Charpentier (1p. 133-167).

CHAPITRE IX

LE PIQUE-NIQUE DE MADEMOISELLE TODD.

Ce ne fut pas chose difficile que d’obtenir pour sir Lionel la permission de se joindre au pique-nique. Des hommes comme lui, ayant bonne mine et bonnes manières, et possédant de certaines façons aimables et militaires, sont toujours les bien venus dans ces sortes de parties, quand bien même ils sont arrivés à la soixantaine. Lorsque George fit sa proposition à mademoiselle Todd, cette dame se déclara donc enchantée. Elle avait entendu parler, dit-elle, de l’arrivée de sir Lionel à l’hôtel, mais elle n’avait pas osé proposer à un homme de sa sorte de se joindre à leur petite expédition sans prétention. Quant à mademoiselle Baker, dont l’autorité venait en première ligne après celle de mademoiselle Todd dans cette affaire, elle assura qu’elle avait elle-même compté engager sir Lionel en sa qualité d’ancienne connaissance : ainsi, la chose se trouva arrangée.

La société ne devait pas être nombreuse. Il y avait d’abord mademoiselle Todd, qui avait combiné la partie. C’était une demoiselle grasse, blonde et fraîche, qui n’était peut-être pas très-loin de la quarantaine, — une demoiselle d’humeur joyeuse et joviale, très-désireuse de voir le monde, tout en se montrant assez indifférente à ses préjugés et à ses conventions. — « Si elle faisait des frais pour sir Lionel, on dirait, sans doute, qu’elle voulait se faire épouser ; mais elle se moquait bien de ce que diraient les gens ; si sir Lionel lui plaisait, elle ferait des frais pour lui. » Ce fut ainsi qu’elle parla à mademoiselle Baker — avec plus de courage et de sincérité peut-être que l’occasion ne l’exigeait.

Puis il y avait madame et mademoiselle Jones. Mademoiselle Jones est la demoiselle qui perdit son ombrelle sur la montagne de l’Offense, et qui accusa assez légèrement de ce vol les enfants de Siloé. Monsieur Jones se trouvait aussi à Jérusalem, mais on n’avait pu le décider à accepter l’invitation de mademoiselle Todd. Il était occupé sans relâche de recherches archéologiques, s’étant donné pour mission de doter le monde d’une nouvelle et surprenante théorie à l’endroit de la chronologie et de la topographie bibliques. Il parcourait la ville chargé d’énormes tablettes et armé d’outils bizarres, et, en conséquence, les visiteurs enthousiastes de Jérusalem le classaient parmi les incrédules.

Il y avait encore monsieur et madame Hunter — de nouveaux mariés, faisant leur voyage de noces. C’était un couple fashionable, costumé à l’orientale avec la plus scrupuleuse exactitude. Madame Hunter se montrait généralement très-préoccupée de son pantalon, et M. Hunter ne l’était guère moins de l’absence chez lui de ce même vêtement. Ils mettaient l’un et l’autre leurs turbans d’un air dégagé, et portaient avec aisance leurs ceintures ; cependant ceux qui avaient eu occasion de voir M. Hunter se rouler dans la sienne, étaient d’avis qu’un jour ou l’autre il lui en arriverait malheur et qu’il serait atteint de vertiges. Mademoiselle Baker et sa nièce avaient rencontré ce ménage en route et il était censé faire partie de leur société.

Il devait y avoir encore un certain M. Cruse — celui-là même qui s’était montré si contrarié de l’absence de pommes de terre à la table d’hôte. Il voyageait comme gouverneur de M. Pott, un tout jeune homme dont les tendres parents défrayaient toute la dépense de l’expédition en Terre-Sainte. M. Cruse n’était pas d’un caractère heureux et rien ne lui semblait digne d’admiration. Il était assez bien de sa personne, célibataire, nullement dépourvu d’esprit et, somme toute, recevait de ces dames en général, au moins autant d’attention qu’il en méritait.

Quant à M. Mac Gabbery, il avait un instant donné à entendre qu’il ne se souciait pas d’être de la partie, mais il se laissa persuader par cette bonne mademoiselle Todd. Depuis le jour où George Bertram avait trouvé moyen de se placer à table entre mademoiselle Waddington et sa tante, M. Mac Gabbery avait affecté de se montrer absorbé par les émotions pieuses qu’éveillait en lui le séjour de Jérusalem. Jusque-là personne n’avait été plus gai que lui. Il s’était flatté d’avoir complètement éclipsé M. Cruse dans les bonnes grâces de ces dames, et il avait même été tout prêt, dans le principe, à prendre sur lui toute la fatigue et l’ennui des détails matériels du pique-nique. Aujourd’hui, tout était changé à ses yeux : il avait des scrupules ; il se demandait si ce ne serait pas profaner la vallée sacrée de Josaphat que d’en faire un lieu de réunion, et il consulta sérieusement M. Cruse à ce sujet. Jusqu’à ce moment ces deux messieurs n’avaient guère montré d’amitié l’un pour l’autre, mais ils s’unirent en présence de l’ennemi commun. M. Cruse, lui, ne faisait pas grand cas des souvenirs, ni des associations d’idées ; il donna même à entendre que, selon lui, un respect trop servile pour des localités consacrées confinait à l’idolâtrie, et il s’annonça comme prêt à manger son dîner sur n’importe quelle colline ou dans n’importe quelle vallée des environs de Jérusalem. Fort de cet appui, et fort surtout de sa conscience, M. Mac Gabbery se laissa donc persuader et renouvela même l’offre de ses services à mademoiselle Todd.

Enfin, il y avait M. Pott, le jeune homme confié aux soins de M. Cruse. Il était le fils d’un riche négociant faisant le commerce des toiles, et se montrait, en toutes choses, parfaitement inoffensif. Pour le moment, sa principale occupation était de faire la cour à mademoiselle Jones, et, plus heureux que son mentor, nul rival n’était venu se mettre à la traverse de son bonheur.

Mademoiselle Baker et mademoiselle Waddington complétaient la société. Sur le compte de la première de ces dames, je n’ai que quelques mots à ajouter à ce que j’ai déjà dit, et ces quelques mots seront, tout à sa louange. Mademoiselle Baker était une personne bien élevée, douce et bienveillante, très-dévouée à sa nièce, et fort peu disposée à s’imposer volontairement le moindre effort personnel. Qu’on ait pu la rencontrer à Jérusalem, à une telle distance de tous les conforts de son salon de Littlebath, suffit pour prouver combien son dévouement de tante était complet.

Et maintenant parlons de Caroline Waddington. Au moment où commence cette histoire, elle pouvait avoir vingt ans, mais sa taille, sa manière d’être et surtout le caractère très-marqué de sa physionomie auraient fait supposer quelques années de plus. C’était alors une très-belle personne, — belle par le contour et les traits du visage, pleine de grâce et de dignité dans le maintien, presque majestueuse parfois, — ressemblant, en un mot, à Junon plutôt qu’à Vénus. Mais le Pâris qui, troublé par sa dignité un peu sévère, l’aurait reléguée au second rang, n’aurait pu s’empêcher de s’avouer à lui-même son erreur. Elle était grande, mais pas au point de perdre la grâce féminine, et elle portait avec noblesse sa tête, fièrement posée sur un buste plein de souplesse et d’élégance. Ses cheveux, qui n’étaient pas noirs, mais bien d’une nuance de brun très-foncée, s’enroulaient en simples bandeaux autour du visage. C’étaient des cheveux longs et très-lustrés, doux et fins comme de la soie, et doués en outre, à ce qu’il semblait, de l’heureux privilège de n’être jamais en désordre. Aucune mèche ébouriffée et inégale ne s’échappait quand elle ôtait son chapeau, et, en pareille occasion, les beaux bandeaux n’avaient même jamais cet air aplati et écrasé qui semble réclamer de nouveaux soins. Le front était le front de Junon, — large, droit et blanc, un de ces fronts sur lesquels un ange souhaiterait de poser ses lèvres, si tant est que les anges aient des lèvres, et qu’ils descendent parfois de leur sphère étoilée, comme on l’a dit, pour aimer les filles des hommes.

Et pour peu que cet ange eût dans sa nature une ombre de passion humaine, il ne se contenterait point du front. Les lèvres avaient toute l’opulence de la jeunesse, les courbes amples et séduisantes et la couleur vermeille de la beauté anglo-saxonne. Caroline Waddington n’était point une pâle et impassible déesse ; ses grâces et ses perfections étaient toutes humaines, et par cela même, plus dangereuses à notre pauvre humanité. Le front, comme nous l’avons dit, était parfait ; nous n’oserions en dire autant de la bouche : on y trouvait parfois un je ne sais quoi de dur, — non dans les lignes elles-mêmes, mais dans l’expression, — une absence de tendresse, peut-être un manque de confiance en autrui mêlé à un peu trop de confiance en soi pour un caractère de femme. Ajoutons cependant que les dents que laissait apercevoir cette bouche en s’ouvrant, étaient d’une beauté incomparable. Le nez n’était pas un nez grec. S’il l’eût été, il eût peut-être gagné en beauté, mais à coup sûr il aurait perdu quelque chose du côté de l’expression. On n’aurait pu, non plus, l’appeler retroussé ; mais il avait, sans contredit, une certaine tendance de ce côté-là, et les narines étaient plus mobiles et plus promptes à se dilater avec indignation que ne le sont jamais les narines de vos vrais nez grecs.

Le contour du visage était admirable, les lignes de la joue et du menton, d’une pureté sans égale. Les gens par trop exigeants pouvaient seulement regretter l’absence de la moindre fossette ; mais au bout du compte, ce n’est que le joli qui veut des fossettes, la beauté épanouie et complète peut se passer de ce secours.

Mais les yeux ! les yeux de Caroline Waddington ! Les yeux sont la citadelle, la forteresse du poëte, et pour les décrire il doit rassembler toutes ses forces et déployer toute sa puissance. Donc, les yeux de Caroline Waddington étaient brillants, assez grands, et bien encadrés dans le visage. C’étaient des yeux intelligents, et, de plus, des yeux honnêtes, ce qui vaut encore mieux. C’étaient des yeux hardis, allais-je ajouter, mais ce mot impliquerait une critique ; je dirai donc plutôt que c’étaient des yeux vaillants, — des yeux courageux et expressifs qui ne se dérobaient jamais, et qui laissaient même percer parfois une certaine méfiance. Ils auraient mieux convenu peut-être à un homme qu’à une belle jeune fille comme Caroline Waddington.

Mais de toutes ses grâces, la plus merveilleuse sans contredit résidait dans sa démarche : « Vera incessu patuit Dea. » Hélas ! combien peu de femmes savent réellement marcher ! La plupart d’entre elles roulent, trottinent, se dandinent ou se traînent comme si leurs volants et leurs falbalas étaient une charge trop lourde ; mais, si ce n’est en Espagne, les femmes ne marchent guère. Sous ce rapport, notre héroïne valait une Andalouse.

Tels étaient les charmes extérieurs de mademoiselle Waddington, mais il faut dire aussi quelques mots des trésors intellectuels, de la marchandise morale, si j’ose m’exprimer ainsi, sur laquelle flottait le pavillon de sa beauté, car il y a autre chose, chez la femme, que le dehors, si beau qu’il puisse être. Il est vrai que bien des hommes ne regardent qu’à cela en se mariant, — qu’à cela, bien entendu, en sus de la fortune ; mais il arrive souvent, bien qu’ils n’aient cherché que cela, que le mariage fait, beaucoup d’autres choses s’imposent à leur attention, bon gré, mal gré ; et puisque Caroline Waddington doit occuper une place dans cette histoire, après comme avant son mariage, qu’elle sera non-seulement l’idole mais la compagne de l’homme, il n’est pas inutile de parler brièvement de son aptitude à remplir ce dernier rôle.

Disons donc que sa beauté était peut-être moins remarquable encore que sa force de caractère. Pour l’instant, elle n’a que vingt ans, et elle connaît à peine son pouvoir ; mais le jour viendra où elle le connaîtra et en usera. Elle possédait une volonté virile, opiniâtre et durable, capable de vaincre bien des obstacles et fort difficile à soumettre. Son esprit, bien dirigé, pouvait accomplir de grandes et belles choses, mais il était facile de prévoir qu’il ne resterait pas inactif, et que s’il n’était pas dirigé vers le bien, il pourrait bien se porter de lui-même vers le mal. Il était impossible qu’elle devînt un simple meuble domestique, en s’adaptant à tel usage qu’en voudrait faire un tyran marital. En de bonnes mains, elle devait être une femme heureuse et aimante, mais il était tout aussi possible qu’elle fût destinée à n’être ni heureuse, ni aimante.

Comme la plupart des jeunes filles, elle pensait souvent à ce que l’amour lui réservait dans l’avenir, — elle pensait beaucoup à aimer, bien qu’elle n’eût point aimé encore. Nous avons dit qu’elle avait un esprit viril, mais il ne faudrait pas en conclure que ses espérances et ses aspirations ne fussent pas toutes féminines. Son cœur et ses sentiments étaient bien ceux d’une jeune fille, — du moins, au moment dont il s’agit ; mais son caractère et sa volonté étaient mâles par leur fermeté.

Pour une si jeune personne, elle avait de grands et périlleux défauts : grands, car ils étaient de nature à nuire à son bonheur, et périlleux en ce qu’ils devaient naturellement croître avec l’âge. Ses défauts n’étaient pas ceux de la jeunesse. Loyale elle-même, elle soupçonnait volontiers les autres ; bien que fort digne de confiance, elle était méfiante : or, qui peut rester digne de confiance quand il se méfie toujours ? Comment se confier à celui qui ne se confie jamais à son tour ? De plus, elle était impérieuse quand l’occasion venait tenter son orgueil. Avec sa tante, qu’elle aimait, elle ne l’était jamais. Elle se contentait de la persuader par de doux regards et une voix caressante ; mais en présence de ceux qu’elle ne pouvait persuader, et que pourtant elle voulait dominer, son regard était parfois loin d’être doux et sa voix n’était guère caressante.

C’était une fille d’esprit, causant bien et en sachant au moins autant que la plupart des jeunes personnes de son âge. Pourtant, il y avait quelque chose dans le tour de ses idées qui ne s’accordait pas bien avec ses années. Elle savait parler de choses saintes d’un ton moqueur — avec la raillerie de la philosophie, plutôt qu’avec le rire de la jeunesse ; elle n’avait pas d’enthousiasme, bien qu’elle ne manquât pas de passion cachée au fond du cœur ; le mysticisme lui était inconnu et elle ne voyait rien à travers les nuages rosés de l’inspiration, son atmosphère n’ayant pas de ces teintes-là ; enfin, elle préférait l’esprit à la poésie, et son sourire était plutôt ironique que joyeux.

Et maintenant, j’ai fini de décrire mon héroïne, d’une manière très-incomplète pour moi, mais avec trop de détails, peut-être, pour le lecteur. Je n’ai plus que bien peu de chose à ajouter. Caroline Waddington était orpheline, elle vivait toujours avec sa tante, mademoiselle Baker ; son père avait été, dans sa première jeunesse, un associé de M. George Bertram, l’oncle ; celui-ci était le tuteur de Caroline, mais s’était fort peu occupé d’elle ; bien qu’il soignât son argent ; enfin elle possédait une petite fortune modeste : une centaine de mille francs environ.

Un pique-nique ayant Jérusalem pour point de départ doit forcément différer, sous plus d’un rapport, de tous les autres pique-niques du monde. Les dames ne peuvent s’y rendre en voiture, vu qu’il n’y a point de voitures à Jérusalem ; on ne peut y envoyer les comestibles en charrettes, puisqu’il n’y a point de charrettes. On expédia donc les vivres dans des paniers placés sur un chameau, par la route la plus directe, tandis que mademoiselle Todd et ses amis, montés, les uns sur des chevaux, les autres sur des ânes, en prirent une autre plus longue mais plus intéressante.

Il est bon de dire que mademoiselle Todd se sentait un peu confuse de l’extension qu’avait prise son expédition. Son premier projet avait été simplement de faire avec quelques amis une promenade dans les vallées des environs de Jérusalem, et d’envoyer un panier de sandwichs pour les attendre à un point quelconque de la route ; et voilà qu’elle se trouvait à la tête d’un cortège de onze personnes (sans compter les conducteurs d’ânes), avec accompagnement de volailles rôties, de jambons, d’œufs durs et de vin de Champagne. Mademoiselle Todd en était assez honteuse. En Angleterre, l’idée ne viendrait à personne, je crois, de faire un pique-nique au cimetière de Highgate ou à celui de Kensal-Green, et de s’abriter à l’ombre des tombeaux de nos grands hommes défunts pour déboucher des bouteilles. Mais mademoiselle Todd était, comme nous l’ayons dit, d’humeur joyeuse : quand ce petit scrupule lui avait été d’abord soumis par M. Mac Gabbery, elle l’avait écarté avec dédain, et avait même agrandi son cercle d’invités, poussée par un désir d’innocente bravade. Le hasard l’avait aidée, et, en fin de compte, elle se trouvait condamnée à présider une nombreuse et joyeuse société réunie pour festiner et se divertir auprès de la cendre de saint Jacques le Juste.

Il n’y a que les Anglais pour faire de pareilles choses. La crânerie des autres peuples ne va pas jusque-là ; il leur manque pour de telles entreprises un certain mélange de drôlerie, d’indépendance de caractère et de mauvais goût. Entrez dans une église du continent, — en Italie, par exemple, où les tableaux des grands maîtres ornent encore les murs des églises, — regardez cet homme debout sur les marches de l’autel même où le prêtre dit une messe ; voyez-le avec sa veste de chasse grise, ses gros souliers, son chapeau de feutre sous un bras, sa canne sous l’autre, tandis qu’il regarde à travers sa lorgnette ! Comme il se remue pour trouver le meilleur point de vue, — également insoucieux du prêtre et des laïques ! La sonnerie, les coups d’encensoir, les génuflexions, tout cela lui est indifférent : il a payé fort cher pour arriver là ; il a payé le guide qui est agenouillé à quelques pas derrière lui ; il compte payer le sacristain qui l’accompagne, il serait tout prêt à payer le prêtre lui-même, si celui-ci laissait entrevoir le désir d’être payé ; mais il est venu là pour voir cette fresque, et il la verra, coûte que coûte. Ajoutons que là-dessus, il en saura bientôt plus long que le prêtre et toute la congrégation mis ensemble. Quelque serviteur de l’église viendra peut-être tout à l’heure lui demander, avec des gestes respectueux et presque suppliants, de se retirer un instant. L’amateur des beaux-arts lui lancera un seul regard irrité et puis ne daignera plus faire attention à ses représentations ; il interrogera son Guide-Murray, posera tranquillement son chapeau sur les marches de l’autel, et poursuivra l’étude de son sujet. Tout le monde — Allemands, Français, Espagnols et Italiens — tous les hommes de toutes les nations, sauront, à n’en pouvoir douter, que cette vilaine veste de chasse grise sert d’enveloppe à un Anglais. L’Anglais ne se soucie de personne. Si quelqu’un le dérange ou le vexe, il sait d’ordinaire se faire justice ; et, s’il n’y parvient pas, n’a-t-il pas derrière lui lord Malmesbury ou lord Clarendon ? Mais, que dirait-il si quelque Italien voyageur venait en Angleterre se promener dans son église et troubler son culte ?

Mademoiselle Todd savait bien qu’elle allait faire une chose ridicule, mais son sang anglais lui échauffait le cœur. Les Todd étaient gens à ne pas s’effrayer de peu, et mademoiselle Todd se promettait d’être digne d’eux. Il est vrai qu’elle n’avait point eu l’intention de faire goûter douze personnes sur un sépulcre juif, mais puisqu’elles se trouvaient là, comptant sur elle pour leur nourriture, elle n’était point femme à les renvoyer à jeun : elle se mit donc bravement à leur tête et sortit par la porte de Jaffa, suivie de sir Lionel, monté sur un âne.

En quittant la ville, ils tournèrent tout de suite à gauche. Leur route les conduisit à travers les vallées de Gihon et d’Hinnom, parmi d’étranges sépulcres ouverts, excavés dans les flancs de la montagne, qui ne ressemblent en rien à ceux de la vallée de Josaphat. Les tombes de la vallée de Josaphat sont toutes recouvertes, et chaque sépulture est marquée par une pierre, mais celles dont il s’agit se trouvent dans des catacombes ouvertes, ou, pour mieux dire, dans des caveaux dont l’entrée est ouverte. Le voyageur aventureux peut même pénétrer en rampant, si le cœur lui en dit, jusque dans des cellules où se sont desséchés les ossements de quelque visiteur qui l’a précédé à Jérusalem. Selon la tradition, ce serait ici le champ acheté avec l’argent de Judas, avec le prix de l’iniquité. C’était jadis le lieu de sépulture pour les étrangers, Aceldama, le champ du sang.

Mais où sont aujourd’hui ces ossements, car les catacombes sont à peu près vides ? Le jeune Pott, ayant descendu dans une des plus profondes, en rapporta un crâne et deux fragments d’os qu’il présenta avec infiniment de grâce à mademoiselle Jones, laquelle faillit tomber de son âne à cette vue.

— Fi donc, Pott ! dit M. Cruse, comment pouvez-vous faire une chose si dégoûtante ? Vous profanez la tombe de quelque malheureux musulman, mort il n’y a pas cinquante ans peut-être. (M. Cruse ne perdait pas une occasion de montrer son incrédulité à l’égard de toutes les traditions locales.)

— C’est affreux ! ce que vous avez fait là, monsieur Pott, dit mademoiselle Jones, tout à fait affreux ! Vous êtes capable de tout. Mais je suis sûre que ce n’était pas un Turc.

— N’est-ce pas ? ç’avait l’air d’être un juif, dit M. Pott.

— Oh ! je n’ai pas vu le visage, mais c’était certainement un juif ou un chrétien. Songez donc ! Peut-être que ces restes ont été là depuis dix-huit cents ans. N’est-ce pas singulier ? Maman, voici tout juste l’endroit où j’ai perdu mon ombrelle.

Sir Lionel marchait à la tête de la cavalcade avec mademoiselle Todd, mais George Bertram restait fidèle à ses nouvelles amies, mademoiselle Baker et sa nièce. Pendant quelque temps M. Cruse et M. Mac-Gabbery firent de même. La tante et la nièce chevauchaient côte à côte, de sorte que la plus âgée des deux dames avait sa part de toutes ces attentions. À vrai dire, le moyen le plus facile de se faire écouter de la belle Caroline semblait être de s’adresser à sa tante, et M. Mac-Gabbery, désespéré, aurait depuis longtemps battu en retraite, si son courage n’eût été entretenu par les rayons que laissait tomber sur lui l’aimable bonne humeur de mademoiselle Baker. Il avait eu la bonne fortune de voyager avec ces dames pendant quelques jours en traversant le désert, et il s’était aperçu que cette circonstance heureuse lui avait donné une supériorité très-marquée sur M. Cruse. Pourquoi n’aurait-elle pas la même efficacité à l’égard du nouvel intrus, George Bertram ? Il s’était longuement interrogé à ce sujet pendant la matinée, il s’était reproché sa pusillanimité, et il avait fortifié son courage en se redisant de vieux aphorismes sur le goût des femmes pour les audacieux, et aussi en avalant un petit verre de cognac. Il était donc tout disposé, si l’occasion se présentait, à se rendre aussi désagréable que possible à ce pauvre George.

— Que vous avez dû être heureux de revoir votre père, dit mademoiselle Baker à George. Sa bonté l’empêchait d’être malhonnête pour M. Mac-Gabbery, mais elle se serait volontiers débarrassée de lui.

— J’en ai été bien heureux en effet. Savez-vous que c’était la première fois que je le voyais ?

— La première fois que vous voyiez votre père ! dit Caroline ; mais ma tante Mary que voilà, prétend que je l’ai vu, moi ?

— Je vous assure que je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu. On ne connaît guère les gens qu’on n’a vus qu’avant l’âge de sept ou huit ans.

— Il faut que vous ayez bien mauvaise mémoire, dit M. Mac-Gabbery, ou que votre tendresse d’enfant pour votre père ait été bien faible. Je me rappelle à merveille la douceur des caresses maternelles, quand je n’avais encore que trois ans. Rien ne se peut comparer, mademoiselle Waddington, à la douceur des baisers d’une mère.

— Je ne l’ai jamais connue, répondit Caroline. Mais j’ai trouvé pour mon compte que les baisers d’une tante valaient à peu près ceux d’une mère.

— Ceux d’une grand’mère ont leur mérite, dit Bertram, d’un ton fort sérieux.

— Je ne puis jamais songer à ma mère sans émotion, poursuivit M. Mac-Gabbery. Je me rappelle, comme si c’était hier, le jour où je me tins pour la première fois debout auprès d’elle, tandis qu’elle me montrait un livre d’images ouvert sur ses genoux. C’est le plus lointain souvenir que me fournisse ma mémoire, et c’est aussi le plus doux.

— Oh ! ma mémoire, me reporte plus loin, bien plus loin que tout cela, s’écria George. Écoutez donc, mademoiselle Baker ! ma première impression fut une haine vigoureuse pour l’improbité.

— J’espère que votre manière de voir n’a pas changé depuis lors, dit Caroline.

— J’en ai peur. Mais il faut que je vous raconte mes souvenirs : Un jour que j’étais couché dans mon berceau…

— Vous ne prétendez pas nous faire croire que vous vous rappelez cela ? interrompit M. Mac-Gabbery.

— Parfaitement, comme vous vous rappelez le livre d’images. J’étais donc couché, mesdames, comme je vous le dis, mes petits yeux tout écarquillés. C’est étonnant tout ce que les bébés voient, bien que certaines gens ne se méfient pas d’eux. J’étais couché sur le dos, regardant fixement la cheminée sur laquelle ma mère venait de laisser son sac avec ses clefs…

— Vous vous rappelez que c’était le sac aux clefs ? dit mademoiselle Waddington avec un sourire qui fut cause que M. Mac-Gabbery serra sa canne d’une main convulsive.

— À merveille ; parce qu’elle mettait ses sous dans ce même sac. Or, il y avait une petite bonne qui me soignait dans ce temps-là. Je la vis, comme je vous vois, se diriger vers le sac et prendre un sou, et je me promis alors que le premier usage que je ferais de la parole, lorsqu’elle me viendrait, serait de tout dire à ma mère. Voilà, je crois, mon plus lointain souvenir.

Les deux dames rirent de bon cœur, mais M. Mac-Gabbery fronça les sourcils avec amertume. — Vous l’aurez rêvé, dit-il.

— C’est possible, repartit George ; mais je ne le crois pas. Allons, mademoiselle, racontez-nous vos premières impressions.

— Les miennes ne seraient pas très-intéressantes. Elles ne remontent pas si loin et elles se rapportent, si je ne me trompe, à des tartines.

— Quant à moi, je me souviens de m’être mise fort en colère, dit mademoiselle Baker, parce que mon papa prédit que je mourrais vieille fille. C’était mal de sa part, car il est évident que c’est la prophétie qui est cause de l’événement.

— Mais je ne vois pas du tout là un fait accompli, dit M. Mac-Gabbery avec un sourire galant du plus mauvais goût.

— Je vous demande pardon, monsieur, le fait est parfaitement accompli, reprit Caroline. Ma tante n’obtiendra jamais mon consentement à son mariage, et je suis bien sûre qu’elle ne songerait pas à s’en passer.

— Voilà donc les espérances de M. Mac-Gabbery à tout jamais détruites de ce côté-là, dit George qui put pendant un instant parler à Caroline sans être entendu de leurs compagnons.

— Je crois vraiment qu’il a eu quelque idée de ce genre, car il ne quitte pas ma tante un seul instant. Il a été poli, excessivement poli, mais vous n’ignorez pas qu’un homme peut être très-poli et très-ennuyeux à la fois.

— Les deux choses vont de compagnie, je crois. Jamais personne ne s’est fait aimer en exécutant des commissions ou en faisant des paquets. On suppose généralement qu’un homme connaît sa valeur et que s’il fait un pareil métier, c’est qu’il n’est bon qu’à cela.

— Vous n’êtes donc jamais obligeant ?

— Bien rarement ; — bien rarement du moins dans les petites choses. Si l’occasion s’offrait de sauver une femme d’un incendie, de l’arracher des mains d’un brigand ou de lui reconquérir des millions, on serait tenté d’en profiter. Aucun mépris ne se mêlerait, en ce cas, à la reconnaissance de la dame. Mais les femmes ne savent jamais gré à un homme de se transformer en valet.

— Cependant j’aime assez qu’on ait pour moi des petits soins.

— Eh bien, voilà M. Mac-Gabbery ! avec la moitié d’un sourire, vous le garderez à vos pieds toute la journée.

Pendant ce temps, M. Mac-Gabbery et la pauvre mademoiselle Baker cheminaient côte à côte derrière le jeune couple. Mais ce bonheur ne satisfaisait point M. Mac-Gabbery. Pendant tout le voyage d’Égypte, il n’avait jamais été séparé de Caroline de façon à ne pouvoir lui parler, et maintenant de quel droit cet étranger, arrivé d’hier, viendrait-il s’interposer entre elle et lui ?

— Mademoiselle Waddington ! s’écria-t-il, vous rappelez-vous le faux pas que fit votre cheval dans le sable à El-Arish ? Quelle charmante journée que celle-là !

— Oui, mais ce n’est pas un incident très-charmant que vous me rappelez. J’ai failli tomber de cheval.

— Et comme nous avons attendu longtemps notre dîner à Gaza, quand les chameaux n’arrivaient pas ? Et M. Mac-Gabbery donnant de l’éperon à sa monture se trouva enfin sur le même rang que mademoiselle Waddington.

— Gaza me sera bientôt aussi odieux qu’à Samson, dit celle-ci à voix basse. Je me sens au pouvoir des Philistins chaque fois qu’on prononce ce nom.

— Si l’on parle de souvenirs, poursuivit M. Mac-Gabbery, ce voyage-là pourrait certes compter parmi les miens. Ç’a été un rayon de soleil dans mon existence.

— Un rayon de soleil des plus intenses, dit Caroline, car la chaleur avait été étouffante dans le désert.

— Ah ! oui, et bien doux ! Quel bonheur de camper sous la tente ; de préparer soi-même ses repas ; de tout porter pour ainsi dire avec soi ! La vie civilisée n’offre rien de comparable à cela. Celui qui s’est borné à aller de ville en ville et à se transborder d’un bateau à vapeur à un autre ne sait rien de la vie orientale, n’est-il pas vrai, mademoiselle ? Cette observation était à l’adresse de George, qui était arrivé à Jérusalem sans avoir couché une seule fois sous la tente.

— Les indigènes doivent alors bien peu connaître la vie orientale, dit George, car ils me paraissent avoir l’habitude de coucher dans leur lit aussi régulièrement que le chrétien le plus prosaïque de l’Angleterre.

— Je ne suis pas bien convaincue que M. Mac-Gabbery lui-même se plairait si fort sous la tente s’il ne portait pas avec lui quelques conforts de la vie civilisée,

— Son nécessaire et son flacon de cognac, par exemple, dit George.

— Et son matelas et ses couvertures de laine, ajouta Caroline.

— Ses conserves de viande et ses tablettes de bouillon.

— Et sa marmite pour faire cuire les pommes de terre.

— Ce n’est pas moi, s’écria M. Mac-Gabbery avec colère ; c’est M. Cruse. Je ne tiens pas du tout aux pommes de terre, moi !

— Pardon, c’est vrai, c’est M. Cruse, je me le rappelle maintenant, dont le cœur ne peut se détacher des patates. Mais, si j’ai bonne mémoire, c’est vous qui avez été si malheureux quand nous n’avons plus eu de lait.

Et M. Mac-Gabbery, mortifié, ralentit de nouveau l’allure, et se reprit à parler de ses émotions pieuses avec madame Jones.

— Combien les Arabes et les Turcs l’emportent sur nous pour le costume, disait de son côté madame Hunter à M. Cruse.

— Je les défie, en tous cas, de l’emporter sur vous, répondit le précepteur. Depuis que je suis en Orient, je n’ai vu personne adopter les usages du pays avec la moitié autant de grâce.

Madame Hunter jeta un regard satisfait sur ses pieds que ne recouvrait aucune amazone, et qui n’avaient besoin, grâce au pantalon, d’aucune draperie.

— Je pensais moins à moi qu’à M. Hunter, dit-elle. Les femmes ne comptent pas en Orient.

— À moins qu’elles ne viennent de la Chrétienté, madame.

— Je songeais à l’habillement des hommes. Ne trouvez-vous pas le costume turc bien séant ? Je le déclare, je ne pourrai jamais m’accoutumer à voir Charles reprendre le pantalon, le gilet et l’habit.

— Et lui, comment pourra-t-il prendre son parti de vous voir en robe de soie toute gonflée de crinoline ?

— Alors je pense qu’il faudra nous décider à nous établir pour tout de bon en Orient. Je n’y ferai pas d’objection, quant à moi. Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne pourrai plus jamais me décider à mettre un chapeau. À propos, qu’est-ce donc que ce sir Lionel Bertram qui vient d’arriver ?

— Je ne saurais trop vous dire ; mais je sais que ce jeune homme est son fils.

— Le fils a beaucoup d’esprit, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu ! il a cette sorte d’intelligence des jeunes gens qui procure des succès universitaires.

(M. Cruse n’avait guère brillé à l’Université, disait-on.)

— Mademoiselle Waddington a l’air de le trouver fort à son goût, ne trouvez-vous pas ?

— Mademoiselle Waddington est très-belle, et elle est capricieuse comme le sont volontiers les très-belles personnes.

— M. Cruse, ne soyez pas méchant.

Et tout en causant de la sorte, on finit par arriver à la fontaine d’Enrogel. Chacun quitta sa monture, et l’on se groupa autour du petit mur qui entourait la fontaine.

— Voici sir Lionel, dit mademoiselle Todd qui faisait office de cicerone, voici la fontaine d’Enrogel dont vous avez tant entendu parler.

— Ah ! vraiment ! l’eau est un peu sale pour le moment, n’est-ce pas ? dit sir Lionel.

— C’est parce qu’elle est si basse. Après les pluies, tout est inondé ici. Ces petits jardins et ces champs que vous voyez sont les plus fertiles des environs de Jérusalem à cause de l’irrigation qu’on pratique si facilement.

— Mademoiselle Waddington ! s’écria M. Cruse, vous rappelez-vous… Mais celle-ci s’était adroitement dérobée et paraissait occupée à admirer le costume de madame Hunter de l’autre côté de la fontaine.

— Et voilà le village de Siloé, continua mademoiselle Todd, en désignant de la main une rangée de cabanes dont quelques-unes paraissaient taillées dans le roc sur le flanc de la montagne. Et voilà, là-haut, la piscine de Siloé, sir Lionel ; nous irons la voir tout à l’heure.

— Ah ! fit de nouveau sir Lionel.

— N’est-ce pas que tout cela est intéressant ? reprit mademoiselle Todd, et un éclair de satisfaction illumina tout son visage épanoui et vermeil.

— Très-intéressant, dit sir Lionel ; mais ne trouvez-vous pas qu’il fait bien chaud ?

— Oui, il fait chaud ; mais on s’accoutume à cela. Je suis si heureuse de me trouver au milieu de tous ces endroits qui m’ont tant embarrassée quand j’étais enfant. J’avais toutes sortes d’idées mystérieuses au sujet de cette piscine de Siloé, du Temple de Salomon, de la montagne de Sion et du torrent de Cédron. Je me figurais que tout cela était disséminé sur un grand espace dans les déserts inconnus de l’Asie, et voilà que je vais tout vous faire voir en une seule journée.

— Je voudrais de tout mon cœur que ces endroits-là ne fussent pas à beaucoup près si rapprochés, afin que le plaisir durât plus longtemps, dit sir Lionel en ôtant son chapeau pour saluer mademoiselle Todd, — mais il le remit bien vite quand il se sentit la tête au soleil.

De nouveau la cavalcade se mit en route et elle arriva bientôt à la fontaine de Siloé. Presque tout le monde mit alors pied à terre, et quelques-uns descendirent jusqu’au bord de l’eau qui jaillissait de terre dans un petit ravin très-frais, mais fort humide et assez boueux.

— Vous êtes mon guide en toutes choses, mademoiselle, dit sir Lionel à mademoiselle Todd ; est-il nécessaire que j’aille étudier la géographie biblique au fond de ce trou ? Si vous l’ordonnez, je vous obéirai.

— Non, non, je vous en tiens quitte — d’autant plus que j’y ai déjà été moi-même et que je me suis crottée horriblement à la peine. Ah ! bon ! voilà mademoiselle Waddington à l’eau !

Il n’était que trop vrai : mademoiselle Waddington était tombée à l’eau. Non pas assez complètement, cher lecteur, pour vous causer la moindre inquiétude, mais de façon à ce que la chose lui fût fort désagréable, et que ses bas et ses bottines fussent tout à fait mouillés. George Bertram lui avait donné la main pour descendre, mais, en se retournant pour rendre le même service à une autre dame également aventureuse, il l’avait laissée seule debout sur les pierres glissantes. Toute jeune fille en pareille circonstance devait évidemment s’empresser de profiter de cet instant d’inadvertance pour provoquer une catastrophe ; mademoiselle Caroline n’y manqua pas.

Hélas ! ce ne fut pas tout. Par malheur, M. Mac-Gabbery avait été le premier à descendre dans la piscine. En homme rusé, il s’était dit que, vu l’étroitesse du passage, il se trouverait inévitablement chargé de recevoir dans ses bras celles de ces dames qui voudraient descendre et que mademoiselle Waddington, toujours très-aventureuse, serait du nombre. Mais George Bertram l’avait suivi d’un bond et l’avait privé même du bonheur de toucher le bout du gant de mademoiselle Waddington. Grâce à l’accident, M. Mac-Gabbery crut que la fortune allait lui donner sa revanche.

— Grands dieux ! s’écria-t-il, en sautant dans l’eau avec une impétuosité qui la fit rejaillir jusqu’au visage de Caroline. Ce dévouement était superflu, car rien ne l’empêchait, sans même se mouiller les pieds, de tirer la jeune personne d’embarras ; mais il se disait qu’un malheur commun fait toujours naître, ou devrait toujours faire naître la sympathie. Une fois trempés jusqu’aux genoux, mademoiselle Waddington et lui ne seraient-ils pas tout naturellement rapprochés par leur infortune ? Ne feraient-ils pas cause commune, et ne rechercheraient-ils pas l’occasion de se redire les sensations que tous deux éprouvaient également ? Même ne se pourrait-il pas que, d’après le conseil de quelque sage personne de la société, ils fussent renvoyés ensemble à la ville pour y chercher des chaussures plus sèches ? Pour atteindre un tel but M. Mac-Gabbery se serait enseveli sous l’onde, en supposant que l’onde eût été assez profonde pour l’ensevelir. Il fit ce qu’il put, et l’eau, dépassant le niveau de ses souliers, les remplit fort agréablement.

— Oh ! monsieur ! s’écria l’ingrate Caroline, pour le coup, vous avez achevé de me noyer !

— De ma vie, je n’ai rien vu de si maladroit ! dit M. Mac-Gabbery en lançant à Bertram un regard qui aurait dû le faire rentrer sous terre.

— Ni moi non plus ! dit Caroline.

— Comment faire maintenant ? Donnez-moi la main, de grâce. Vous avoir quittée ainsi ! Nous nous tirions mieux d’affaire dans le désert, n’est-il pas vrai, mademoiselle ? Il faut que vous retourniez à Jérusalem pour y changer de chaussures, il le faut absolument. Où donc est mademoiselle Baker ? Donnez-moi la main, mademoiselle, les deux mains, je vous prie.

Ainsi parla M. Mac-Gabbery, tout en se débattant dans la fontaine de Siloé. Mais pendant ce temps, mademoiselle Waddington s’était retournée lestement et avait tendu la main à Bertram, qui, debout sur un rocher au-dessus d’elle, semblait — j’en rougis pour lui — avoir une grande envie de rire.

— Vous êtes un monstre, monsieur Bertram ! s’écria Caroline, jamais je ne vous pardonnerai. Si je m’étais fiée à ce pauvre M. Mac-Gabbery, j’aurais les pieds secs à l’heure qu’il est, Et secouant vivement le bas de sa jupe, elle mouilla l’herbe en cercle autour d’elle, comme eût pu le faire un chien de Terre-Neuve en sortant de l’eau. — Si je vous traitais comme vous le méritez, je vous enverrais à l’hôtel me chercher une paire de souliers.

— Envoyez-le, mademoiselle, envoyez-le tout de suite ; sans cela, j’irai moi-même, dit sir Lionel.

— Je suis à vos ordres, dit M. Cruse ; mon âne est excellent ; — et, tout en parlant, il enfourcha sa bête. Seulement, je ne saurais où trouver vos effets.

— Restez, monsieur Cruse ; je ne saurais pas vous dire où sont mes affaires. D’ailleurs, il n’est rien que j’aime mieux que d’avoir les pieds mouillés, — si ce n’est peut-être d’avoir des brides de chapeau trempées ; et c’est à M. Mac-Gabbery que je suis redevable de cette dernière satisfaction.

— C’est moi qui irai, dit M. Mac-Gabbery en sortant lentement de l’eau ; il va sans dire que c’est moi qui irai ; je serai moi-même heureux d’avoir l’occasion de changer de souliers.

— Je regrette tant que vous soyez mouillé, fit la belle Caroline.

— Oh ! ce n’est rien ; cela me fait plaisir. Vous sentez bien que je ne pouvais pas vous voir tomber à l’eau sans voler à votre secours. Dites-moi, je vous prie, ce qu’il faut que je vous rapporte. Vous savez que je connais à merveille toutes vos malles, ainsi je n’aurai pas la moindre difficulté. Faudra-t-il que je fasse ouvrir celle qui est marquée d’un C. W. en clous dorés ? C’est, celle-là, vous souvenez-vous, qui est tombée du dos d’un chameau, près du temple de Dagon. Infortuné Mac-Gabbery ! ce voyage à travers le désert était l’oasis à jamais mémorable de son aride existence.

— C’est moi qui suis le coupable, mademoiselle, dit enfin Bertram, et c’est à moi d’être puni. Je vais retourner à Jérusalem ; et, pour vous éviter tout ennui, je vais faire charger vos malles et vos cartons, sans exception, sur le dos d’une vingtaine de portefaix arabes qui viendront les déposer ici à vos pieds.

— Vous savez bien que vous n’en ferez rien, dit Caroline. Vous oubliez que vous m’avez confié votre théorie sur les petits soins rendus aux femmes.

Après quelques minutes d’une conversation à voix basse entre la tante et la nièce, — conversation à laquelle M. Mac-Gabbery essaya en vain de prendre part, — on se décida à renvoyer à la ville un domestique chargé d’un trousseau de clefs et d’un petit billet pour la femme de chambre de mademoiselle Baker. Mademoiselle Waddington put donc, avant l’heure du dîner, changer de bas tout à son aise à l’étage supérieur du tombeau de saint Jacques, et M. Mac-Gabbery… Mais laissons là M. Mac-Gabbery. Je dirai seulement que ses pieds mouillés n’occupèrent pas l’attention publique autant qu’il était en droit de l’attendre.

Le panier aux provisions avait été envoyé au tombeau de Zacharie, mais on se décida à dîner en face de celui de saint Jacques le Mineur. Ce tombeau est situé au milieu de la vallée de Josaphat, parmi des myriades de tombes juives, et tout juste en face du mur qui fut bâti avec les gigantesques pierres du Temple, à quelques pieds au-dessus du lit desséché du Cédron. Tel était le site choisi par mademoiselle Todd pour se livrer à la consommation de ses poulets froids et de son vin de Champagne.

Tandis que mademoiselle Waddington s’occupait de sa toilette dans le tombeau de saint Jacques, ses adorateurs ne cherchaient guère à se rendre agréables les uns aux autres.

— Je n’ai rien vu de si maladroit de ma vie, dit tout bas M. Cruse à M. Mac-Gabbery, mais de façon à ce que Bertram ne pût manquer de l’entendre.

— Impossible d’être plus gauche, répondit M. Mac-Gabbery ; il y a des hommes qui sont maladroits de naissance, et qui semblent, à vrai dire, n’être pas faits pour se trouver avec des femmes.

— Et puis, se mettre à rire quand on a fait pareille chose ! C’est peut-être la mode à Oxford ; mais nous autres, à Cambridge, nous nous piquons de plus de politesse. Si nous faisions un tour dans la vallée, en attendant que ces dames soient prêtes ? Et M. Cruse et M. Mac-Gabbery s’éloignèrent, bras dessus, bras dessous, tout heureux d’avoir montré leur mépris pour ce pauvre maladroit de Bertram.

— Voilà deux charmants garçons, n’est-il pas vrai ? dit ironiquement Bertram à M. Hunter. C’est vraiment jouer de bonheur que de rencontrer des hommes de cette sorte dans un lieu tel que celui-ci.

— Ils sont assez bien dans leur genre, dit M. Hunter qui, pour l’instant, était couché sur l’herbe, et se croyait l’air plus turc qu’aucun Turc qu’il eût jamais vu. Mais ils me paraissent manquer d’aisance, de naturel, ici, en Orient. D’ailleurs, c’est ce qui se remarque chez la plupart des Anglais. Cruse ne fait que réclamer des légumes cuits à l’eau, et M. Mac-Gabbery ne peut manger qu’avec un couteau et une fourchette ! Qu’on me donne, quant à moi, un pilau et un morceau de pain, et je dîne à merveille, sans autre secours que celui de mes dix doigts.

— Cruse est un assez bon diable, dit le jeune Pott. Jamais il ne trouve à redire à rien. Seulement, il est bien cornichon quand il s’agit des femmes.

— Ce sont des hommes bien élevés, dit sir Lionel. On ne peut pas s’attendre à ce que tout le monde ait inventé la poudre.

— Ah ! par exemple, personne n’en accusera Cruse, s’écria M. Pott.

Les dames ayant achevé leurs arrangements, on s’occupa sérieusement de la grande affaire de la journée, et les deux malheureux incompris se retrouvèrent bien vite à leur poste.

— J’aime beaucoup les pique-niques, dit sir Lionel, assis sur le coin de la pierre tumulaire, en tendant son verre à mademoiselle Todd qui lui avait offert d’être son échanson. Je les aime infiniment — en ce qui touche le boire et le manger, s’entend. Il n’y a qu’une chose que je préfère : c’est de dîner sous un toit, les plats sur une table, et une chaise sous moi.

— Oh ! le vilain ingrat ! après tout ce que j’ai fait pour vous !

— Je parle des pique-niques en général, mademoiselle Todd. Si j’avais toujours une déesse pour me verser mon nectar, je saurais me passer de salle à manger, et je m’estimerais heureux de reposer sur un nuage avec des foudres à ma droite.

— Voyez donc, monsieur Bertram, quel admirable Jupiter ferait votre père.

— Oui ! et que le roi des dieux serait heureux avec une Junon comme vous !

— Ha, ha, ha ! ma foi non. Mon ambition ne va pas au delà du rôle d’Hébé. Monsieur Mac-Gabbery, oserai-je vous demander une tranche de jambon ? Savez-vous que ces tombes font les meilleures tables du monde ? Mais je crains que ce que nous faisons ici ne soit très-inconvenant ! Je regrette tant, monsieur Cruse, qu’il n’y ait pas de pommes de terre ; en revanche, je sais qu’il y a de la salade.

— À propos de chaises, dit M. Hunter, il est à remarquer que l’homme n’a jamais inventé de siège qui puisse se comparer au divan sous le rapport du confort, de la noblesse, ou de la grâce. Depuis longtemps M. Hunter s’étudiait à s’asseoir les jambes croisées à la turque, mais c’était la première fois qu’il se hasardait à déployer ce talent en public. Le moindre des inconvénients de cette nouvelle posture était de le rendre, une fois assis, complètement incapable de se servir lui-même ou de rendre le moindre service aux autres.

— Il me semble qu’un divan et un canapé se ressemblent beaucoup, dit George,

M. Hunter n’était pas de cet avis, et il expliqua minutieusement quelles étaient les qualités essentielles du véritable divan turc : mais bien longtemps avant la fin de la description George s’était levé pour donner une assiette à Caroline, et en se rasseyant il avait tourné le dos au malheureux Turc. Celui-ci ne put se venger, empêché qu’il était par sa position qui lui rendait tout mouvement très-difficile.

Les pique-niques se passent de même, à peu de chose près, dans toutes les parties du monde : le poulet froid et la salade se dévorent à Jérusalem, tout comme dans d’autres lieux, — si ce n’est lorsqu’il s’agit d’apprentis-turcs comme M. Hunter. Des petits enfants arabes se tinrent à l’entour dans l’espoir d’attraper quelques débris du festin, exactement comme le font en Angleterre les petits Anglais, et la conversation qui était languissante au commencement du repas s’anima considérablement, comme d’ordinaire, lorsqu’on eut fait sauter quelques bouchons.

L’indifférence persistante de la dame de ses pensées rendit M. Mac-Gabbery presque belliqueux vers la fin de la journée ; et sans la modération de notre héros — il est facile aux gens heureux de montrer de la modération — une querelle s’en serait peut-être suivie, sous les yeux même de mademoiselle Todd.

Je ne prétends pas que mademoiselle Waddington fût à l’abri de tout reproche en cette affaire. Il serait pourtant injuste de l’accuser de coquetterie — en prenant ce mot de coquetterie dans sa mauvaise acception. Elle n’était pas naturellement coquette, mais sa nature la portait à faire ce qui lui plaisait sans beaucoup se préoccuper de la façon dont elle le faisait, et sans attacher grande importance à ce que l’on pensait d’elle. Elle ne connaissait que depuis peu George Bertram, mais il existait entre eux de certains liens de famille qui créaient une sorte d’intimité. Puis, Bertram l’amusait, tandis que M. Mac-Gabbery l’ennuyait, et elle n’entendait nullement se priver du plaisir de causer avec quelqu’un qui l’amusait, puisque l’occasion s’en présentait. Jusqu’à ce jour, elle avait peu connu les plaisirs de la conversation. Mademoiselle Baker, il faut le dire, manquait un peu de vivacité, et ses amis de Littlebath n’étaient pas très-brillants ; mais Caroline ne les avait jamais accusés intérieurement d’être ennuyeux. Ce n’est que par le contraste que nous apprenons à reconnaître les ennuyeux à première vue quand nous les rencontrons. Ce fut par l’effet de la comparaison, que Caroline s’aperçut que M. Mac-Gabbery l’avait ennuyée. Cette certitude une fois acquise, elle se débarrassa de lui complètement — et peut-être sans assez de scrupules.

— Je riverai son clou à ce blanc-bec, dit M. Mac-Gabbery à son ami M. Cruse pendant qu’ils se dirigeaient côte à côte vers la porte de Saint-Étienne à la tête de la cavalcade. Sir Lionel avait engagé mademoiselle Todd à rentrer de bonne heure à la ville, de sorte que le dîner fini, ces dames s’étaient hâtées de reprendre leurs chapeaux, ces messieurs avaient été à la recherche des chevaux et des ânes, les fourchettes avaient été emballées, et il se trouvait qu’on était en route et tout près du jardin de Gethsémané quand M. Mac-Gabbery s’ouvrit à son confident.

— Je riverai son clou à ce blanc-bec, répéta-t-il avec énergie.

M. Cruse n’était point belliqueux.

— À votre place, dit-il, je ne m’occuperais pas de lui, ni d’elle non plus. Selon moi, elle n’en vaut pas la peine.

— Oh ! ce n’est pas d’elle qu’il s’agit, reprit M. Mac-Gabbery. Il y avait là deux femmes seules, vous comprenez, et naturellement je me suis occupé d’elles. Vous savez comment ces choses s’emmanchent. De fil en aiguille, nous en sommes arrivés là qu’elles comptaient sur moi pour tout, et cela depuis trois semaines.

— Vous n’avez pas déboursé d’argent pour elles, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu non ! Je ne puis pas dire que j’y ai mis de ma poche. C’est-à-dire qu’elles ont payé leur note partout, et je ne leur ai rien prêté ; mais vous savez qu’il est bien difficile à un homme de voyager comme cela familièrement avec des femmes sans que la bourse s’en ressente. On est tenté de faire pour elles mille choses qu’on ne ferait pas pour soi, ou qu’elles-mêmes ne s’accorderaient pas si elles devaient payer les violons.

C’est ici le lieu de placer une petite morale très-utile.

Mesdames, regardez-y à deux fois avant de vous lier en voyage avec des messieurs inconnus. Il ne vous serait point agréable qu’on parlât de vous comme cet homme parlait de mademoiselle Baker et de sa nièce. La vérité, c’est qu’il n’y eut jamais au monde de femme plus exacte dans les affaires d’argent que la pauvre mademoiselle Baker : elle n’aurait pas permis à Mac-Gabbery de lui acheter en route pour une piastre d’oranges seulement. De plus, il n’avait pas été leur seul compagnon de voyage : M. et madame Hunter avaient été de la société à laquelle on lui avait simplement permis de s’adjoindre.

— À votre place, je leur battrais froid, ajouta M. Cruse ; et quant à ce fat insupportable, je ne m’en occuperais que pour faire semblant de ne pas le reconnaître.

M. Mac-Gabbery finit par promettre de suivre le conseil de son ami, et ce fut grâce à cette sage résolution que le pique-nique de mademoiselle Todd se termina sans effusion de sang.