Charpentier (1p. 168-185).

CHAPITRE X

RÉSULTATS DU PIQUE-NIQUE DE MADEMOISELLE TODD.

Sir Lionel ne partagea que faiblement le dégoût qu’avait inspiré à son fils le charlatanisme déployé à l’église du Saint-Sépulcre ; mais il n’éprouva aussi qu’un enthousiasme très-modéré au sujet du mont des Oliviers. Il se promena dans le Saint-Sépulcre comme il s’était promené tant de fois dans d’autres églises à l’étranger ; jeta un coup d’œil, en passant, à droite et à gauche, remarqua que la toiture était en assez mauvais état, refusa de pénétrer dans le sanctum sanctorum, puis, cela fait, il demanda s’il y avait autre chose à voir. Il ne se souciait pas, avait-il dit, de monter dans la galerie, et lorsque George lui avait proposé de descendre dans la chapelle arménienne, il lui avait répondu qu’elle lui semblait bien sombre et bien encombrée de monde. Il avait vu les gardiens turcs sans indignation et n’avait nullement compris pourquoi George en avait été scandalisé.

Au mont des Oliviers il montra une égale froideur et une égale complaisance. Il aurait volontiers renoncé à l’ascension, s’il n’avait craint de désobliger son fils ; mais George y tenait absolument. On chercha donc un âne pour sir Lionel, et ils se mirent en route.

— Ma foi ! oui, dit-il, lorsqu’il eut gagné le sommet, on voit admirablement la ville d’ici. Tu dis donc que c’était là le temple de Salomon ? et maintenant ils en ont fait une mosquée ? Mon Dieu, qui sait si d’ici la fin du monde, les Brahmanes aussi n’y feront pas des leurs. Malgré tout, cette colline est fièrement aride !

Alors George essaya, mais en pure perte, de faire comprendre à son père pourquoi il désirait entrer dans les ordres.

— À propos, dit sir Lionel, — ils étaient assis tout juste à l’endroit où s’était trouvé George lorsqu’il avait pris la grande résolution de renoncer à toutes les ambitions de ce monde pour devenir un des pasteurs du Christ, — à propos, George ne va pas, pour l’amour de Dieu, choisir une profession qui te mette ton oncle à dos. Pourtant je ne voudrais pas te voir t’enterrer dans une étude d’avoué.

— Jamais je n’en ai eu un seul instant l’idée, dit George.

— Je pense qu’avec ton esprit, et sans cela même, avec tes espérances de fortune, ce serait une vraie sottise ; mais, en tenant compte de vos positions respectives, je crois réellement qu’à ta place je ferais à peu près tout ce que le vieux exigerait de moi.

— Je ne ferai pourtant pas cette chose-là, dit George, qui ne trouvait pas que le ton de son père fût très en harmonie avec le lieu où ils se trouvaient.

— Au fait, c’est ton affaire, mon garçon. Je ne me permets pas de te diriger, car je sais que je n’en ai pas le droit ; mais je ne puis m’empêcher d’être inquiet. Ah ! George ! si je pouvais seulement mettre une vieille tête sur tes jeunes épaules, comme tu aurais la partie belle ! Sais-tu bien que ce vieux pourrait te laisser une douzaine de millions ?

Ce n’était certes pas pour entendre de pareilles choses que George avait tenu à revoir le mont des Oliviers, aussi ne fit-il pas de grands frais d’éloquence pour y retenir son père. Sir Lionel remonta donc sur son âne et rentra avec son fils dans la ville, et, tant que dura leur séjour à Jérusalem, George ne lui reparla plus du mont des Oliviers.

Il ne réussit guère mieux auprès d’une autre personne qu’il chercha également à pénétrer de son enthousiasme religieux. Il amena une première fois mademoiselle Baker, avec sa nièce, jusqu’à son rocher de prédilection ; et même avant de quitter Jérusalem, il trouva moyen, dans une promenade, de se retrouver au même endroit, en tête à tête avec la jeune personne.

— Je ne saurais avoir une aussi haute idée du clergé que vous, monsieur Bertram, dit Caroline. Autant que j’ai pu en juger, les ecclésiastiques ne me paraissent pas valoir mieux que les autres hommes ; il semblerait pourtant qu’ils devraient être meilleurs.

— Mais, au moins, vous conviendrez qu’il leur est plus facile de mettre en œuvre la bonté, si le germe en existe chez eux. Le cœur du prêtre devra être plus ouvert à la compassion, ce me semble, que celui d’un avocat ou d’un avoué.

— Je ne comprends pas, au juste, ce que vous entendez par la compassion.

— J’entends… dit Bertram, puis il s’arrêta ; car il ne savait trop comment expliquer sa pensée à cette jeune fille, et il ne se sentait pas bien sûr qu’elle le comprendrait quand il aurait parlé. Or, s’il faut tout dire, quelque penchant qu’il éprouvât pour une vie de sainteté, il ressentait un attrait au moins égal pour sa compagne.

— Il me semble qu’un homme doit toujours choisir la profession qui le mènera le plus loin. Vous avez le droit d’aspirer à une haute position, et, à votre place, je n’irais certes pas m’enterrer dans une cure de campagne.

Ce que disait à Bertram cette fille de vingt ans lui faisait bien plus d’impression que les préceptes pleins d’expérience de son père. Et pourtant les conseils de l’un, comme les avis de l’autre, avaient leur influence, car la bonne semence était tombée chez lui sur un sol bien peu favorable.

Ils s’assirent, et gardèrent le silence pendant quelques instants. Bertram regardait au loin vers le mont Moriah, et songeait aux tables des changeurs renversées dans le Temple, tandis que Caroline Waddington regardait simplement le soleil couchant. Elle aimait et elle comprenait le beau dans l’ordre matériel, mais elle ne savait pas regarder dans le passé, et elle ne pouvait sentir les choses dont l’amoureux Bertram désirait tant l’entretenir. La vue du temple où Jésus avait enseigné ne parlait pas à son cœur.

C’était bien un amoureux que Bertram, quoiqu’il n’eût jamais parlé d’amour à Caroline, et qu’il se fût jamais dit qu’il l’aimât, — semblable en cela à la plupart des hommes, qui ne s’avouent qu’ils aiment que lorsqu’ils se voient forcés de se demander si les paroles d’amour qu’ils viennent de prononcer sont bien la vérité. George et Caroline restèrent silencieux pendant quelque temps, et, à les voir, personne, certes, ne les eût pris pour des amoureux. Il y avait entre eux une distance pleine de convenance et de respect. Bertram étendu sur l’herbe regardait au loin la ville et ne semblait pas voir Caroline ; celle-ci, de son côté, était fort gravement assise sur un rocher et s’abritait de son ombrelle.

— Je pense, mademoiselle, que pour rien au monde vous n’épouseriez un ministre de campagne, dit enfin George.

— Et pourquoi donc pensez-vous cela ?

— Je tire cette conclusion de ce que vous venez de me dire tout à l’heure.

— Je parlais de vous, et non de moi. J’ai dit que vous aviez devant vous une noble carrière, et il ne me semble pas que la vie que mènent, en général, les ministres de campagne puisse s’appeler une noble carrière.

— Mais pour quelle raison la carrière cléricale ne serait-elle point noble ? N’est-il point aussi beau de s’occuper de l’âme que du corps ?

— Je juge d’après ce que je vois. Les ministres, d’ordinaire, aiment la bonne chère, sont fort soigneux de leurs écus, fort peu aimables dans leur intérieur et très-sujets à s’endormir après dîner.

George se retourna sur l’herbe, et cessa pendant quelques instants de regarder au loin, du côté de la ville. Il n’avait pas assez de force de caractère pour rire de cette description, tout en n’en tenant pas compte. Tel qu’il était, s’il ne protestait pas contre ce qu’avait dit Caroline, il fallait qu’il en rît et qu’il en subît l’influence. Il n’y avait pas de milieu : s’il ne lui disait pas qu’elle ne comprenait rien aux plus chères espérances du prêtre, il devait plier devant le mépris que renfermaient ses paroles.

— Et cet homme que vous dépeignez ainsi, pourriez-vous l’aimer, l’honorer et lui obéir ? dit-il enfin.

— Je présume que de tels hommes trouvent des femmes pour tâcher de les aimer, les honorer et leur obéir ; elles y réussissent ou n’y réussissent pas. Quant à moi, je pense que je ferais comme les autres.

— Vous parlez de mon avenir, mademoiselle, comme s’il vous intéressait, mais vous semblez n’attacher aucune importance au vôtre.

— À quoi cela sert-il qu’une femme pense à son avenir ? Elle ne peut rien pour le diriger. À peine peut-elle quelque chose pour la réussite de ses projets. D’ailleurs je n’ai pas le droit de me croire différente du commun des femmes. Je ne suis un double-premier en rien, moi.

— On peut être double-premier sans que cela prouve rien en faveur de la loyauté du cœur ou de la vaillance de l’esprit. Plus d’un homme qui n’était bon qu’à ramper toute sa vie a été double-premier.

— Je ne comprends pas bien ce que vous entendez par ramper, monsieur Bertram. Je n’aime pas plus que vous ceux qui rampent. J’aime les hommes qui marchent la tête levée, et qui, ayant une fois conquis une place, ne la perdent plus. Dans tous les temps il y a des hommes qui obtiennent la renommée, la fortune et le pouvoir : ceux-là ne rampent pas. À votre place, je voudrais être du nombre.

— Alors à ma place vous n’entreriez pas dans les ordres ?

— Pas plus que je ne me ferais cordonnier.

— Oh ! mademoiselle !

— Oh ! mademoiselle… eh bien ! après ? Voyez un peu les ministres que vous connaissez, ne sont-ils jamais plats ? Le vieux M. Wilkinson, par exemple : c’est un excellent homme, j’en suis sûre ; mais trouvez-vous qu’il brille par la noblesse d’âme, la franchise ou le courage ? Remarquez-vous que ces hommes aient en général des vues très-élevées ou des principes très-libéraux ? Je ne voulais pas les assimiler à des cordonniers, mais j’ai voulu dire qu’à votre place il ne me viendrait pas plus à l’idée de faire le métier des uns que celui des autres.

— À ma place, quelle profession choisiriez-vous ?

— Je ne sais que répondre, je ne connais pas votre position.

— Il me faut gagner ma vie comme le commun des martyrs.

— Alors gagnez-la de telle sorte que le monde vous regarde ; que les hommes et les femmes parlent de vous, et que votre nom se retrouve dans les colonnes des journaux. Quelque profession que vous embrassiez, qu’elle soit vivante et vigilante, et qu’elle ne soit pas de celles qu’on peut suivre à moitié endormi.

Bertram ne répondit pas tout de suite, et se prit de nouveau à contempler les rochers du temple. Il revit encore, en pensées, les tables des changeurs renversées par le Maître, et se rappela comment il avait été répondu à celui qui n’avait donné que la moitié de ses biens aux pauvres qu’il avait donné insuffisamment. Mais tout en pensant ainsi, il se sentait tenté de donner moins de la moitié de lui-même, et de trafiquer pour son propre compte dans le temple de son âme. Si la chose eût été possible, il eût volontiers servi deux maîtres, mais puisqu’il fallait choisir, il se prosterna devant Mammon.

— Comment pouvez-vous me parler ainsi, me conseiller l’ambition et avouer en même temps que vous pourriez vous donner à un de ces lourdauds dont vous parliez avec tant de mépris.

— Je ne parle de personne avec mépris ; je ne vous conseille rien, et, pour le moment, il ne s’agit pas pour moi de me donner à qui que ce soit. Vous me demandez s’il est possible que j’épouse jamais un ministre, et je vous réponds que la chose est possible.

— Mademoiselle ! dit George, qui avait définitivement détaché ses regards de la ville pour les reporter sur la rayonnante beauté de Caroline, mademoiselle !

— Eh bien ! qu’est-ce ?

— Vous semblez me ranger parmi les êtres supérieurs…

— En effet.

— Et vous-même, vous vous placez, par comparaison, si bas…

— Non, non, je ne me place point bas. Je suis trop fière pour cela ; je me place seulement bien au-dessous de vous, car je n’ai jamais donné des preuves de génie.

— Eh bien ! — puisque vous le voulez ainsi, — vous vous placez au-dessous de moi. Vous l’avez dit, et je ne vous crois pas capable de dire ce que vous ne pensez pas. Vous ne vous abaisseriez pas jusqu’à me flatter ?

— Non, certes, mais…

— Veuillez donc croire, alors que moi non plus, je ne cherche pas à vous flatter. Je ne vous ai jamais menti jusqu’à présent, et j’ai le droit d’exiger que vous me croyiez. Ce que vous pensez de moi, je le pense de vous. Je suis persuadé qu’une haute destinée vous attend. Il y a en vous un je ne sais quoi, qui me dit que votre existence ne saurait être que brillante. Celui qui sera votre mari ne pourra rester obscur.

— Je ne demande pas mieux qu’il en soit ainsi ; mais il me semble que cela devra dépendre beaucoup plus de lui que de moi.

George tenait beaucoup à dire quelque chose qui pût tendre à unir dans l’avenir sa destinée à celle de Caroline. Il n’était pas encore résolu à lui jurer qu’il l’aimait, ni à lui demander en termes clairs et précis d’être sa femme, mais il lui coûtait de la quitter sans savoir s’il n’avait fait aucune impression sur elle, car il comprenait maintenant, à n’en pouvoir douter, que son propre cœur n’était plus libre.

— Allons ! monsieur Bertram, dit Caroline ; voyez donc le soleil, il a presque disparu. Et vous savez que nous n’avons pas de crépuscule ici. Mettons-nous en route, sans cela ma tante va nous croire perdus.

— Une minute, mademoiselle, une minute encore et nous partirons. Mademoiselle, si vous vous intéressez assez à moi pour me dire quelle carrière je dois suivre, quelle occupation je dois prendre, je vous obéirai. Choisissez pour moi, si vous le voulez bien.

Caroline rougit, — légèrement, il est vrai, mais assez pour qu’il s’en aperçût, et assez, surtout, pour qu’elle en eût elle-même connaissance. Elle aurait beaucoup donné pour rester impassible, et pourtant, cette rougeur lui seyait à merveille. Cette fugitive émotion, en adoucissant l’expression décidée qui lui était habituelle, donnait à sa physionomie le charme de la faiblesse naturelle à son âge.

— Quelles folies vous me dites là ! Vous savez bien qu’il vous faut choisir pour vous-même.

Bertram se tenait debout devant elle en lui barrant le sentier, et elle ne pouvait guère avancer sans qu’il lui fît place.

— Non, dit-il, ce ne sont pas des folies : ce que je pense de vous et surtout ce que je sens pour vous fait que ce ne sont point là des folies ! Si je parlais de la sorte à votre tante, ou à madame Hunter, ou à mademoiselle Jones, ce serait en effet absurde. Je ne me laisserais pas diriger par une personne qui me serait indifférente ; mais, en cette chose, je voudrais être guidé par vous, si vous y consentez.

— Je n’y consens nullement.

— Vous ne me portez donc aucun intérêt personnel ?

— Pardonnez-moi. Votre oncle est mon tuteur ; il m’est donc permis de vous traiter familièrement, quoique notre connaissance ne date que d’hier. Je vous regarde comme un ami et je serai toujours heureuse de vos succès. Elle se tut ; puis, après quelques pas faits en silence, elle ajouta en rougissant (mais cette fois elle fit en sorte de dérober la vue de son visage à Bertram) :

— Si je vous répondais comme vous semblez le désirer, ce serait affecter à votre égard ou bien moins, ou beaucoup plus d’amitié que je n’en éprouve.

— Beaucoup plus d’amitié que vous n’en éprouvez ! répéta Bertram d’un ton mélancolique.

— Oui, beaucoup plus, monsieur Bertram. Mais enfin que voulez-vous donc que je vous dise ?

— Hélas ! je le sais à peine. Rien… rien, ne me dites rien. Et ils firent une centaine de pas en silence.

— Rien, mademoiselle, rien… à moins pourtant que…

— Monsieur Bertram, dit Caroline, et elle lui toucha légèrement le bras, monsieur Bertram, cessez, je vous en prie ; ou du moins pensez à ce que vous allez dire. Un homme de votre sorte ne doit pas parler sans réflexion. Elle était singulièrement maîtresse d’elle-même, bien plus calme que Bertram, et elle dominait naturellement la situation ; pourtant, elle aussi était émue.

— Rien, répéta George, ne me dites rien, — rien, si ce n’est que vous êtes prête à partager mon sort, quel qu’il puisse être. » En disant ces mots, il ne se tourna pas vers elle, mais tint ses yeux fixés sur le sentier qu’ils suivaient. Il ne poussa aucun soupir, et ne lui lança aucun tendre regard. À vrai dire, ses traits résolus et sa rude physionomie ne prenaient pas facilement une expression de douceur. Il fronça le sourcil, serra les dents, et hâta le pas ; et comme Caroline tardait à répondre, il reprit : « Je ne vous demande pas de me répondre sur-le-champ, à moins pourtant que vous ne puissiez me dire que vous me laisserez partager votre sort, quel qu’il soit, et que vous partagerez le mien.

— Monsieur…

— Eh bien ?

— Vous voyez que j’avais raison ; vous avez parlé sans réfléchir ; ne le comprenez-vous pas vous-même ?

— J’ai parlé franchement ; répondez-moi de même. Vous qui êtes au-dessus de tout mensonge, mettez-vous au-dessus de toutes les petites réticences de jeunes filles. Vous ne laisserez jamais croire à un homme que vous l’aimez si cela n’est pas ?

— Non, jamais je ne le ferai.

— Ne le niez pas non plus si cela est.

— Mais cela n’est pas. Depuis combien de temps nous connaissons-nous ?

— En comptant par jours et par heures, il peut y avoir trois semaines. Mais qu’importe ? On n’aime pas les gens en raison du temps qu’on les a connus. En vous je trouve tout ce que je puis aimer, tout ce qui peut me rendre heureux. J’ai du talent, du moins j’ai un certain talent : votre caractère me forcera à en faire un bon usage. Je ne prétends pas dire que je vous convienne : vous seule pouvez en être juge ; mais je sais que vous êtes la femme qui me convient. Maintenant j’accepterai telle réponse que vous voudrez me faire.

En réalité, Caroline se sentait fort embarrassée pour répondre. Bertram lui semblait être de ces hommes qui, lorsqu’ils ont parlé avec décision, acceptent aussi comme décisive la réponse qu’on leur fait. Il n’était ni de ceux qu’on peut tenir en suspens, ni de ceux qu’on rejette sans hésitation ; encore moins était-il de ceux qu’on peut accepter sans réflexion.

Il lui plaisait, — il lui plaisait même beaucoup, si l’on considère combien avait été courte leur connaissance. Elle s’était même demandé s’il ne se pourrait pas faire qu’elle l’aimât un jour. Il était bien né, — chose importante à ses yeux ; chose plus importante encore, il avait du talent ; Elle respectait son caractère et ses opinions, et elle se disait que c’était là un de ces hommes que toute femme pourrait respecter. Mais Caroline Waddington exigeait autre chose encore de son futur seigneur et maître. Elle avait pu rire et plaisanter en parlant de son mariage avec un ministre de campagne, mais, au fond, elle avait des vues bien plus ambitieuses. Elle se promettait fermement de ne jamais se marier sans amour, mais elle comptait bien ne pas se laisser aller à aimer si l’amour devait se mettre en travers de son ambition. Une chaumière et son cœur n’étaient point à ses yeux l’idéal de la félicité humaine. Elle n’avait pas de cupidité, l’argent ne lui représentait pas le bonheur, en un mot, elle ne ferait pas un mariage d’argent ; mais elle savait cependant que sans fortune on ne peut briller dans le monde. Elle n’avait elle-même qu’une petite dot, et ne faisait pas grand cas de sa beauté ; quoique bien née, sa position n’avait rien de brillant ; son intelligence n’avait pas encore été mise à l’épreuve, et elle ne l’estimait pas à sa juste valeur ; donc, tout compte fait, elle ne se reconnaissait aucun droit à un sort exceptionnel : mais elle avait résolu, du moins, qu’aucune imprudence de sa part ne viendrait contrecarrer les chances heureuses que pourrait lui offrir la fortune.

Telle étant la position, que pouvait-elle répondre à Bertram ? Son cœur lui disait de ne pas le repousser, mais elle craignait d’écouter son cœur. Elle tremblait qu’il ne l’entraînât à se sacrifier par amour. Devait-elle, d’un autre côté, faire appel à la prudence, et congédier ce prétendant dont la jeunesse n’avait encore rien produit, dont la fortune était médiocre, et qu’elle ne pouvait épouser qu’après une longue attente ? Mais ce prétendant était plein de talent, il promettait un brillant avenir… Quand Bertram avait parlé, ses paroles étaient parties du cœur malgré lui ; mais Caroline put retourner toutes ces choses dans son esprit avant de lui répondre.

On l’accusera, je le sais, d’être froide, intéressée, dépourvue de sensibilité. Mais, d’une autre part, lorsqu’une jeune, fille laisse de côté toute prudence et se permet d’aimer un pauvre garçon qui n’a rien, de quoi l’accuse-t-on ? Il me semble qu’il est quelquefois bien difficile aux jeunes filles d’agir convenablement. Il ne faut pas qu’elles soient intéressées ; il ne faut pas qu’elles épousent des gueux ; il ne faut pas qu’elles restent vieilles filles ; il ne faut pas qu’elles s’engagent de bonne heure dans un amour sans espoir ; il ne faut pas, non plus, qu’elles soient résolues à n’épouser qu’un bon revenu et une bonne maison. Il devrait vraiment y avoir quelque manuel d’amour qui pût indiquer aux jeunes filles quand elles peuvent aimer sans s’exposer au blâme. Mais notre héroïne n’était peut-être point de celles qui ont besoin de manuel. « Maintenant, j’accepterai la réponse que vous voudrez bien me faire, » avait dit Bertram, et puis il avait attendu.

— Monsieur Bertram, répondit enfin Caroline, il me semble que vous avez parlé sans réflexion. Convenons d’oublier tout ce qui vient de se passer. Vous vous êtes laissé aller à un premier mouvement au lieu d’écouter votre raison.

— Il n’en est rien, mademoiselle ; je ne puis, pas plus que vous, oublier ce qui vient de se passer. Tout ce que j’ai dit, je suis prêt à le redire. Du moment que j’ai compris que je vous aimais, il m’a été tout naturel de vous l’avouer.

— Les promptes réponses ne me sont pas naturelles, mais puisque vous tenez absolument à ce que je vous réponde sur-le-champ, je le veux bien. Votre société m’a été fort agréable, mais jamais je n’ai pensé à vous aimer. Et jamais je ne vous aimerai sans y avoir pensé.

Il serait difficile de dire quelle était la réponse qu’espérait Bertram. Peut-être n’avait-il aucune espérance définie. Lorsqu’il avait gravi la colline avec mademoiselle Waddington, il n’avait pas songé à lui demander de l’épouser. Son cœur, alors, était tourné vers d’autres autels : mais les paroles de la jeune fille, son plaidoyer en faveur des grandeurs de ce monde, l’avait entraîné à se prononcer. Il n’avait fait aucun projet ; mais dès l’instant où il s’était déclaré, un désir intense de réussir s’était emparé de lui.

Tout en marchant à ses côtés, Bertram se demandait ce qu’il fallait penser de la réponse de Caroline. Si on ne reçoit pas d’une femme un refus absolu, on est toujours fort disposé à croire que sa réponse, quelle qu’elle soit, renferme quelque espérance. Les femmes en sont tellement convaincues elles-mêmes, qu’à moins d’un non péremptoire, elles se considèrent comme à peu près engagées. Si une femme dit à un soupirant qu’il ait à attendre quelque peu sa décision, il se croit parfaitement en droit de faire savoir au monde entier qu’elle consent à lui appartenir. Chacun sait ce que veut dire une jeune fille, quand elle renvoie à ses parents pour sa réponse. Il faut que le ton d’une femme soit décidé, — très-décidé, — si elle veut que son « non » soit pris au sérieux. Or, le ton de Caroline n’avait pas été très-décidé, tant s’en faut.

Quelles que fussent les pensées ou les espérances de Bertram, il n’en parla plus pour le moment, il redescendit la côte en silence avec Caroline. Son visage s’était un peu rembruni, mais on n’y lisait pas l’accablement d’un amoureux éconduit. Le feu qui brillait dans ses yeux et l’expression de sa bouche disaient assez qu’il ne regardait pas tout espoir comme perdu ; et, avant d’arriver au bas de la colline, il avait résolu que Caroline Waddington serait sa femme, en dépit de tous les obstacles. Mais on sait qu’il prenait facilement les résolutions, et que, facilement aussi, il s’en laissait détourner.

Caroline fit également la route en silence. Elle sentait que sa réponse avait été ambiguë ; mais il lui convenait qu’il en fût ainsi. Elle comptait, une fois rentrée chez elle, penser froidement à cette proposition, et en peser le pour et le contre. Elle se consulterait consciencieusement pour savoir si elle pouvait se permettre d’aimer cet homme qui, elle le reconnaissait, était si digne d’amour. Mais l’idée de s’adresser à d’autres, de consulter sa tante, par exemple, ne lui vint pas à l’esprit.

Mademoiselle Todd et mademoiselle Baker étaient restées au bas de la colline. La soirée était magnifique et ces dames avaient dit qu’elles se reposeraient tandis que le jeune couple, plus actif et plus enthousiaste, monterait jusqu’au point de vue qu’aimait tant Bertram. Mais, en faisant cette proposition, elles n’avaient pas prévu à quelle épreuve leur complaisance serait mise. La nuit avait presque remplacé le jour, lorsque Bertram et Caroline vinrent les retrouver.