous voir.

— Vous êtes bien bon, sir Lionel, — très-bon, grommela le malade.

— Il y a quinze ans que nous ne nous sommes rencontrés, et nous sommes vieux l’un et l’autre aujourd’hui.

— Moi, je le suis, et à peu près fini, — trop vieux et trop fini pour avoir beaucoup de besoins. Vous n’en êtes pas là, je pense.

Il y avait dans sa voix et dans son regard, en s’adressant à son frère, une certaine ironie qui fit comprendre à sir Lionel que les dispositions à son égard n’étaient pas précisément affectueuses.

— Allons ! j’espère que nous n’en sommes venus là ni l’un ni l’autre ; pas encore, pas encore… Et sir Lionel prit un air aimable. Quant à moi, il ne me faut plus grand’chose aujourd’hui. En effet, il ne lui fallait pas grand’chose à ce cher et aimable compagnon : rien que trois ou quatre pièces très-confortables pour son domestique et lui, un phaéton et des chevaux ; plus, un autre petit ménage dans une rue tranquille et écartée ; — rien que cela, mon Dieu ! avec tout ce qu’il y a de meilleur en fait de manger et de boire. — Quant à moi, il ne me faut pas grand’chose aujourd’hui. On ne saurait croire avec quel air de bonne humeur il disait cela.

M. Bertram l’aîné n’avait pas l’air d’être de belle humeur. Son œil avait une tout autre expression.

— Ah ! dit-il, tant mieux ! il vous sera d’autant plus facile d’aider ce pauvre George. Il a des besoins, lui ; il va s’embarquer dans les embarras et les peines. Ni lui ni sa future, j’imagine, n’ont l’habitude de restreindre leurs besoins, et ils se trouveraient assez à l’étroit dans leurs revenus… si ce n’était que vous serez là pour les aider.

Le colonel conservait toujours son air aimable, mais il commençait à se demander s’il ne serait pas mieux à Littlebath que chez son frère.

— Ce pauvre George ! J’espère qu’ils seront heureux… je le crois. Leur bonheur est naturellement mon unique souci aujourd’hui, et il en est sans doute de même avec vous. N’est-il pas singulier que mon fils et votre petite-fille se soient rencontrés ainsi ?

M. Bertram regarda le colonel, — le regarda comme si son regard eût pu le transpercer, — mais il ne dit rien.

— Cela est singulier, et cela est fort heureux, reprit sir Lionel. Elle est, sans contredit, la plus charmante personne que j’aie jamais vue, et George doit s’estimer bien heureux.

— Oui, il est heureux ; il aura plus qu’il n’était en droit d’espérer. Tout compte fait, Caroline aura cent cinquante mille francs. Je ne sais pas ce qu’il compte assurer de son côté à sa femme, il ne m’en a pas parlé ; mais peut-être attendait-il votre retour…

Le grand art de sir Lionel, pendant tout le cours de sa carrière officielle, avait consisté à aplanir et à rendre agréables, par la vertu de l’égalité d’humeur et de l’agrément qui résidaient en lui, toutes sortes de choses qui menaçaient de devenir désagréables ; mais en ce cas-ci, comment aplanir et comment rendre agréable ?

— Voyez-vous, George a eu bien des ennuis… Ainsi, dans cette affaire de l’agrégation, je ne trouve pas qu’on se soit bien conduit envers lui. Il a bien fait de donner sa démission, et je le lui ai dit dans le moment.

— Lui avez-vous dit en même temps de quoi il devait vivre à l’avenir ?

— Ma foi, non ! mais si ce qu’on m’a dit est vrai, je crois que vous vous êtes chargé de ce soin. Vous avez été très-généreux envers lui, George, — et envers moi aussi.

Permettez-moi de vous dire, sir Lionel, que tout ce que vous entendez dire n’est pas vrai. Ce qu’on a pu vous dire là-dessus est complètement faux. Je n’ai pas parlé à George de son revenu, et je n’ai pas à lui en parler.

— Bien, bien, je me suis peut-être mal exprimé, il est possible que vous n’ayez rien dit, Je voulais parler de ce que vous avez fait.

— Je vais vous dire tout au juste ce que j’ai fait. J’ai trouvé qu’il avait montré du caractère en donnant sa démission, et comme j’ai toujours eu un grand mépris pour ces gens d’Oxford, je lui ai envoyé vingt-cinq mille francs. C’était un cadeau, et j’espère qu’il en fera un bon usage.

— J’en suis persuadé, dit sir Lionel, qui devait parfaitement savoir à quoi s’en tenir, vu la grosse part qu’il avait reçue de la somme.

— J’en suis persuadé, répéta sir Lionel ; pour mieux dire, je le sais positivement.

— J’en suis bien aise. Vous devez en savoir plus long là-dessus que moi ; vous devez arranger ses affaires avec lui. Enfin, voilà tout ce qu’il a eu de moi, et tout ce qu’il aura probablement jamais.

Si c’était ainsi qu’on traitait George, — George qui était sans contredit un favori, — quel espoir pouvait conserver sir Lionel ? Mais ce n’était pas tant les paroles que le regard de M. Bertram qui lui faisait comprendre que les sacs d’écus fraternels étaient imprenables pour lui. Ce regard ne le quittait pas d’un seul instant et sir Lionel commença à se dire, pour tout de bon, qu’il voudrait bien se retrouver à Littlebath.

— Je ne sais, poursuivit le vieillard, si George a quelques espérances… Mais ici il fut interrompu par sir Lionel qui se disait que maintenant, ou jamais, il fallait parler.

— Eh bien ! s’il a formé des espérances, George il faut avouer que c’était excusable. Il vous croyait sans enfants, et d’après la manière dont vous le traitiez, — comme s’il eût été votre fils, — il devait naturellement le croire.

— Vous voulez dire que j’ai payé ses dettes à l’école et à l’Université, quand vous avez oublié de le faire, dit le frère aîné d’un ton bourru.

— Oui, et qu’ensuite vous lui avez donné de quoi vivre à Londres. J’espère que vous ne me croyez pas ingrat, George ? et sir Lionel prit sa voix la plus douce et la plus insinuante.

— Ingrat ? Je ne m’attends guère à la gratitude. Mais je ne serais pas fâché de savoir quand il vous conviendra de régler avec moi. Nous avons un compte courant depuis bien des années. Il est probable que Pritchett vous l’aura envoyé. Et, tout en parlant, M. Bertram se leva et prit sur la cheminée un papier qui ne promettait rien d’agréable.

— Oui, M. Pritchett est l’exactitude même en ces sortes d’affaires, dit sir Lionel, avec un petit rire qui n’avait plus rien de l’amabilité de son rire habituel.

— Vous l’aurez sans doute examiné, et vous vous serez assuré qu’il est exact, continua M. Bertram l’aîné, en regardant le papier.

— Pas précisément ; mais je ne mets pas en doute les chiffres, — pas le moins du monde ; M. Pritchett, je le sais, est toujours exact.

— Oui, M. Pritchett est généralement exact. Et oserai-je vous demander, sir Lionel, ce que vous comptez faire ?

Le moment était, venu pour sir Lionel de s’armer de tout son courage. Il se dit, qu’après tout, son frère n’était qu’un vieux bonhomme impotent et malade, n’ayant d’autre puissance que celle de son argent, et que, du moment qu’il n’y avait rien à espérer de ce côté-là, comme cela paraissait à peu près évident, il n’était plus à craindre. S’il eût été possible de battre en retraite sans plus de conversation, sir Lionel l’eût fait ; mais la chose étant impossible, il fit bonne contenance.

— Je pense que vous voulez plaisanter, George, dit-il.

Il serait, impossible de décrire le son de voix avec lequel M. Bertram répéta ce mot : « plaisanter. » Il fit bondir sur son siège le colonel et le força de s’avouer que le mot impotent ne s’appliquait pas tout à fait à son frère.

— C’est bien ! c’est une plaisanterie, continua le vieillard. Si je m’attends à être payé de tout ce que j’ai fait pour empêcher votre fils d’être jeté sur le pavé sans éducation, c’est une bonne plaisanterie. Ha ! ha ! ha ! je n’ai jamais songé à en rire jusqu’ici, mais dorénavant j’en rirai. Je me suis toujours laissé dire que vous étiez plaisant, sir Lionel. Ha ! ha ! ha ! je pense que vous en avez souvent ri de votre côté, eh ?

— Je veux dire que, quand vous vous êtes chargé de l’éducation de George, vous n’avez pas pu compter que cela vous serait remboursé par un pauvre diable comme moi.

— Je n’ai pas pu y compter, dites-vous ?

— En tout cas, vous ne deviez pas espérer retrouver tout votre argent.

— J’admets que je ne m’en sentais pas tout à fait assuré ; je me disais bien qu’il y avait quelques doutes à concevoir. Mais que faire ? Je ne pouvais pas laisser Wilkinson se ruiner parce que vous ne vouliez pas payer vos dettes.

— Je regrette que vous le preniez ainsi, dit le colonel du ton d’un innocent injustement accusé. Je suis venu parce que je vous savais malade…

— Vous me croyiez mourant, eh ?

— Je ne vous croyais pas précisément mourant, George ; mais j’ai su que vous étiez fort malade, et les sentiments d’autrefois se sont réveillés, — les sentiments de notre enfance, de notre première jeunesse, George ; et je ne pouvais être heureux sans vous revoir.

— C’est très-bien de votre part, vraiment. Vous refusez donc décidément de régler le compte, eh ?

— Si vous le désirez, je… ferai des arrangements, certainement. Vous n’avez pas besoin de tout à la fois, je suppose ?

— Mon Dieu, non ! la moitié dans trois mois, et le reste dans six mois me conviendrait très-bien.

— Il faudrait, je pense, beaucoup plus que mon revenu tout entier pour faire cela.

— Vos appointements, vous voulez dire ? Oui, je crois, en effet, qu’ils ne suffiraient pas. Je ne suppose pas que le gouvernement vous donne cent cinquante mille francs pour rester à ne rien faire à Littlebath. Mais vous avez dû mettre de côté. Vous comptiez, je pense, faire quelque chose pour votre fils.

— Je croyais que mon fils pouvait compter sur son oncle.

— Ah ! vraiment !

— Et j’ai été sans inquiétude à son égard.

— Écoutez-moi, sir Lionel ; je vais vous dire ce qui en est. Je sais que vous ne me payerez jamais un schelling de cette dette ; je vais donc prévenir Pritchett qu’il ne se donne plus la peine de vous envoyer les comptes.

— C’est un digne homme que Pritchett, et je suis fâché qu’il se soit donné tant de peine.

— Et moi aussi, j’en suis fâché — très-fâché ; mais ce qui est fait est fait. Il s’est donné la peine, et moi j’ai donné l’argent. Pour ce qui est de George, je ne regrette pas l’argent.

— Vous ne le regretteriez pas, surtout, si vous connaissiez ses sentiments.

— Je me moque pas mal de ses sentiments !

— Il est plein de reconnaissance envers vous.

— Ce n’est pas vrai. Il n’est pas le moins du monde reconnaissant, et je ne lui demande pas de l’être. C’est un honnête garçon qui a un beau caractère, un bon cœur, et une mauvaise tête. J’ai quelquefois songé à en faire mon héritier.

Sir Lionel soupira doucement.

— Mais, maintenant, je suis résolu à n’en rien faire. Il ne connaît pas la valeur de l’argent : il n’apprécie pas l’argent.

— Là, vous vous trompez : vous ne le connaissez pas.

— Il n’en ferait rien de bon ; et quant au mien, il ne l’aura point. Le visage de sir Lionel redevint sombre.

— Mais qui l’aura alors, George ? À qui donc pouvez-vous le laisser ?.

— Quand je voudrai vous consulter à ce sujet, je vous ferai chercher ; pour l’instant je ne vous demande pas de conseil. Si vous voulez bien, nous ne reparlerons plus de mon argent.

Ils ne parlèrent plus d’argent, et fort peu d’autre chose. De quoi pouvait parler un aimable et charmant compagnon comme sir Lionel à un vieil avare de la cité de Londres, si ce n’est d’argent ? Il avait toujours regardé son frère comme une sorte d’éponge bien imbibée, dont on pourrait, le cas échéant, tirer parti en la pressant : mais il découvrait que l’éponge ne voulait pas se laisser presser par lui. Il quitta donc Hadley le plus tôt possible et retourna à Littlebath fort découragé. Pourtant, il tâchait de se consoler en se répétant que les caprices d’un vieillard sont souvent changeants, et qu’après tout, George aurait peut-être le gros lot, soit pour son compte personnel, soit du chef de sa femme.

De toutes façons, sir Lionel était bien résolu, quoi qu’il pût arriver désormais, de ne plus avoir recours personnellement à son frère. Il avait usé de toute son adresse diplomatique, et il avait échoué ; il avait échoué complètement dans cet art où il se croyait passé maître, et maintenant il lui fallait rentrer à Littlebath sans avoir rien obtenu !

Il n’avait pas réussi même à mettre sur le tapis un sujet sur lequel il désirait surtout dire quelques mots. Il avait bien compris qu’il ne lui serait pas possible de demander à son frère, de but en blanc, ce qu’il comptait faire dans son testament pour mademoiselle Baker, mais il avait espéré diriger la conversation de façon à découvrir quels étaient les sentiments de M. Bertram à l’égard de cette demoiselle. Ainsi que le lecteur l’a vu, la direction de la conversation ne dépendit nullement de lui, et il dut quitter Hadley sans avoir rien appris qui pût le guider dans ces sentiers périlleux du mariage où il songeait à s’engager.

Le vieil avare, dans sa méchanceté, lui avait déclaré que George ne serait pas son héritier, et il lui en avait presque dit autant au sujet de Caroline. « Elle aura cent cinquante mille francs, tout compte fait, » avait-il dit. Rien que cela. Et encore les deux tiers de cette misérable somme lui venaient-ils de son père et elle n’en devait de reconnaissance à personne ? Le vieux ladre ! qui donc hériterait de son argent ? On ne pouvait supposer qu’il laisserait le tout à mademoiselle Baker. Et pourtant il le pourrait ; la chose était tout juste possible. Tout était possible avec un vieil imbécile de grippe-sous comme celui-là. La bonne aubaine si sir Lionel parvenait, après tout, à hériter de lui par cette voie si facile et si agréable !

Selon toute probabilité, le vieillard annoncerait tout juste l’inverse de ce qu’il comptait faire. Il léguerait peut-être sa fortune à George… ou peut-être encore à Caroline… Mais bien certainement il n’oublierait pas mademoiselle Baker. Il n’oublierait pas cette douce et docile personne ; il ferait bien les choses à l’égard de celle qui ne lui avait jamais désobéi en quelque chose que ce fût — de celle qui, mieux encore ! ne lui avait jamais demandé de dépasser le chiffre régulier de sa pension.

Telles étaient les réflexions de sir Lionel pendant qu’il faisait route vers Littlebath. Oui ! il tâcherait de se rendre agréable à mademoiselle Baker. Ce George, cet ennuyeux George, ne serait pas longtemps de ce monde ; la chose semblait évidente au colonel. On serait bientôt débarrassé de ce vieux bourru insupportable. Puisqu’il en était ainsi, pourquoi sir Lionel ne s’engagerait-il pas avec mademoiselle Baker, du vivant de son frère, pour ne l’épouser qu’après la mort de celui-ci — pour l’épouser, oui ou non, selon les avantages que la chose pourrait alors offrir ? Il se sentait bien assuré que si, avant de devenir riche, elle lui promettait de l’épouser, aucune augmentation de fortune ne l’engagerait à manquer à sa parole. « Elle est bien trop loyale, trop honorable pour faire une chose pareille, » se répétait sir Lionel, qui éprouvait une profonde admiration pour la sincérité de mademoiselle Baker au moment même où il retournait dans son esprit la façon dont il s’y prendrait lui-même pour se dégager vis-à-vis d’elle dans le cas où il ne lui serait pas avantageux de tenir sa parole.

Arrivé à Littlebath, il ne voulut pas compromettre ses chances de succès par l’inaction. Il se mit en devoir de se rendre agréable — très-particulièrement agréable à mademoiselle Baker. Ce n’est pas à dire qu’il lui fit la cour selon la mode de la jeunesse. S’il eût agi de la sorte, il n’aurait réussi qu’à effaroucher cette douce et aimable personne. Mais il se montra très-assidu dans ses visites, doux et flatteur dans ses discours, et amical — on ne saurait dire à quel point — dans ses manières. On le voyait tous les jours chez ces dames. Quoi de plus naturel ? n’était-il pas le futur beau-père de cette chère Caroline ? Mais, si chère que pût lui être Caroline, on aurait pu remarquer que ses paroles les plus douces, les plus insinuantes étaient toujours à l’adresse de la tante.

Il avait constamment quelque petite proposition à mettre en avant, quelque conseil plein d’amitié à offrir. Il était homme du monde ; ces dames étaient timides, inexpérimentées, incapables de lutter avec les rusés et les méchants ; il les aiderait, il ferait tout pour elles. Petit à petit, il fit, en effet, à peu près tout pour mademoiselle Baker,

Donc, à son insu, mademoiselle Baker se trouva sous le charme. Rendons-lui pourtant justice, à cette excellente femme. Elle n’avait pas la moindre intention d’être en coquetterie avec sir Lionel Bertram. Elle le regardait comme le futur beau-père de sa chère enfant, rien de plus. L’idée de devenir un jour lady Bertram ne lui avait pas un seul instant traversé l’imagination. Mais, malgré tout, et par degrés, les soins empressés de l’aimable colonel lui devinrent fort agréables.

Elle n’avait pas eu d’adorateurs dans sa jeunesse, cette pauvre chère mademoiselle Baker — pas d’adorateurs depuis le temps où elle se réjouissait comme toutes les autres enfants de se voir entourée de « ses petits amoureux. » Elle était arrivée à un âge qui touchait à la maturité sans éprouver peut-être le besoin d’avoir des adorateurs. Cependant, même dans son cœur, la passion naturelle de la femme pour l’admiration était toujours vivante. Ce n’était point un lusus naturæ que mademoiselle Baker, c’était une vraie femme, ayant un cœur chaud et du sang dans les veines, et, de plus, ce n’était point encore une vieille femme : donc, bien qu’elle ne considérât pas sir Lionel comme un amoureux, elle apprit à l’aimer.

Rien de plus amusant que ses petites conversations avec Caroline à ce sujet. De ces deux femmes, la plus jeune était sans contredit la plus perspicace, et, bien que ses propres affaires lui donnassent matière à réflexion, elle avait su deviner chez sir Lionel quelque projet caché. Caroline ne se sentait pas une grande affection pour lui. Peut-être George lui avait-il donné à entendre quelque chose, car George ne savait rien lui cacher. Toujours est-il qu’elle soupçonnait le colonel ; mais elle n’avait d’autre moyen de mettre sa tante sur ses gardes que de se montrer très-froide en parlant de son futur beau-père. Quant à mademoiselle Baker, qui ne soupçonnait personne et qui ne se méfiait de rien, elle était prodigue de louanges et d’admiration.

— Mon Dieu ! Caroline, disait-elle quelquefois, que je te trouve donc heureuse d’avoir un pareil beau-père.

— Sans doute, répondait Caroline. Mais, à vous dire vrai, je m’occupe beaucoup moins de mon beau-père que de son fils.

— Cela va sans dire, et je comprends bien. Mais sir Lionel a des manières si distinguées ! As-tu jamais vu un homme de son âge se montrer si attentif auprès des femmes ?

— Non, je ne le crois pas… jamais, — si ce n’est, par-ci par-là, quelque vieillard amoureux faisant sa cour.

— Cela, c’est, tout à fait autre chose, tu sais ; cela, c’est absurde. Moi, je trouve la manière d’être de sir Lionel parfaite. Qu’aurait donc pensé mademoiselle Baker de la manière d’être de sir Lionel si elle avait su le secret de ses manèges ?

Et voilà comment, un peu à cause de sir Lionel, mademoiselle Baker commença à pousser avec ardeur au mariage de sa nièce. Ce fut au moment où elle faisait ses efforts les plus vigoureux qu’arriva le coup de foudre que nous avons raconté dans notre précédent chapitre.

Mademoiselle Baker, tout en se préparant pour la soirée de mademoiselle Todd, se persuadait que le mal n’était pas sans remède. De tout temps n’a-t-on pas dit que les querelles d’amoureux sont le renouvellement de l’amour ?

Elle serait cependant restée à la maison avec sa nièce si elle n’eût eu la certitude de rencontrer sir Lionel à la soirée. Elle tenait beaucoup à savoir si celui-ci était au courant de cette triste querelle, et ce qu’il en pensait. S’il savait tout, elle voulait se concerter avec lui pour réparer le mal ; s’il ne savait rien, elle ne lui raconterait pas la chose, se disait-elle ; mais sur ce point sa résolution n’était pas bien arrêtée. Elle se laisserait diriger par les circonstances. Mademoiselle Baker se rendit donc à la soirée de mademoiselle Todd, le cœur un peu attristé, sans doute, mais soutenue par la pensée qu’elle verrait sir Lionel. « Ce cher sir Lionel ! quel bonheur d’avoir un ami ! » se dit-elle en montant en voiture. Oui, sans doute, c’est la meilleure, la plus douce chose du monde que d’avoir un ami. Mais, ma chère mademoiselle Baker, de toutes les choses d’ici-bas, c’est la plus difficile à acquérir, — particulièrement pour ceux, hommes ou femmes, qui ont passé la quarantaine.

En attendant, sir Lionel avait été voir mademoiselle Todd, avait pris des renseignements sur elle, et se sentait plein de confiance et de courage, comme doit être tout homme qui a deux cordes à son arc.