Charpentier (1p. 186-209).

CHAPITRE XI

VALE, VALETE.

Mademoiselle Baker se montra un peu vexée de ce qu’on l’eût laissée si longtemps assise à côté de mademoiselle Todd, au coin du mur du jardin ; mais mademoiselle Todd elle-même ne laissa percer aucune mauvaise humeur. C’était une de ces personnes qui ne se plaignent jamais et qui trouvent un antidote à tout, jusque dans le mal lui-même. Il était vrai qu’elle avait attendu deux heures, assise sur une grosse pierre au bord du torrent du Cédron, mais d’un autre côté n’avait-elle pas acquis par là le droit de raconter à tout le monde comme quoi M. George Bertram et mademoiselle Caroline Waddington avaient passé ces mêmes deux heures en tête à tête sur la montagne ?

— Mon Dieu, Caroline, nous pensions que vous ne reviendriez jamais, dit mademoiselle Baker.

— C’est la faute de M. Bertram, ma tante ; on ne peut pas le faire bouger quand il est là-haut sur un certain rocher. Il a le projet de se faire ermite, je crois, et de se construire une cellule à cet endroit.

— Si jamais je me fais ermite, ce sera sans contredit dans l’idée de vivre là. Mais je crains de manquer de la persévérance nécessaire à une vie de sainteté.

— J’espère que vous ne nous avez pas fait attendre tout ce temps pour rien ; vous avez eu quelque succès, je pense ? dit mademoiselle Todd tout bas en riant à Bertram. Mademoiselle Todd avait l’air joyeux en parlant ainsi ; mais il faut dire aussi qu’elle avait toujours l’air joyeux.

— J’ai très-certainement fait ce que je ne comptais pas faire, et par cela seul, on est en droit de dire que je n’ai pas réussi, répondit Bertram en affectant de parler sentencieusement.

— Donc, elle aura refusé, se dit mademoiselle Todd. Quelle petite sotte que cette fille-là ! Mais ce fut une grande consolation pour mademoiselle Todd de penser qu’elle savait à quoi s’en tenir sur cette affaire.

Le soir même le projet de quitter Jérusalem fut arrêté. J’entends seulement parler des projets de ceux dont nous avons à raconter les destinées ; mademoiselle Baker et sa nièce, sir Lionel et son fils. Pour le moment, nous devons prendre congé de mademoiselle Todd. Elle n’épousa point du coup sir Lionel, et elle n’eut pas même la satisfaction de savoir que ses amis l’accusaient d’en avoir le désir. Mademoiselle Todd avait ses faiblesses, comme tout le monde, mais tout compte fait et en compensant le bien avec le mal, je ne demande pas mieux, quant à moi, de me retrouver bientôt avec elle. Nous pouvons aussi dire adieu à ses amis. M. Mac-Gabbery ne mourut point d’amour. M. Pott offrit son cœur et sa main à mademoiselle Jones qui les accepta ; mais le mariage fut rompu par les Pott, père et mère, dont l’indignation, à cette occasion, faillit faire mourir de peur la pauvre madame Jones. M. et madame Hunter s’établirent pendant quelque temps sur les coteaux du Liban, mais finirent par se décider à revenir à toutes les incommodités de la vie européenne. Madame Hunter fit l’épreuve de son costume favori aux eaux, en Angleterre, mais n’obtint qu’un médiocre succès. Quant à M. Cruse, je dirai seulement que madame Pott la mère lui fit une scène terrible, parce qu’il avait permis à son pupille de tomber amoureux, et que M. Pott père menaça, pour le punir, de retenir ses appointements. Une lettre d’avoué empêcha la réalisation de cette menace.

Je dois dire que les projets de mademoiselle Baker avaient subi quelques changements depuis l’arrivée des Bertram à Jérusalem, et il est juste d’ajouter que ces changements avaient été suggérés par sa nièce. La première intention de ces dames avait été de poursuivre leur route jusqu’à Damas. Puis mademoiselle Baker avait supplié Caroline de lui épargner ce surcroît de voyage, — ses forces, disait-elle, étant épuisées tout aussi bien que sa garde-robe, et Caroline avait consenti à rentrer en Angleterre par la voie la plus directe. Ensuite, était survenue la tentation d’aller avec les Bertram jusqu’à Beyrout, et mademoiselle Baker avait reçu l’ordre de se réparer extérieurement et intérieurement. Elle avait obéi, et voilà que de nouveau tout était changé ! Caroline savait qu’elle ne pouvait voyager avec George Bertram sans lui promettre de l’épouser, ou sans se brouiller avec lui. Elle ne voulait pas s’engager sans de plus amples réflexions. Elle décida donc que le mieux serait de reprendre l’ancien projet de sa tante et de revenir en Angleterre par la route la plus simple, c’est-à-dire par Jaffa et Alexandrie.

Il fallut apprendre ce changement de direction non-seulement à sa tante, mais encore aux Bertram, et, chose singulière, elle prit son parti de dire aux uns et aux autres la simple vérité. Elle se décida à raconter à sa tante ce qui était arrivé, et se promit de faire comprendre à Georges, en très-peu de mots, mais d’une manière affectueuse, qu’il serait plus sage pour eux, vu leur position, de ne pas voyager ensemble. C’était une personne très-prudente que mademoiselle Waddington : elle venait de se débarrasser d’un amoureux parce qu’elle ne l’aimait pas, et voilà qu’elle se montrait toute disposée à en éloigner un autre parce qu’elle l’aimait.

Les Bertram, père et fils, devaient quitter Jérusalem dans deux jours. George se proposait d’accompagner son père jusqu’à Constantinople, et, après avoir un peu vu les vrais Turcs dans la véritable Turquie, de retourner ensuite à Londres. Depuis sa dernière promenade au mont des Oliviers, il n’avait pas reparlé d’entrer dans l’Église.

Le soir même, Caroline régla tout avec sa tante.

— Ma tante, dit-elle, pendant qu’elles étaient occupées l’une et l’autre à faire leur toilette de nuit, ma tante, vous allez me trouver bien capricieuse ; savez-vous que je pense que nous ferons mieux, après tout, de nous en aller à Alexandrie !

— Mon Dieu ! que j’en serais contente, mon enfant ! Jane me dit que je ne pourrai jamais me faire faire ici une robe que je puisse mettre.

— Vous trouveriez une robe à Damas, j’en suis sûre, mais…

— Et puis, franchement, je ne me sens pas de force à faire encore une longue route à cheval. Je serais bien fâchée de te contrarier, mais si réellement, là, cela ne te fait rien…

— D’un certain côté cela me fait quelque chose, et, d’un autre, cela m’arrange. Mais il faut que je vous raconte cela. Je ne veux pas que vous me croyiez trop changeante, et que vous pensiez que je vous prie d’aller par ici, et puis par là, sans raison.

— Non, mon enfant ; je sais que tu le fais pour moi.

— Ce n’est pas tout à fait cela non plus, ma tante. Écoutez-moi ; M. Bertram, aujourd’hui, m’a…

— Est-ce qu’il se serait déclaré, par hasard ?

— Oui, ma tante, tout juste. Et en conséquence, il me semble que nous ferons mieux de ne pas voyager ensemble.

— Mais Caroline, dis-moi, dis-moi donc, que t’a-t-il dit, et que lui as-tu répondu ? Mon Dieu ! voilà qui est bien subit ! Et mademoiselle Baker se rejeta dans son fauteuil, ses cheveux grisonnants répandus sur ses épaules, et son peigne encore à la main.

— Quant à ce qu’il m’a dit, je vous en fais grâce, ma tante. C’était le vieux refrain, je pense, et cela signifiait qu’il voulait m’épouser.

— Sans doute, sans doute.

— Comme vous le dites, ma tante, c’était trop subit. M. Bertram a de grandes qualités, de très-grandes qualités ; on ne peut s’empêcher de l’aimer. Il a beaucoup d’esprit aussi.

— Oui, Caroline. Et puis, il sera l’héritier de son oncle, probablement.

— Je n’en sais rien ; à dire la vérité je n’y ai pas pensé. Du reste, cela n’aurait rien changé.

— Et tu as refusé ?

— Je ne sais pas au juste. Je sais que j’ai plutôt refusé qu’accepté ; je sais qu’il me faudra aimer un homme bien plus que je ne l’aime aujourd’hui avant de me décider à me marier, et il me semble, après tout ce qui s’est passé, que nous ne devons pas aller à Damas ensemble.

La tante Mary ne demandait pas mieux que de se soumettre à cette dernière décision, et les raccommodages de toute sorte furent en conséquence interrompus. Elle se chargea d’expliquer à sa façon la chose à sir Lionel, tandis que Caroline en ferait autant de son côté à l’égard de George Bertram. Sur un autre point encore, mademoiselle Baker avait une manière de voir très-décidée, mais elle ne jugea pas à propos d’en parler à sa nièce. Elle était persuadée que le mariage aurait lieu, et elle était de plus bien résolue à faire tout ce qu’elle pourrait pour y aider. Personnellement elle aimait George, son père lui plaisait, et, en outre, elle se sentait très-bien disposée en faveur de la fortune de son oncle. Elle acheva donc sa toilette de nuit dans un état de calme satisfaction ; elle avait en perspective un excellent parti pour sa nièce, et, après tout, elle se trouvait quitte de cet affreux voyage à cheval de Jérusalem à Damas.

Pendant toute la journée du lendemain, George et Caroline ne se trouvèrent pas seuls un instant. Ils déjeunèrent et dînèrent ensemble, mais George se trouvait assis entre la tante et la nièce, comme il l’avait toujours été depuis son arrivée à Jérusalem.

Sir Lionel lui apprit dans l’après-midi qu’ils n’auraient pas le plaisir de la société de ces dames pendant le voyage, et le railla un peu sur le chagrin que devait lui causer cette nouvelle. Mais George parut prendre la chose très-philosophiquement.

Le soir, lorsque vint l’heure de se quitter, George pressa plus tendrement que de coutume la main de Caroline, et ne put s’empêcher en même temps de plonger son regard jusqu’au fond des yeux de la jeune fille pour tâcher d’y lire quelque espérance. Je n’oserais dire qu’il n’y rencontra rien de ce qu’il espérait y trouver. Si la main qu’il pressa ne lui rendit pas son étreinte, elle parut recevoir la sienne sans déplaisir, et si le regard brûlant qu’il adressa à Caroline ne trouva pas de réponse, les yeux de la jeune fille brillèrent du moins un instant avec une douceur qui ne leur était pas habituelle.

Le lendemain, ils se trouvèrent seuls un instant. C’était la veille du départ de Bertram : le moment était donc venu de parler. Caroline guetta l’occasion, et, le déjeuner fini, — les repas se prenaient en commun, — elle pria Bertram de passer dans le salon de sa tante. Elle était très-calme, car elle savait au juste ce qu’elle comptait faire, et elle put parler sans trouble et sans hésitation. On n’aurait pas pu en dire autant de son compagnon.

— Vous savez que nous ne continuons pas le voyage ensemble ?

— Oui, mademoiselle ; mon père me l’a dit hier.

— Et vous comprenez cette résolution, je l’espère ?

— Pas très-bien Pour parler franchement, je ne la comprends pas du tout, J’ai peut-être été bien présomptueux l’autre jour en vous parlant comme je l’ai fait ; mais je ne vois pas que cela doive déranger tous les projets de votre tante. Vous craignez sans doute que je ne vous importune ; mais auriez pu vous fier à ma discrétion. — Il est encore temps de vous y fier.

— Voyons, monsieur Bertram, il me semble que vous vous écartez bien de cette franchise que vous me recommandiez tant l’autre jour au mont des Oliviers, et que vous vous vantiez de posséder vous-même à un si haut degré. Vous savez à merveille que personne ne vous a trouvé présomptueux. Je n’ai aucune raison de me plaindre de vous, et j’ai tout lieu, en dehors même de l’honneur que vous m’avez fait, — car venant de vous cette offre est un honneur, — de vous être très-reconnaissante. Mais je ne puis pas dire que je vous aime. Il ne serait pas naturel que je vous aimasse.

— Pas naturel, grand Dieu ! Mais moi je vous aime de toute la force de mon âme. Est-ce que ce n’est pas naturel cela ?

Il appartient aux hommes de prendre l’initiative en pareil cas, répondit Caroline en souriant.

— Je ne sais ce qu’il appartient aux hommes et ce qu’il appartient aux femmes de faire. Par là vous entendez sans doute ce que l’usage et les convenances permettent ; et convenance signifie mensonge. Je ne vous connais que depuis une semaine ou deux, et je vous aime tendrement. Vous me connaissez depuis le même temps, et vous êtes aussi capable d’aimer que moi. Il n’y a donc rien d’impossible à ce que vous m’aimiez, — quoique pourtant il me paraisse fort improbable que cela vous arrive jamais.

— C’est bon. Je ne vous contredirai en rien, si ce n’est pourtant à l’endroit de votre orgueilleuse et rancunière petite parenthèse. Mais mettons de côté toutes les questions de probabilité, et voyons ce que je dois faire si je ne vous aime pas. Que conseilleriez-vous en pareil cas à votre sœur ? Serait-il sage de nous trouver constamment ensemble, comme cela ne peut manquer d’arriver en voyage ?

— Alors, dois-je comprendre que décidément vous ne pourrez jamais m’aimer ?

— Je n’ai jamais dit cela. Mais vous me pressez trop, monsieur Bertram, ce me semble.

— Je vous presse trop, dites-vous ? Par le ciel ! Il me semble à moi que je ne saurais trop vous presser en pareil cas. Je vous presse de me dire la vérité, — la vraie vérité, cette vérité qui m’importe tant. Auriez-vous de l’aversion pour moi ?

— De l’aversion ? Oh ! non pas.

— Ne me dites pas non plus que vous ne m’aimerez jamais… Alors pourquoi ne resterions-nous pas ensemble ? Vous prétendez que vous ne me connaissez pas assez ; quel meilleur moyen peut-il y avoir de nous mieux connaître ?

— Si je voyageais avec vous maintenant, ce serait comme si je vous acceptais pour mon futur mari. Consultez votre propre raison, et voyez… Si je vous permettais de m’accompagner, ce ne pourrait être qu’en qualité de prétendu. Pardonnez-moi si je vous dis que je ne saurais vous accorder ce titre. Je suis désolée de vous faire de la peine, même pour un jour ; mais je suis sûre que plus tard vous me saurez gré de ce que je fais.

— Nous ne devons donc plus nous revoir ?

— Au contraire, il est plus que probable que nous nous reverrons. Votre oncle est mon tuteur.

— Et je ne le sais que depuis les quelques jours que je vous connais.

— C’est fort simple ; jusqu’à présent vous avez toujours été, soit au collège, soit à l’université. Mais vous le savez maintenant. Quant à moi, je compte bien que nous nous reverrons, ma tante aussi l’espère.

— Oui, oui, — nous revoir comme de simples connaissances. Mais jamais je ne pourrai me résigner à cela. Je crois que vous ne savez pas, que vous ne saurez jamais ce que j’éprouve pour vous. Si je vous retrouve ce sera pour vous dire et vous redire que je vous aime. Vous êtes, vous, si insensible, que vous ne pouvez comprendre mon… mon… mon impétuosité, puisqu’il vous plaît de l’appeler ainsi.

— D’ici à trois ou quatre mois vous rirez de cette impétuosité, tandis que moi, qui sait ? je regretterai peut-être mon insensibilité, Ces derniers mots furent accompagnés d’un sourire malicieux auquel se mêlait peut-être une nuance d’encouragement.

— Vous me permettrez au moins d’espérer ?

— Non, je ne permets rien. Vous saurez bien, sans ma permission, espérer ce que vous prétendez désirer si ardemment. Mais je ne veux pas plaisanter, car je vous crois de bonne foi.

— Vraiment ? cela n’est pas malheureux.

— Mon Dieu, oui, puisque vous me le dites. Vous m’avez bien surprise, l’autre jour, car je ne me doutais pas des sentiments que vous me portiez. Ceux que j’ai pour vous ne sont nullement de ce genre. Chez moi, l’amour ne saurait naître subitement, et je ne puis pas aimer, seulement parce qu’on m’en prie. Vous ne pouvez désirer que, pour vous être agréable, je vous dise ce qui n’est pas. Quittons-nous donc maintenant, monsieur Bertram. Une fois séparés, nous nous rendrons mieux compte de ce que nous éprouvons l’un pour l’autre. Quant à moi, je puis vous dire sincèrement que j’espère vous revoir, — en tout cas, comme un ami. En disant ces derniers mots, elle lui tendit la main.

— C’est donc un adieu que vous m’adressez ? dit Bertram en hésitant à prendre la main qui lui était offerte.

— Oui, si vous le voulez bien. Nous ne nous reverrons plus qu’en public, à dîner.

— Eh, ne me direz-vous pas d’espérer ?

— Je ne vous dirai rien de plus. Vous me donnerez bien la main en ami, n’est-ce pas ?

Il lui prit la main et la regarda bien en face. Elle n’évita pas son regard ; elle ne laissa voir ni colère, ni plaisir, ni dédain, ni orgueil ; le même doux sourire éclairait son visage, — sourire à la fois malicieux et tendre, mais difficile à interpréter de façon à rassurer ou à désespérer l’homme dont le bonheur en dépendait.

— Caroline ! dit enfin Bertram.

— Adieu, monsieur Bertram, Je vous souhaite de tout mon cœur un heureux voyage.

— Caroline !

Elle voulut retirer sa main ; il la retint et la porta à ses lèvres. Puis, il quitta la chambre. Lorsqu’il referma la porte, Caroline avait encore le même doux sourire.

On reconnaîtra, je l’espère, que mademoiselle Waddington s’était acquittée de son rôle avec habileté, sagesse et délicatesse ; j’ajouterai même qu’elle n’avait point manqué de cœur. Elle avait beaucoup pensé à l’offre de George : elle en avait pesé le pour et le contre et elle en était venue à se dire que ce mariage était, en somme, désirable.

Mais elle voyait deux bonnes raisons pour ne pas accepter sur-le-champ. En premier lieu, George Bertram n’était peut-être pas bien sûr de ses propres sentiments, et, dans cette hypothèse, elle lui rendait service en lui laissant le choix, ou de renouveler son offre ou de se retirer après quelques mois de réflexion. En second lieu, elle ne savait pas lire dans son propre cœur. Elle n’aurait réellement pas su dire si elle aimait, ou si elle n’aimait pas George. Elle était assez portée à croire qu’elle l’aimait, mais il lui semblait qu’avant de s’engager, il serait bon d’en être un peu plus sûre. Elle se rappelait, et pour en tenir compte, qu’au dire de sa tante, George devait hériter du vieil oncle Bertram. Elle aurait cru mal faire en épousant un homme qui n’aurait pas eu les moyens de la faire vivre selon la position qu’elle voulait occuper : elle ne l’eût pas fait par égard pour elle-même, et aussi par égard pour lui. Elle ne se sentait pas faite pour être la femme d’un pauvre diable, et ce n’était point là la vie à laquelle elle s’était préparée. Sur ce point aussi, ses idées étaient parfaitement arrêtées, et elle n’était pas femme à s’en laisser détourner par une petite bouffée de sentiment, Bertram lui plaisait, — il lui plaisait même beaucoup, — beaucoup plus qu’aucun autre homme qu’elle eût jamais rencontré. Sous plus d’un rapport, il atteignait à son idéal : pourtant, elle ne le trouvait ni assez calme, ni assez réfléchi. Il lui semblait un peu trop enthousiaste, et elle se disait qu’un homme, qui parlerait et agirait avec moins d’ardeur, aurait plus de chances de réussir dans la vie. Mais avec le temps il pourrait apprendre, sous ce rapport, et elle aussi pourrait lui enseigner de certaines choses. Bertram lui plaisait, pourquoi donc ne l’épouserait-elle pas, puisqu’il paraissait si probable que son oncle lui laisserait toute sa fortune ?

Malgré sa prudence, Caroline était disposée à courir de certains risques. Elle ne voulait pas être la femme d’un homme pauvre, mais elle ne voulait pas non plus épouser un oisif. Elle désirait, avant tout, que son mari fût un homme actif, honorable et heureux, selon le monde ; elle souhaitait, ainsi qu’elle l’avait dit à Bertram, que le nom de son mari fût dans toutes les bouches et qu’on le répétât dans les journaux. Il fallait qu’elle respectât le maître qu’elle se donnerait et que le monde le respectât aussi. Elle aurait respecté le génie, — le génie tout seul — mais le respect du monde ne s’obtenait pas sans la richesse. Quant à l’amour, c’était une nécessité aussi, mais cette nécessité-là ne venait qu’en troisième ligne.

Étant données les idées de notre héroïne sur le mariage, j’ose dire de nouveau qu’elle se conduisit avec habileté et sagesse, et qu’elle ne se montra même pas complètement dépourvue de sensibilité.

Le lendemain de ces adieux, sir Lionel et George Bertram quittèrent Jérusalem ensemble. Le colonel avait son domestique, comme toujours ; George avait son drogman ; et, de plus, ils étaient accompagnés l’un et l’autre d’un serviteur arabe. En quittant Jérusalem, sir Lionel trouva tout naturel de laisser à son fils le soin de régler la note de l’hôtel.

— Au fait, George, avait-il dit en souriant, je sais que tu es en fonds, et moi je ne le suis jamais. De plus, tu as une vache à lait sur laquelle tu peux compter. Ma vache, à moi, c’est le gouvernement, et c’est une mauvaise laitière ; on est constamment à sec avec celle-là.

George sourit aussi et solda la note avec empressement, en protestant que cela n’était que juste, puisque sir Lionel n’avait fait le voyage que pour se trouver avec lui. En conséquence, le colonel se dit qu’il avait été adroit ; mais en ceci il se trompait grandement. Ses calculs reposaient sur une base fausse. « George, pensait-il, est jeune, il n’y regardera pas ; à son âge on ne tient pas à l’argent. » George, en effet, ne tenait pas à l’argent, mais il tenait beaucoup à son père, et il connaissait assez le monde pour savoir que sir Lionel aurait dû payer sa part de la dépense. Il commença à comprendre pour la première fois les sentiments que son oncle exprimait si souvent.

Le père et le fils se mirent en route avec des idées fort différentes sur l’objet de leur voyage. Sir Lionel voulait arriver à Constantinople, et, pour faire plaisir à son fils, il consentait à passer par Damas et Beyrout ; mais George voulait voir Rama, et le puits de la Samaritaine à Sichem ; il voulait gravir le mont Carmel et coucher une nuit au moins dans le monastère. Il lui fallait visiter le mont Thabor, et Bethsaïda et Capharnaüm ; se baigner dans la mer de Galilée, comme il s’était baigné dans le Jourdain et dans la mer Morte ; voir Gadara, Gergèse et Chorazin ; par-dessus tout il lui fallait poser le pied avec respect sur le sol de Nazareth et pouvoir se dire que la terre qu’il foulait était sainte.

Sir Lionel n’aurait pas donné deux sous de Bethsaïda ou de Chorazin, il ne les aurait pas donnés même pour voir Nazareth, mais pour plusieurs raisons il tenait à être bien avec son fils. En premier lieu, l’homme qui fait payer sa note à un autre doit toujours quelques concessions à celui qui la paye. En tout cas, sir Lionel était disposé à en faire ; quant à cela, il ne demandait pas mieux que d’être juste. Ensuite il avait des projets pour le succès desquels il était nécessaire que George eût de l’affection pour lui. À ce point de vue, il avait jusque-là bien joué, — très-bien joué son rôle, si nous exceptons toutefois cette petite maladresse de faire payer sa note à Jérusalem. Il s’était rendu très-agréable à son fils ; il avait beaucoup fait pour lui gagner le cœur, et il était fort disposé à faire plus encore, — à faire, en un mot, tout, sauf ce qui le gênerait personnellement par trop. Nous pouvons même ajouter, sans que cela implique la moindre contradiction dans le caractère général de sir Lionel, qu’il avait vraiment du goût pour son fils.

Toutes ces considérations le soutinrent pendant quelques jours de courses à droite et à gauche, et lui inspirèrent de la persévérance à défaut de patience. Il visita avec résignation des endroits qu’on lui dit être célèbres dans le monde entier, mais dont les noms n’éveillaient chez lui que des souvenirs vagues et lointains, et ils lui parurent misérables, arides et ennuyeux. Il supporta Gibeon, Shiloh et Sichem, voire même Gilgal et Carmel ; mais, arrivé là, il n’y tint plus. Sa conscience, dit-il, ne lui permettait pas de rester plus longtemps absent de ses devoirs officiels. Il découvrit qu’il était tout près de Beyrout ; qu’il pourrait s’y rendre à cheval en deux jours sans passer à Damas. La cuisine du mont Carmel ne le raccommoda pas avec la Terre sainte. Enfin il s’aperçut qu’il était un peu souffrant. Il rappela à George en riant qu’à vingt-trois ans on est plus jeune qu’à soixante ; bref, il refusa tout net de retourner en arrière pour voir la mer de Galilée. « Mais, ajouta-t-il, si George en avait vu assez, combien il serait heureux de l’avoir pour compagnon de route jusqu’à Jérusalem ! »

Rien ne put ébranler George : il voulait voir Nazareth. Le père et le fils se séparèrent donc en se donnant rendez-vous à Constantinople. Nous ne les suivrons ni l’un ni l’autre. Sir Lionel, dont toute la dépense avait été payée, arriva sur les rives du Bosphore avec la bourse bien garnie, espérons-le. George, demeuré seul, voyagea lentement, songea beaucoup à tous ces lieux vénérés qu’il visitait, — et beaucoup aussi à son amour. Il se sentit bien tenté de retourner sur ses pas pour retrouver mademoiselle Baker et Caroline, mais une sorte de mauvaise honte le retint.

Quinze jours après le départ de son père, George était à Damas ; et, huit jours plus tard, il s’embarquait sur le paquebot de Beyrout. En quittant la Palestine, il ne se sentait pas heureux. Il avait subi pendant un court espace de temps la puissance d’une influence spirituelle et s’était promis de consacrer sa vie à une sainte et noble ambition. La promesse n’avait été faite, il est vrai, que dans son propre cœur, et l’humiliation d’y manquer était en conséquence moins grande ; mais il se disait qu’il s’était laissé détourner de sa résolution par quelques paroles tombées d’une bouche vermeille, et par un seul regard de dédain de deux beaux yeux, et cela sans que cette bouche eût confessé pour lui le moindre amour, sans que ces yeux l’eussent regardé avec la moindre tendresse. Il ne pouvait songer avec satisfaction à son voyage en Terre sainte, et pourtant il y eût volontiers prolongé son séjour. Qui sait ? S’il gravissait de nouveau cette montagne, s’il revoyait Sion et le Temple, qui sait si l’esprit ne triompherait pas encore de la chair ? Mais, hélas ! il lui fallait s’avouer qu’il ne désirait plus voir triompher l’esprit. Le monde avait vaincu ; l’attrait de la chair était trop puissant. Au sommet de la montagne d’Hermon, il se retourna une dernière fois en soupirant, il étendit encore une fois les bras vers Jérusalem, prononça dans son cœur un dernier adieu pendant que ses regards cherchaient au loin les eaux étincelantes de la mer de Galilée, puis tourna résolument la tête de son cheval du côté de Damas.

En notre heureux temps de chemins de fer, le voyageur peut quitter Florence, Vienne, Munich ou Lucerne, sans éprouver les amertumes de l’adieu. Tous ces endroits-là sont si rapprochés qu’il doit compter les revoir, — tout du moins il peut l’espérer. Il n’en est pas de même pour Jérusalem. Celui qui lui dit adieu doit se dire qu’il la voit probablement pour la dernière fois. Or, il faut avoir le cœur bien froid pour ne voir dans la Palestine qu’un pays comme un autre. Ne soyons donc pas surpris si Bertram se sentit un peu triste en redescendant le versant de la montagne d’Hermon.

À Constantinople, sir Lionel et George se retrouvèrent, et notre héros passa un mois fort agréablement avec son père. On était au printemps, les grandes chaleurs ne se faisaient pas encore sentir, et George fut enchanté, sinon de la ville du sultan, du moins des environs. Son père se montra à lui sous un nouveau jour : il y eut plus d’intimité entre eux qu’à Jérusalem ; ils ne vivaient pas dans une société de femmes, et peu à peu sir Lionel abdiqua les faibles prérogatives d’autorité paternelle et le peu de retenue qu’il avait exercés jusque-là. Il parut désirer de vivre avec son fils sur le pied d’une parfaite égalité, il se mit à lui parler comme les jeunes gens se parlent entre eux, enfin, sembla perdre de vue la différence de leurs âges et provoquer volontiers l’absence du respect filial.

Par ses habitudes de vie et par son entrain, sir Lionel, à vrai dire, était fort jeune pour son âge. Il ne faisait jamais valoir ses années pour refuser un plaisir ; il n’en parlait même jamais que lorsqu’il s’agissait de se dérober à quelque corvée. Il est des sujets sur lesquelles jeunes gens s’entretiennent volontiers entre eux, mais dont ils hésitent à parler devant leurs supérieurs en âge : sir Lionel fit de son mieux pour combattre tout sentiment de cette nature chez son fils. Du vin, des femmes, du jeu, des chevaux, de l’argent, et des dettes, il parlait librement, et d’une façon qui choqua d’abord Bertram, mais à laquelle il finit par trouver un certain agrément. Un jeune homme est toujours un peu flatté de la familiarité d’un vieillard, et c’est pour cela que le vice chez les vieillards est si dangereux. Je ne prétends pas dire que sir Lionel cherchât à entraîner son fils au mal ; mais il lui laissa clairement entendre qu’il considérait la moralité comme un attribut spécial de l’état ecclésiastique, que les laïques n’étaient nullement tenus d’affecter, quand ils ne se trouvaient pas en compagnie de femmes que l’on devait respecter, et tromper par cette comédie.

George Bertram aimait son père et se plaisait dans sa société, mais, malgré tout, il se sentait un peu honteux et, parfois, très-attristé de sa manière d’être. George était jeune et ardent ; il ne possédait pas la force de caractère qu’il lui eût fallu pour résister au charme qu’exerçait sir Lionel, mais il se rendait bien compte qu’il eût voulu voir d’autres sentiments à son père, et il reconnaissait malgré lui, tout bas, que la sévérité de son oncle était méritée.

Il n’avait compté passer que huit jours à Constantinople ; son père trouva moyen de l’y retenir pendant un mois. Il s’était promis qu’à son retour en Angleterre il serait en position de rendre à son oncle les huit mille francs pour lesquels Pritchett lui avait ouvert un crédit : cela ne lui était plus possible. Sir Lionel faisait beaucoup de dépenses, et bien qu’à Constantinople il fût, pour ainsi dire, chez lui, George en payait toujours la plus grosse part.

Le sujet de conversation que sir Lionel semblait préférer à tout autre était la destination éventuelle de la fortune de son frère. Il s’aperçut bientôt que George avait sur cette matière des idées beaucoup trop romanesques, qu’il était ridiculement indifférent à ses propres intérêts, et que si l’on ne parvenait pas à lui faire mieux comprendre ses droits et mieux apprécier sa position comme unique neveu d’un homme très-riche, il pourrait bien arriver que cette magnifique fortune lui glissât entre les doigts. Préoccupé de cette crainte, sir Lionel tâcha de retenir auprès de lui son fils, afin de lui inculquer, si faire se pouvait, quelques utiles principes de sagesse mondaine.

Il comprit bien qu’il serait inutile de catéchiser George sur le meilleur moyen de flatter son oncle ; une telle prétention l’aurait infailliblement éloigné et révolté ; mais il se dit qu’il y avait quelque chose à faire en employant sans se lasser, mais avec beaucoup d’habilité et de finesse, un badinage railleur et à demi méprisant. Petit à petit, il crut s’apercevoir que George l’écoutait avec plus de complaisance, qu’il apprenait à convoiter, enfin qu’il saurait un jour apprécier à leur véritable valeur ces richesses immenses. Fortifié par cette pensée, sir Lionel persévéra avec courage jusqu’au bout.

— Dis bien des choses aimables pour moi à mon frère, dit le colonel à son fils la veille du jour où ils devaient se séparer.

— L’oncle George ne se soucie guère d’entendre des choses aimables, répliqua le fils en riant.

— Je le sais bien. Il aimerait bien mieux que je le donnasse de quoi solder sa note, n’est-ce pas ? Mais comme je ne puis pas faire cela, les choses aimables valent encore mieux que rien. La note de l’oncle George était peu à peu devenue un sujet constant de plaisanteries entre le père et fils. Sir Lionel n’en parlait jamais que de façon à faire rire George le neveu, et celui-ci, qui se reprochait sa gaieté dans les commencements, en avait pris insensiblement l’habitude.

— Je crois que mon oncle ne compte ni sur votre argent, ni sur vos bonnes paroles, dit-il à son père.

— Il n’en sera pas moins charmé de les recevoir. Ne crois donc pas tout ce que chacun te dit de lui-même ! Quand un homme t’assure qu’il déteste la flatterie et que les belles paroles ne lui font rien, que cela ne t’empêche pas de lui débiter toutes les gracieusetés que tu pourras trouver. Il ne sera pas plus fort qu’un autre parce qu’il se vante de sa force.

— Je crois pourtant que vous auriez de la peine à flatter mon oncle.

— Peut-être ; aussi m’y prendrais-je avec beaucoup de précautions. Mais, à ta place, je ne chercherais pas à le flatter, j’essayerais plutôt de la soumission. Il a toujours aimé à faire le tyran.

— Mais moi je n’aime point à faire l’esclave.

— L’esclavage d’un neveu préféré serait probablement assez mitigé.

— Oui ! cela se bornerait à rester perché sept ou huit heures par jour sur un tabouret de commis dans un comptoir.

— Ce serait intolérable si cela devait durer ; mais, crois-en mon expérience, George, si tu pouvais te décider à faire cela pendant six mois seulement, au bout de ce temps-là, la partie serait gagnée.

— En tout cas, je ne l’essayerai pas.

— Comme tu voudras ; tu es libre. Tout ce que je puis dire, c’est que bien des hommes à ta place en seraient fortement tentés. Je suis persuadé que si tu faisais toutes les volontés de ton oncle pendant six mois, tu siégerais au Parlement avant deux ans d’ici. Sir Lionel s’était assuré que le plus cher objet de l’ambition de son fils était d’arriver à la Chambre des communes.

Le soir de ce même jour, comme le père et le fils prenaient leur café en fumant, sir Lionel aborda un autre sujet. — Je ne sais pas si c’était sérieux, dit-il, mais quand nous étions à Jérusalem, il m’a semblé, maître George, que tu t’occupais beaucoup de Caroline Waddington.

George rougit et affecta de rire.

— C’était certainement une fort belle personne, poursuivit son père, — une des plus belles personnes que j’aie vues depuis longtemps. Quelles épaules, et quel cou ! Quand tu la traînais là haut sur la montagne des Oliviers, ce n’était pas seulement par amour de la géographie biblique, dis donc ?

George tâcha de rire et ne réussit qu’à avoir l’air d’un imbécile.

— Si tu n’en étais pas amoureux, tout ce que je puis dire, c’est que tu aurais dû l’être. Moi, je l’étais.

— Eh bien ! mon père, elle est encore libre, à ce que je crois ; présentez-vous, si le cœur vous en dit.

— Je ne demanderais pas mieux. Si je connaissais le secret de Médée, je me ferais couper en petits morceaux et bouillir tout vif dans l’espoir de rajeunir à son intention. À propos, Georges, je peux te dire quelque chose sur la demoiselle.

— Quoi donc ?

— Je te l’aurais conté quand nous étions là-bas à Jérusalem, mais nous ne nous connaissions pas aussi bien alors qu’aujourd’hui, et je n’aurais pas voulu paraître indiscret.

— De votre part il ne pouvait y avoir indiscrétion.

— Voici ce que c’est : Si mon frère a jamais aimé quelqu’un au monde, — et la chose me paraît, quant à moi, fort douteuse, — il a aimé le père de cette jeune fille. Si Waddington vivait encore, il aurait aujourd’hui mon âge. Ton oncle l’avait pris par la main dans sa jeunesse et aurait fait la fortune du pauvre garçon, s’il n’était mort aussitôt. Selon moi, cela avancerait beaucoup tes affaires, si ton oncle savait que tu veux épouser Caroline Waddington.

George ne répondit pas, et se mit à lancer en l’air avec vigueur de grands nuages de fumée. Sir Lionel, de son côté, n’ajouta rien et changea de conversation sans affectation. Le lendemain, de grand matin, George Bertram quittait Constantinople après avoir reçu de sir Lionel la promesse qu’il viendrait voir son fils en Angleterre, aussitôt que les besoins du service public lui en laisseraient la liberté.