Charpentier (1p. 261-280).


CHAPITRE XV


M. HARCOURT À LITTLEBATH.


George travailla sans relâche pendant tout l’hiver et tout le printemps, et M. Die ne cessait de lui prédire des succès de plus en plus grands. Tous les quinze jours, de deux samedis l’un, Bertram se rendait à Littlebath, mais le premier train du lundi le ramenait toujours à Londres, et avant midi, le jour même de son retour, il était plongé jusqu’au cou dans la jurisprudence.

Pendant tout ce temps il ne vit pas son oncle une seule fois ; et quand mademoiselle Baker l’engageait doucement à aller à Hadley, il répondait :

— Je n’y vais que lorsqu’on m’invite. C’est chose entendue entre mon oncle et moi.

Si ce n’est pour ces voyages à Littlebath, il n’avait quitté Londres qu’une seule fois, et cette fois-là il avait été à Hurst-Staple.

On se rappellera que M. Wilkinson était mort très-subitement vers la fin de l’hiver : Bertram ne l’avait donc pas revu. Puis Arthur Wilkinson lui avait succédé dans la cure, et son cousin était allé le voir sitôt son installation terminée. C’était avant la dernière visite d’Arthur à West-Putford et son explication avec Adela, mais dès lors Bertram avait été frappé de son air abattu. Cependant Arthur ne lui avait rien dit de son amour, et George, tout occupé à raconter ses propres affaires de cœur, n’avait pas beaucoup pensé à celles de son cousin.

Mademoiselle Gauntlet — espérons que le lecteur n’a pas tout à fait oublié Adela Gauntlet — avait, elle aussi, une tante qui habitait Littlebath ; cette tante se nommait mademoiselle Pénélope Gauntlet, et peu de temps après la fameuse promenade à West-Putford et la petite scène dans le salon du presbytère, que nous avons racontée, il se trouva qu’Adela alla la voir. Bertram avait beaucoup connu Adela quand ils étaient l’un et l’autre enfants, mais il ne l’avait pas encore vue à Littlebath. Elle n’y était arrivée que depuis fort peu de temps quand Harcourt et lui vinrent y faire leur visite.

Caroline et Adela étaient amies depuis plusieurs années. Ce n’étaient peut-être pas des amies de cœur à proprement parler, car elles ne s’écrivaient pas trois fois par semaine des lettres contenant trois feuilles de papier à billet remplies jusqu’aux bords. Caroline n’avait aucune amie de ce genre, ni Adela non plus ; mais elles étaient assez liées pour s’appeler de leur nom de baptême, pour se prêter réciproquement de la musique et des patrons, et peut-être aussi pour s’écrire quand elles avaient quelque chose à se dire.

Des relations, purement de voisinage, avaient existé aussi, dans le temps, entre mademoiselle Baker et mademoiselle Gauntlet la tante. À une époque où mademoiselle Gauntlet était en visite à West-Putford, mademoiselle Baker, à cause de sa parenté avec les Bertram, s’était trouvée à Hurst-Staple. Elles y avaient fait connaissance ; à Littlebath cette connaissance s’était transformée en amitié. Mais les amitiés de Littlebath ne sont pas très-ferventes.

Il y avait six mois que le mariage de Caroline était arrangé, et elle n’avait pas encore trouvé de confidente. Elle ne connaissait personne à Littlebath à qui elle eût volontiers confié son secret. Sa tante, il est vrai, savait tout, mais ce n’était pas la même chose. Il était impossible d’être plus affectueuse, plus digne de confiance et plus complètement dévouée à sa nièce que ne l’était la tante Mary, mais elle avait le tort d’être non-seulement vieille par les années, mais encore par les idées. Elle était prudente comme Caroline, mais d’une prudence tout autre. Aucun désir de briller, aucune ambition ne se mêlait à la prudence de la tante Mary. Caroline la trouvait un peu prosaïque. De plus, mademoiselle Baker, tout en aimant beaucoup George Bertram, ne semblait pas du tout envisager son caractère sous le même aspect que Caroline.

Grâce à cet état de choses, Adela n’était pas depuis huit jours à Littlebath qu’elle savait le grand secret. Elle aussi, elle avait son secret ; mais elle ne le livra pas en retour. Les secrets comme ceux de Caroline sont faits pour être dits ; mais ces autres secrets qui dessèchent le cœur au lieu de le rafraîchir comme une rosée du ciel, les secrets comme ceux d’Adela, en les confie bien rarement.

— Et pourtant, Adela, il est possible que cela ne se fasse jamais. Ainsi parlait Caroline, le matin même du jour où Bertram devait arriver avec Harcourt. Elle savait à merveille que l’ami de Londres, l’homme du monde, devait être amené pour la juger, mais elle ne redoutait nullement son inspection. Elle n’était pas naturellement timide, et quoiqu’elle eût, ainsi que nous l’avons dit, à peine conscience du charme qu’elle possédait, elle ne se défiait jamais d’elle-même.

— Et pourquoi ce mariage n’aurait-il pas lieu ? Quelles folies me dites-vous là, Caroline ? Si réellement vous aviez cette idée-là, vous ne voudriez pas recevoir M. Bertram, ainsi que son ami, comme vous allez le faire.

— Je dis ce que je pense. Il est très-probable que cela ne se fera jamais. Je ne saurais vous expliquer, ma chère Adela, tous les replis de mon esprit et de mon cœur. Je n’épouserais pas un homme que je n’aime pas pour tous les trésors du monde.

— Et vous n’aimez pas M. Bertram ?

— Oui, je l’aime ; je l’aime parfois bien tendrement, mais je crains qu’un jour je n’en vienne à le moins aimer. Vous ne me comprenez pas ; mais la vérité, c’est que je l’aimerais mieux s’il était moins digne de mon affection — s’il était moins désintéressé.

— Non, je ne vous comprends pas, dit Adela, qui pensait à son pauvre amour et à l’excès de prudence de celui qui aurait dû être son mari.

— Voyez-vous… vous ne me comprenez pas ; et pourtant ce que j’en dis, ce n’est point par égoïsme. Je ne voudrais me marier que dans l’espoir de rendre un homme heureux.

— Sans doute, dit Adela, aucune femme ne doit se marier sans avoir cet espoir.

— Il voudrait se marier tout de suite, quand nous n’avons pas ce qu’il nous faut pour vivre.

— Avec dix mille livres de rente ? dit Adela d’un ton de reproche.

— Que faire à Londres, avec dix mille livres de rente ? Si je consentais à ce qu’il veut, il serait las de moi au bout d’un an ou deux. Il serait le plus malheureux des hommes, — à moins toutefois que son cabinet et son club ne pussent suffire à le distraire de ses soucis ; son chez-lui certes n’y suffirait pas.

Adela compara la position de son amie à la sienne ; ses idées étaient tout autres : « S’il avait voulu se contenter de pommes de terre, s’était-elle écriée un jour, je m’estimerais heureuse d’en manger la pelure. » Mais elle ne parla pas de cela à Caroline. Elle savait combien leurs dispositions étaient différentes. Il se peut, après tout, que mademoiselle Waddington connaissait mieux qu’Adela le cœur humain.

— Non, je n’y consentirai pas ; je ne consentirai jamais à être la cause de son malheur et de sa misère. Alors il se fâchera, et nous nous brouillerons. Il est parfois bien dur, Adela, — bien dur.

— Il est impétueux ; mais, si vive que soit sa colère, il pardonne bien vite. Jamais il ne garde rancune, dit Adela, qui pensait à ses anciens rapports avec son camarade d’enfance.

— Il est pourtant bien dur parfois. Je sens que nous finirons par nous fâcher ; puis, quand il verra qu’il ne peut pas l’emporter, que je ne veux pas céder, son orgueil le détachera de moi. J’en suis convaincue.

Adela ne put que lui dire qu’à sa place elle n’attacherait pas tant d’importance à l’argent ; mais ses douces paroles et son éloquence, qui s’adressait plutôt à ses propres sentiments qu’à ceux de son amie, furent sans effet sur Caroline. D’ailleurs, si Bertram n’avait pu la persuader, était-il probable qu’Adela y réussît ?

Harcourt et Bertram arrivèrent sains et saufs à Littlebath. Mademoiselle Baker avait invité Harcourt à dîner, et comme elle voulait faire quelques frais pour lui, elle avait invité un jeune vicaire, et puis encore les demoiselles Gauntlet, tante et nièce.

— Vous prendrez les devants, je pense ? dit Harcourt pendant que les deux amis faisaient leur toilette à l’hôtel de la Charrue. Bertram était déjà fort connu à l’hôtel de la Charrue, où tout le monde, garçons et servantes, savaient à merveille ce qui l’amenait à Littlebath.

— Non, répondit Bertram, je vous attendrai.

— Comme vous voudrez ; je pensais, vous savez, que vous pourriez avoir à exercer quelque charmant privilège d’amoureux auquel les yeux du monde pourraient mettre obstacle.

— Eh bien ! mon cher, en votre honneur on ajournera tout cela à plus tard.

Et ils se mirent en route.

En arrivant chez mademoiselle Baker, ils la trouvèrent au salon avec Adela et mademoiselle Gauntlet seulement.

— Où donc est Caroline ? demanda George après avoir présenté Harcourt. Il s’efforça de dire ces mots d’une voix qui, tout en ne sentant pas trop son amoureux, donnât à entendre qu’il était parfaitement à l’aise dans la maison. Il est juste d’avouer qu’il y parvint assez bien.

— À parler franchement, répondit en riant mademoiselle Baker, je crois qu’elle est en ce moment dans la salle à manger à faire un peu l’office de maître d’hôtel. Si vous vous sentez la vocation, vous êtes libre d’aller l’aider.

— Je ne vous cacherai pas que j’ai un certain talent pour déboucher les bouteilles, répondit Bertram en quittant le salon.

— Voilà qui assure les privilèges d’amoureux, se dit Harcourt.

La besogne de maître d’hôtel semblait tout à fait achevée lorsque Bertram arriva dans la salle à manger, ou du moins mademoiselle Waddington ne s’en occupait pas. Accoudée à la cheminée, elle semblait absorbée dans la contemplation d’un bouquet que Bertram avait trouvé moyen de lui faire parvenir depuis son arrivée à Littlebath. Comment s’étonner après cela qu’à l’hôtel de la Charrue on fût au courant de tout ?

Passons sous silence les privilèges d’amoureux. Caroline Waddington n’était pas fille à être très-prodigue en pareille matière, et en cette occasion elle ne se départit pas de ses principes.

— M. Harcourt est-il ici ? demanda-t-elle.

— Sans doute, il est là-haut au salon.

— Il faut donc que j’aille me montrer. Que vous êtes vaniteux, vous autres hommes, quand vous avez quelque jouet à faire voir ! Ce n’est pas que vous ayez personnellement lieu de tirer vanité…

— De la vanité, non ; mais de l’orgueil, oui, — beaucoup de juste orgueil. Je suis fier de vous, Caroline, fier de montrer à mon ami combien est belle la femme qui m’aime.

— Voulez-vous bien vous taire, dit Caroline en lui fermant la bouche avec son bouquet. Quelles folies vous dites là ! Mais venez, votre ami ne reconnaîtra pas volontiers mes perfections si je fais attendre le dîner. Et là-dessus ils remontèrent ensemble au salon.

Tout en se moquant de George et de son envie de la faire admirer, Caroline n’avait rien négligé pour paraître avec tous ses avantages. Elle était on ne peut plus désireuse que Bertram fût fier d’elle, et fier d’elle à juste titre. Elle comprenait que, si elle parvenait à conquérir l’approbation de Harcourt, elle serait à peu près assurée de plaire aux autres amis de George. Elle résolut donc, en entrant au salon, d’être à son mieux, et elle y réussit complètement.

— M. Harcourt, ma nièce, mademoiselle Waddington, dit mademoiselle Baker, en les présentant l’un à l’autre. Harcourt se leva, salua, et demeura émerveillé.

Bertram engagea aussitôt la conversation avec mademoiselle Pénélope Gauntlet ; mais, tout en prêtant l’oreille à l’enthousiasme de la vieille demoiselle au sujet de l’heureuse chance qui avait valu à Arthur Wilkinson la cure de Hurst-Staple, il ne perdait pas de vue son ami. — « Oui, en effet, il a du bonheur, n’est-ce pas ? » disait-il. Tout en parlant d’une voix distraite, ainsi il jouissait avec délices de son triomphe. Il n’avait pas parlé de la beauté de Caroline ; il avait su se taire, et sa discrétion se trouvait récompensée.

Nous avons dit que Harcourt était resté émerveillé. Il s’était imaginé que Caroline Waddington serait une grande et longue fille mal attifée, au nez pointu, aux yeux vifs peut-être, et même aux dents blanches ; qu’elle aurait un sourire prétentieux et minaudier, et qu’elle lui débiterait tout un arsenal de ces petites réparties à effet qui charment les réunions de petite ville. Elle baissa encore dans son estime quand il la crut occupée à surveiller le couvert. Il se dit que les bouts de chandelles et le mouton froid seraient décidément le fort de cette femme-là, et un compte de blanchissage restreint, son ambition la plus chère.

Telles étaient les préoccupations qui le tourmentaient, — car, il faut le dire à son honneur, il s’intéressait à Bertram autant que sa nature lui permettait de s’intéresser à qui que ce fût, — quand il vit paraître Junon.

Elle entra comme une femme qui se sent maîtresse d’elle-même, et qui ne redoute le regard d’aucun œil humain. Harcourt s’était promis, par pure bonté, d’être gracieux pour cette jeune fille ; mais il ne l’eut pas plutôt vue, que la chose se présenta à lui sous un aspect tout différent : daignerait-elle être gracieuse pour lui ? Depuis longtemps il était intimement lié avec Bertram et, en conséquence, sous plus d’un rapport, il n’en faisait que peu de cas. Nous en sommes tous là avec nos amis très-intimes. Mais George grandit subitement de cent coudées dans son estime. Que ne pouvait-on attendre d’un homme qu’une telle femme honorerait de son amour ?

Oui ! Junon venait d’entrer ; car la beauté de Caroline, ainsi que nous l’avons dit, rappelait celle de la reine des dieux. George lui-même s’avoua que jamais il ne l’avait vue si superbement belle. Nous avons déjà décrit ses charmes, et nous n’y reviendrons pas ; nous nous bornerons à dire que Harcourt en fut infiniment plus frappé, à première vue, que ne l’avait été Bertram lors de la rencontre à Jérusalem. Il est vrai qu’à Jérusalem Caroline était assise tout bonnement à table entre sa tante et M. Mac-Gabbery, et ne pressentait nullement l’arrivée de celui qui devait jouer un si grand rôle dans sa vie.

On ne causa guère avant le dîner, qui fut servi sur-le-champ. Harcourt, à peine remis de sa surprise, dut offrir le bras à la maîtresse de maison.

— J’espère que vous approuvez le choix qu’a fait votre ami, lui dit en riant mademoiselle Baker.

— Mademoiselle Waddington est sans contredit la plus belle personne que j’aie jamais vue, répondit-il avec enthousiasme.

Le révérend M. Meek donna le bras à mademoiselle Pénélope Gauntlet, et Bertram, tout fier, les suivit avec les deux jeunes filles. Il commença par offrir le bras à Adela, qui refusa net, puis à Caroline, qui fit de même. Il les prit alors toutes deux par la taille, et les poussa devant lui en sortant du salon. Heureux Bertram !

George prit place au bout de la table, comme étant de la maison, et Harcourt eut la bonne fortune de se trouver assis entre Adela et Caroline.

Il s’aperçut bientôt que Caroline n’était pas seulement belle. Elle causa presque exclusivement avec lui, car elle avait eu le caprice de s’asseoir fort loin de son prétendu, et tout près de sa tante.

— Adela, avait-elle dit tout bas à son amie, en allant dîner, je compte sur vous pour causer toute la soirée avec George, car moi j’ai une nouvelle conquête à faire.

Bertram était enchanté, il n’était pas d’un naturel jaloux, et en ce moment il n’aurait pu trouver l’ombre d’un prétexte à jalousie. Sa bien-aimée se trouvait faire tout juste ce qu’il désirait : elle prouvait l’excellence de son choix à l’homme dont il appréciait le plus l’opinion.

Quand les dames eurent quitté la salle à manger, Harcourt et Bertram regrettèrent amèrement la disposition trop hospitalière de mademoiselle Baker. Ils ne savaient que faire du jeune vicaire, M. Meek. Le Révérend remarqua que mademoiselle Baker était une aimable personne, que mademoiselle Waddington était une charmante personne, que mademoiselle Pénélope Gauntlet était une très-aimable personne, et que mademoiselle Adela Gauntlet était une gracieuse personne : puis la conversation sembla complètement épuisée. Mais le supplice ne fut pas de longue durée, et le café n’était pas encore prêt, que les trois hommes étaient remontés au salon.

— Vous voyez Arthur Wilkinson très-souvent maintenant, n’est-ce pas ? demanda Bertram à Adela.

— Oui, c’est-à-dire non, pas très-souvent. Sa cure lui prend beaucoup de temps. Mais je vois sa sœur Mary très-fréquemment.

— Pensez-vous qu’Arthur soit content de sa position ? Il ne m’a pas paru aussi satisfait que je l’aurais espéré. Cependant c’est une bonne cure, et le marquis s’est certainement montré très-aimable pour lui.

— Oui, très-aimable, répondit Adela.

— Toujours est-il qu’il se passera du temps avant que moi, je gagne douze mille francs par an. Savez-vous que, dans ses lettres, jamais Arthur ne semble heureux d’avoir obtenu cette cure ?

— Vraiment ?

— Non, jamais ; et je lui ai trouvé l’air triste et abattu l’autre jour. Il devrait se marier ; voilà ce que c’est. Tout jeune ministre, dès qu’il a une cure, devrait prendre femme.

— Vous êtes comme le renard qui avait la queue coupée, dit Adela en s’efforçant de causer naturellement.

— Mais la position n’est pas la même. Personne ne peut douter qu’Arthur ne doive se marier. Sa position l’y oblige.

— Il a sa mère et ses sœurs…

— Bah ! une mère et des sœurs ! Une mère, et des sœurs, c’est très-bien — ou c’est très-mal, ça dépend ; mais un ministre de campagne doit être marié. Si vous ne lui trouvez pas une femme là-bas dans votre Hampshire, je le ferai venir à Londres, et je lui en chercherai une moi-même. Occupez-vous donc de cela sérieusement à votre retour, je vous en prie, mademoiselle.

Adela sourit et ne rougit pas ; elle ne jugea pas nécessaire de dire à Bertram qu’elle pensait comme lui qu’un ministre de campagne devait se marier.

— Je ne vous ferai pas de questions, dit Bertram quand il se retrouva dans la rue avec son ami Harcourt, et je ne vous permettrai même pas de me dire votre avis ; nous sommes convenus, vous savez, que vous n’auriez pas le courage de parler franchement. Il ne put s’empêcher de dire ces mots d’un ton légèrement triomphant.

— Mademoiselle Waddington est tout simplement la plus ravissante femme que j’aie jamais vue.

— Allons, allons, tâchez donc d’être un peu plus original. Je vous assure, plaisanterie à part, mon cher Harcourt, que je ne vous demande pas du tout votre avis. Je tenais à ce que vous la vissiez, mais je me soucie comme de l’an quarante de ce que vous en pensez. L’opinion de votre femme, — si jamais vous en avez une, — me sera infiniment plus précieuse.

— Sur mon honneur, Bertram, je n’ai jamais eu moins envie de plaisanter.

— Ce qui n’est pas beaucoup dire, car vous plaisantez toujours. Mais Bertram savait à quoi s’en tenir ; il voyait clairement quelle impression avait produite mademoiselle Waddington, et il en était ravi.

— Et vous avez eu le courage de vous proposer, vous et vos cinq mille livres de rente, à une pareille femme ?

— Ha ! ha ! ha ! Mais je ne vous reconnais plus, Harcourt. Si vous l’admirez par trop, je vous prierai de ne plus revenir à Littlebath.

— Ce serait peut-être prudent. Mon cher Bertram, laissez-moi vous féliciter bien sincèrement. Je ne vois qu’un seul obstacle à votre bonheur futur.

— Lequel ?

— C’est que jamais on ne vous appellera M. George Bertram, mais bien le mari de madame George Bertram. Avec une femme comme celle-là on ne peut pas espérer de jouer le premier rôle. Si vous comptez être lord-chancelier ou secrétaire d’État, vous pourrez y prétendre, mais autrement, vous ne serez jamais qu’un accessoire.

— Bon, bon ; je saurai supporter ce malheur.

La visite d’inspection avait parfaitement réussi et George se coucha et s’endormit dans un véritable état de ravissement. Ce fut dans les mêmes dispositions qu’il se rendit le lendemain avec Harcourt à l’église où ils rencontrèrent Caroline et mademoiselle Baker. Il lui sembla toucher au septième ciel lorsque au sortir de l’église Caroline lui tendit la main, et mademoiselle Baker le trouva presque beau quand il la raccompagna chez elle à l’heure du lunch.

Mais son bonheur subit un assez rude échec ce même soir-là. Harcourt, devant absolument se trouver à Londres le lundi matin de bonne heure, il avait été convenu que les deux amis prendraient le dernier train de dimanche soir. Cet arrangement leur laissait tout juste le temps de dîner chez mademoiselle Baker avant leur départ. Il va sans dire que Harcourt avait demandé à s’en retourner tout seul, mais Bertram ne voulait pas avoir l’air d’être trop sottement épris pour ne pouvoir quitter sa belle et avait insisté pour accompagner son ami.

L’heure du départ fixée, mademoiselle Baker avait invité George à prendre part à une petite conférence qui devait avoir lieu avant le dîner dans son boudoir. Comme il avait quelquefois fait de petites visites à mademoiselle Baker dans cette pièce, il n’attacha pas une grande importance à la demande. Cette fois, Caroline s’y trouvait aussi. Il devina, sur-le-champ, que quelque chose se tramait contre lui.

Mademoiselle Baker engagea la bataille. — George, dit-elle, Caroline m’a fait promettre de vous parler avant que vous retourniez à Londres. Asseyez-vous donc.

— Mon Dieu ! dit-il en prenant place sur le canapé à côté de Caroline, je ne sais vraiment que penser. Vous avez toutes les deux un air si solennel ! Si je dois être condamné, milord-juge, j’espère que vous m’accorderez un long délai.

— Vous l’avez dit, fit mademoiselle Baker, je crains seulement que le délai ne soit trop long, George.

— Que voulez-vous dire ?

— Voici ce que c’est : nous pensons qu’il vaut mieux que le mariage ne se fasse que lorsque vous aurez été reçu avocat.

— C’est absurde ! s’écria George, un peu trop impérieusement pour un amoureux.

— Mais non, George, cela n’est pas absurde ! dit Caroline de sa voix la plus douce et d’un ton presque suppliant. Soyez calme, ne vous fâchez pas. Nous proposons cela pour votre bien.

— Pour mon bien !

— Oui, pour votre bien, dans votre intérêt, répéta-t-elle en passant le bras de George sous le sien et en le serrant pour ainsi dire sur son cœur. Ce que nous disons est certainement dans votre intérêt, George ; et vous savez combien nous sommes tenues d’y penser.

— Eh bien ! moi, dans mon intérêt, je repousse une semblable sollicitude. Je connais le monde aussi bien que vous ou votre tante…

— Je n’en suis pas bien sûre, dit Caroline.

— Et je sais à merveille que nos fortunes réunies devraient amplement nous suffire pendant quatre ou cinq ans. Il faudra, par exemple, que vous renonciez à avoir un cheval…

— Cela, c’est la moindre des choses, George, — la moindre des choses.

— Et ce serait tout. Combien de milliers de ménages vivent à Londres, pensez-vous, avec un revenu moindre que celui que nous aurions ?

— Bien des milliers, sans nul doute. Mais est-il beaucoup de ménages, en est-il un seul, qui soit heureux avec cette fortune, quand le mari a été élevé comme l’a été M. George Bertram ?

— À mon avis, Caroline, vous n’y entendez rien. Ce sont sans doute vos amis du soi-disant grand monde de Littlebath, qui vous auront donné cette panique au sujet de l’argent.

— Je n’ai pas d’ami à Littlebath avec lequel je daignerais parler de cette affaire ; je n’ai que ma tante Mary, dit Caroline d’un ton légèrement offensé, mais sans trop de colère.

— Et vous, tante Mary, qu’en pensez-vous ?

— Mon Dieu ! moi, je suis de l’avis de Caroline ; réellement je suis tout à fait de son avis.

— Je comprends, elle vous aura persuadée. (Ceci était vrai.)

— Oserai-je vous demander, mademoiselle, la date que vous daignez fixer maintenant pour notre mariage ? dit Bertram d’un ton moitié fâché, moitié railleur. (Il sembla à Caroline que le ton fâché dominait.)

— Le lendemain du jour où vous serez reçu avocat, monsieur Bertram ; à moins toutefois, que vous ne vous sentiez pas de force à supporter ces deux grands événements arrivant coup sur coup.

— Vous savez, je pense, que ce serait retarder notre mariage de près de trois ans ?

— De plus de deux ans, oui, si je ne me trompe.

— Et vous pouvez parler sans émotion d’un pareil délai ?

— Pas sans émotion, George, mais avec une détermination bien arrêtée.

— Et pourquoi, moi aussi, n’aurais-je pas une détermination bien arrêtée ?

— Mais, sans doute, mon ami, cela vous est permis. Vous pouvez me proposer, si vous en avez le courage, d’ajourner encore notre mariage à deux ans au delà du terme que j’ai dit moi-même. Vous pouvez même me dire, si cela vous convient, qu’à de pareilles conditions vous ne voulez plus m’épouser du tout. Nous avons, l’un et l’autre, ce que vous autres avocats vous nommez un veto. Eh bien ! mon ami, j’oppose mon veto à la pauvreté pour vous, à la gêne de tous les jours, à une maison mal tenue, au danger d’avoir une femme irritable et maussade. Je serai toujours enchantée de pouvoir vous aider à être heureux, prospère et vaillant vis-à-vis du monde ; mais je ne veux pas être pour vous une pierre au cou qui paralyse vos premiers efforts. Si moi, je puis attendre, George, ne le pourrez-vous pas ? Cette position que je vous propose, qui offre tant d’inconvénients pour une jeune fille, ne gêne nullement un homme.

Le lecteur a dû déjà s’apercevoir que mademoiselle Waddington n’était pas facile à persuader. En cette occasion, Bertram échoua complètement. Il y eut un moment où la tante Mary fut sur le point de céder, mais Caroline ne bougea pas plus qu’un roc. Toute l’éloquence de George — et il fut très-éloquent — demeura sans effet. Le ton de Caroline s’adoucit, ses manières devinrent affectueuses, presque tendres : mais rien ne put l’engager à se rétracter. Bertram prit la chose de fort haut, et dit que cet ajournement équivalait à l’annulation de toute promesse. Caroline ne se fâcha pas ; elle ne le prit pas au mot ; mais elle lui dit à voix basse qu’elle sentait bien que par la résolution qu’elle avait annoncée elle lui avait donné le droit de se dégager. Il pouvait reprendre sa liberté sans manquer à la loyauté. Mais elle ajouta, qu’en ce qui la concernait, ce serait manquer à la vérité que de prétendre qu’une pareille décision lui ferait plaisir ; qu’elle lui ferait… lui ferait… pour la première fois l’émotion la gagna, et, avant qu’elle pût achever, George était à ses pieds, lui jurant qu’il ne voulait pas, qu’il ne pouvait pas vivre sans elle, qu’elle devait bien savoir qu’il ne le voulait ni le pouvait.

Ainsi finit la petite conférence. George certainement ne l’avait pas emporté. Caroline, en revanche, avait réussi à faire connaître sa résolution, sans pour cela perdre son prétendu. Chaque fois qu’elle avait répété sa détermination de ne pas se marier avant que George fût reçu avocat ; la tante Mary avait fait suivre la déclaration d’une petite clause — portant que cette décision pourrait être annulée d’un moment à l’autre par quelque nouvel acte de générosité de la part de l’oncle Bertram. Pour la tante Mary, l’oncle millionnaire, le riche grand-père était encore le bon génie qui pouvait et devait apparaître sur la scène, au dernier acte, pour tirer tout le monde d’embarras.

En rentrant le soir à Londres avec son ami Harcourt, George Bertram ne se sentit pas aussi triomphant dans son amour qu’il avait été le matin avant la conférence.