Charpentier (1p. 281-291).

CHAPITRE XVII

LE NOUVEAU MEMBRE DU PARLEMENT.

Je vais maintenant prier mes lecteurs de supposer que deux années se sont écoulées depuis mon dernier chapitre. C’est là une terrible lacune dans une histoire, je le sais, mais de nos jours on ne respecte guère les unités, et une licence qui eût paru jadis inadmissible ne semble plus qu’une légère inconvenance.

Il faut pourtant dire quelque chose de ces deux années que nous devons considérer comme passées. Constatons d’abord qu’aucun mariage ne s’est fait parmi nos personnages ; aucune mort non plus n’est survenue pour éclaircir leurs rangs.

Dans notre rapide coup d’œil rétrospectif, nous allons donner le pas à M. Harcourt, car c’est lui qui a fait le plus de chemin sur la route du succès, — ce succès mondain qui est le but de toutes les ambitions. Il a marché et prospéré, et aujourd’hui tout le monde en dit le plus grand bien. Il siège déjà au parlement comme l’honorable représentant de Battersea, et non seulement il y siège, mais il s’y fait écouter lorsqu’il lui plaît de parler. Quand il parle, c’est toujours en légiste. Il ne se laisse point entraîner en dehors de sa profession par les attraits fallacieux de la politique générale. Sur les questions de réforme légale, il a des opinions très-prononcées ; sur les matières qui touchent à la justice, il a des idées à lui, — ou, pour mieux dire, des idées qu’il exprime sous une forme à lui ; enfin, en sa qualité d’avocat attaché aux tribunaux ordinaires, il dénonce volontiers les délais et les frais exorbitants de la cour de chancellerie, et le bruit court que c’est lui qui aurait fourni les détails techniques d’un certain roman qui fait grand bruit et dont l’objet est de démolir l’autorité du lord-chancelier.

Mais, bien que comme membre du parlement il ne s’occupe que de questions légales, il va sans dire qu’il est toujours prêt, en toute occasion, à aider son parti de son vote. Son parti ! Voilà quelle avait été sa grande difficulté en prenant place à la Chambre. Quel serait son parti ?

Comme avocat, il avait travaillé avec persévérance, et pour cela un parti ne lui avait pas été nécessaire. Ç’avait été du bon travail honnête, — honnête du moins en tant que travail, car on n’aurait pu toujours en dire autant du but. Cet honnête travail, et une certaine habileté dans le maniement de son éloquence, lui avaient suffi dans les commencements. Il n’était pas tenu alors d’avoir, ou, pour mieux dire, de professer en politique des opinions tranchées. Mais aucun avocat ne peut espérer atteindre à la célébrité sans tenir à un parti ; or, l’opulence sans la célébrité n’aurait point contenté M. Harcourt.

Quand donc il jugea le moment venu d’entrer au parlement et qu’il se présenta à cette fin au suffrage des habitants de Battersea, il comprit qu’il fallait adopter un parti. En ce temps-là, le mot d’ordre politique du jour était le rappel de la loi des céréales, et les électeurs de Battersea tenaient absolument à savoir si M. Harcourt était partisan, oui ou non, de la liberté du commerce en ce qui touchait les grains.

S’il faut parler franchement, celui-ci ne prenait pas le moindre intérêt à la question. Il ne s’intéressait qu’à la jurisprudence — et à ce qu’elle peut rapporter, mais il comprit qu’il fallait désormais s’intéresser aux céréales, apprendre la question, — peut-être bien, mon Dieu ! savoir en parler couramment, au besoin, pendant une heure ou deux. Il n’en est pas moins vrai qu’il ne s’en était jamais préoccupé avant la quinzaine qui précéda sa campagne électorale.

Les conservateurs étaient alors au pouvoir et se posaient en ennemis déclarés du commerce libre des grains. Ils s’étaient engagés à maintenir le droit sur les blés importés, — si tant est qu’en politique on puisse jamais être engagé à quoi que ce soit. Ce droit protecteur était même devenu leur grand cri de ralliement, depuis qu’il leur avait fallu en abandonner tant d’autres bien plus importants !

Le public n’avait pas encore appris par expérience ce qu’il a appris depuis, à savoir qu’aucune réforme, aucune innovation, — nous pourrions presque dire aucune révolution, — n’est assez en abomination à un Tory anglais pour qu’il ne puisse, à la rigueur, en prendre son parti. Toute pilule de ce genre peut s’avaler, à la condition de boire largement en même temps à la source du pouvoir. C’est là un fait politique désormais acquis, et il y a pour le parti tory un grand avantage à ce que la capacité de son gosier soit ainsi reconnue. Quelle que soit la chose que désire le peuple, — des sénateurs juifs, du blé à bon marché, le vote au scrutin, l’extension du suffrage, n’importe quoi, — ils l’obtiendront des Tories si les Whigs ne peuvent la lui donner. Le malheureux chef d’un cabinet whig n’a que les libéraux pour l’appuyer, mais un Tory réformateur sera soutenu par tout le monde — si ce n’est par le petit nombre de délicats que son improbité politique aura révoltés.

Si Harcourt avait quelque prédilection, c’était pour les Whigs ; mais il n’était pas assez naïf pour permettre à ses prédilections de nuire à ses intérêts. De quel côté voyait-il l’ouverture la plus favorable ? Les Tories — j’aime mieux ce titre vague que celui de conservateurs qui implique un mensonge — les Tories étaient, il est vrai, au pouvoir ; mais par cela seul qu’ils y étaient, ils étaient menacés d’avoir à en sortir. Puis ils étaient, comme de juste, pourvus de solliciteurs généraux, d’avocats généraux et de fonctionnaires légaux de toute sorte. L’avenir était peut-être aux Whigs.

En cet état de choses, Harcourt alla consulter son ancien ami M. Die, le vieil avocat de chancellerie, riche, calme et laborieux, ce même M. Die auquel il avait adressé dans le temps son ami Bertram. Chacun de nous a quelque vieil ami paisible et confidentiel du genre de M. Die, — quelque bonhomme, silencieux d’ordinaire, qui connaît le monde, dont l’expérience est vaste, et qui, sans avoir réussi à parvenir lui-même, aide volontiers et utilement les autres à réussir. Chacun de nous, dis-je, a un ami de ce genre, et M. Die était l’ami de M. Harcourt. Il était considéré comme un Tory, un Tory de la vieille école, de l’école de lord Eldon, mais Harcourt savait que son jugement n’en serait pas moins impartial. Un avocat, qui a cinquante ans d’exercice, ne se laisse pas influencer par ses prédilections personnelles.

M. Die comprit bien vite la situation. Son jeune ami Harcourt entrait au parlement avec l’idée bien arrêtée de devenir au plus tôt solliciteur-général. Il pouvait y parvenir de deux manières : il pouvait être le solliciteur-général des Whigs, ou bien celui des Tories. Le choix en était à peu près indifférent à M. Harcourt, et M. Die ne s’en préoccupa nullement en formulant ses conseils.

Il va sans dire que personnellement M. Die regardait le rappel de la loi des céréales comme une invention diabolique. Il était assez vieux pour avoir vu jadis du même œil la réforme parlementaire et l’émancipation des catholiques. Si vous eussiez pu mettre à nu l’esprit de M. Die, vous y auriez trouvé la conviction bien arrêtée que le monde approchait lentement de sa fin et que cette catastrophe était amenée par des mesures sataniques de réforme. Mais vous y auriez trouvé aussi la conviction, non moins ferme, que les consolidés dureraient aussi longtemps que lui, pour le moins ; et que ses craintes pour l’avenir pouvaient s’ajourner, pour n’aboutir qu’à la quatrième ou — qui sait même ? — à la dix ou douzième génération à naître. Donc, M. Die n’était point personnellement malheureux, malgré ses croyances politiques.

— Je serais disposé à soutenir le ministère, si j’étais un jeune homme entrant au parlement, dit M. Die.

— Mais c’est qu’il y a déjà dix de mes anciens qui font ce métier-là à la Chambre, répondit Harcourt. Par anciens, il entendait ses devanciers du barreau.

— C’est possible, mais on veut des jeunes gens aujourd’hui. Je crois que c’est encore le plus sûr.

— Jamais je ne serai nommé à Battersea si je ne me lie pas à l’égard de cette question des céréales.

— C’est à considérer, dit M. Die, — c’est à considérer. C’est un grand point qu’un siège au parlement, et on ne l’a pas quand on veut. Toutes réflexions faites, j’inclinerais à faire la concession aux électeurs.

— Et à m’engager au rappel de la loi des céréales ?

— Vous engager ? répéta M. Die avec un demi-sourire. Les hommes publics sont obligés de s’engager à bien des choses par le temps qui court. Mais, selon moi, vous pourriez… vous pourriez adopter l’opinion populaire au sujet du commerce libre et, pas moins, vous rendre très-utile à sir Robert Peel.

M. Harcourt était encore fort jeune, et on peut l’excuser de n’avoir pas su comprendre toute la profondeur de la sagesse de M. Die. Il est certain qu’il ne s’en rendit pas compte dans le moment, mais il était venu consulter l’oracle avec une foi entière et il était bien résolu à se laisser guider par lui.

— Ne vous liez donc jamais sans nécessité à une politique expirante. Il en résulte qu’il faut se dégager, et, en mettant les choses au mieux, cela fait toujours perdre du temps.

Harcourt se présenta donc aux électeurs de Battersea, comme très-désireux de les servir en toutes choses, mais comme préoccupé surtout d’assurer leur bien-être par le libre commerce des grains. — « Est-il croyable, s’écria-t-il, qu’aujourd’hui encore, en l’an de grâce 184—....., » et ainsi de suite. Et les électeurs furent si frappés de ces paroles éloquentes et de l’enthousiasme qu’il déploya au sujet des céréales, qu’ils l’élurent à une grande majorité.

Il arriva donc que dans l’Annuaire parlementaire, M. Harcourt se trouva inscrit d’abord sous la simple désignation de « libéral ; » cependant dans une édition subséquente, on put lire, accolée à son nom, cette remarque : « Mais il soutient, dans la politique générale, l’administration de sir Robert Peel. » En somme, Harcourt arrangea si bien cette petite affaire, que, malgré sa jeunesse, et malgré les neuf devanciers politiques dont il a été question plus haut, on commença bientôt à parler de lui comme d’un homme destiné à de hautes fonctions.

Puis vint la famine irlandaise, et tous les liens qui rattachaient le grand parti tory se trouvèrent soudain brisés, comme des fils de soie. L’Irlandais n’eut plus de pommes de terre pour remplir sa marmite, et par contre-coup les grands et puissants propriétaires d’Angleterre s’aperçurent qu’ils avaient mis leur confiance en de faux dieux. Ils s’en aperçurent, ou durent faire semblant de s’en apercevoir. Le premier ministre tint de petits colloques avec ses subordonnés, — ses ducs et ses marquis, ses comtes et ses vicomtes ; mais il ne permit à aucun subordonné, fût-il duc ou marquis, d’avoir une opinion à lui. On leur dit qu’ils s’étaient trompés, qu’ils avaient suivi de faux dieux, et cela devait leur suffire. Cela suffit, en effet, à la très-grande majorité, de sorte que le bill pour le rappel de la loi des céréales fut présenté au parlement, et personne ne douta un instant qu’il ne dût passer.

L’occasion s’offrait enfin superbe à M. Harcourt. Il pouvait soutenir le ministère et conquérir les postes les plus élevés, sans avoir à se dégager d’aucun lien de parti. Ce sont là des bonheurs qui ne sont réservés qu’aux débutants en politique. Le temps était venu de faire un grand discours libéral qui lui assurerait pourtant l’éternelle reconnaissance du chef tory. Au moment où nous reprenons notre histoire, il venait de le prononcer, ce grand discours libéral, dans lequel il avait énergiquement loué, en sa qualité de membre indépendant, « la politique courageuse du grand ministre qui s’était montré assez sage, assez humain, et assez brave à la fois pour sauver son pays aux dépens de son parti. » M. Harcourt ne se demanda pas s’il existait d’autres hommes qui eussent pu sauver le pays sans trahir leurs amis, qui l’eussent sauvé si Peel n’eût pas été là tout prêt avec son apostasie, des hommes qui le sauvèrent, par le fait, en ce qu’ils forcèrent Peel à apostasier. De toutes ces choses, M. Harcourt ne dit pas un mot. Que ne devait-il espérer de la reconnaissance du ministre qu’il avait ainsi soutenu et vanté ?

M. Die se sentit très-fier du bon conseil qu’il avait donné ; pourtant il ne s’en vanta à personne, pas même à Harcourt. M. Die possédait le don de la réticence, si j’ose m’exprimer ainsi, mais son regard brilla un instant quand son jeune disciple, en le remerciant, reconnut la sagesse de ses avis.

— En politique, dit-il en élevant le verre de vin d’Oporto qu’il allait porter à ses lèvres, de façon à voir briller la lumière au travers, en politique, il faut jeter ses regards en avant ; dans la vie réelle, il vaut mieux regarder en arrière — si le passé fournit quelque chose de bon à regarder. Le passé de M. Die lui avait fourni quelque chose de fort bon à regarder : il avait pour quinze cent mille francs de consolidés.

Et maintenant il nous faut dire quelques mots des rapports de M. Harcourt avec les autres personnages de cette histoire. Il était toujours fort lié avec Bertram, mais il ne le regardait pas tout à fait du même œil qu’autrefois. Nous en dirons la cause plus tard ; ce qui est certain, c’est que Harcourt n’avait plus des talents de son ami l’opinion exaltée que nous lui avons vue. Il avait fait lui-même si rapidement son chemin, qu’il avait laissé Bertram bien loin derrière lui, et les deux amis menaient une vie si différente, qu’ils se voyaient bien moins souvent que jadis.

Mais si Harcourt s’occupait moins qu’autrefois de George Bertram le neveu, en revanche il s’occupait bien davantage de George Bertram l’oncle. Nous avons vu que dans le commencement il ne connaissait pas le vieux négociant ; aujourd’hui nous les retrouvons, avec de certaines réserves, presque intimes. Harcourt dînait de temps à autre à Hadley, et consultait souvent M. Bertram sur des questions d’argent de la plus haute importance.

M. Harcourt était devenu intime aussi avec mademoiselle Baker et Caroline Waddington. Entre mademoiselle Baker et lui, il s’était établi une grande amitié, et Caroline elle-même était en assez bons termes avec lui pour qu’elle lui parlât de ses peines de cœur et de son mariage projeté. Ces peines de cœur étaient profondes, ainsi que nous le verrons dans les chapitres qui vont suivre.

George Bertram avait appris de mademoiselle Baker que Caroline était la petite-fille du vieux Bertram, et il avait cru pouvoir, au milieu de ses épanchements, confier la chose à son ami. Il lui eût été difficile, à vrai dire, d’éviter cette confidence, car il avait plus d’une fois consulté Harcourt au sujet des obstacles qui s’opposaient à son mariage, et comment consulter un ami avec quelque profit, sur quelque sujet que ce soit, sans lui tout dire ?

Ce fut à la suite de cette révélation que Harcourt et mademoiselle Baker se lièrent si intimement. Les deux dames de Littlebath eurent beaucoup d’ennuis, et dans tous leurs ennuis le jeune et célèbre avocat de Londres fut très-empressé pour elles. Pendant la dernière de ces deux années qui viennent de s’écouler, la tante et la nièce étaient allées passer deux mois à Londres, et à cette occasion, elles avaient vu fort souvent M. Harcourt et point du tout George Bertram, bien que ce dernier fût encore le fiancé de mademoiselle Waddington.