Charpentier (1p. 210-232).

CHAPITRE XII

GEORGE BERTRAM SE DÉCIDE.

George Bertram ne retourna pas tout de suite en Angleterre. Pendant son séjour en Turquie il avait écrit à son ami Harcourt pour lui donner rendez-vous dans le Tyrol, afin de revenir avec lui en traversant la Suisse. Harcourt ne devait se trouver à Inspruck que le 5 août, et pourtant George quitta Constantinople vers le milieu du mois de juin. Il aurait pu facilement passer une semaine ou deux de plus avec son père, s’il l’eût désiré ; mais, à vrai dire, ils ne s’en souciaient ni l’un ni l’autre. La vie était coûteuse à Constantinople, et la bourse de George n’y pouvait suffire longtemps. De son côté, sir Lionel, — qui pourtant ne semblait guère se gêner, — trouvait dans la présence de son fils un certain empêchement : était-ce à ses affaires ou bien à ses plaisirs ?

En quittant Constantinople, Bertram traversa les monts Balkan et gagna le Danube ; puis, après avoir visité Bucharest, il passa en Transylvanie. Il retrouva de nouveau le Danube à Pesth, où il séjourna quelque temps ; enfin il passa une dizaine de jours à Vienne, visita Salzbourg, et au jour dit serra la main de son ami dans la grande salle du vieux « Soleil d’or » à Inspruck.

Inspruck est une charmante petite ville. Il n’en est peut-être pas une autre en Europe qui puisse se vanter d’être aussi agréablement située. Édimbourg pourrait lui être comparée, si le chemin de fer qui passe au pied de son château et qui traverse sa vallée était remplacé par une rivière. Mais nous sommes restés si longtemps en Palestine, que nous ne pouvons accorder même un demi-chapitre au Tyrol. George et son ami y passèrent quinze jours. Ils gravirent le Brenner, et de là ils purent contempler l’Italie ; ils firent des excursions dans les Dolomites, ces montagnes aux teintes dorées, habitées par une race qui ne parle ni l’allemand ni l’italien, ni aucun des cent autres dialectes connus en Europe, mais un patois que leur ont légué les anciens Latins. Ils errèrent sur les bords de l’Inn et de ses affluents, et y étudièrent avec étonnement les mœurs curieuses qui persistent encore dans les demeures crénelées de ces pittoresques vallées.

Pendant quelque temps Bertram trouva que Harcourt était le plus charmant compagnon du monde. Il était aussi aimable et aussi bon enfant que sir Lionel, et il possédait, en outre, ce qui manquait évidemment à celui-ci, un esprit cultivé. Bien que Harcourt attachât peut-être autant de prix aux jouissances matérielles que sir Lionel, il tenait du moins à ce que ces jouissances fussent d’un ordre relevé. Il lisait beaucoup et goûtait même, à sa façon railleuse et cynique, la poésie ; il avait le sens critique très-développé, aimait les tableaux, se vantait d’admirer la nature et, par-dessus tout, prenait plaisir à observer et analyser les hommes. Il avait au plus haut degré ce que l’on pourrait nommer un esprit d’avocat, mais il n’avait pas le côté vulgaire de cet esprit.

Lui aussi il aimait les richesses et se disait que le principal, peut-être même le seul but d’un homme doit être de réussir dans le monde ; mais c’était un succès brillant et délicat qu’il ambitionnait. Sir Lionel voulait de l’argent pour le manger et le dévorer, comme un requin engloutit sa proie ; comme le requin aussi, il avait toujours été affamé. Jamais il n’avait eu de l’argent tout son soûl. Harcourt avait d’autres idées à ce sujet. Il ne voulait rien devoir à qui que ce soit. Avoir un bon crédit ouvert chez son banquier, c’était le vœu le plus cher de son cœur. Il voulait une position parfaitement respectable et une indépendance complète.

Les enseignements de Harcourt furent donc, pendant un certain temps, plus salutaires que ceux de sir Lionel, et George lui-même dut se l’avouer. Harcourt prêchait l’amour des prospérités matérielles, mais à la condition qu’elles fussent la récompense du travail. Pour sir Lionel, l’idéal du bonheur était un gros magot d’argent, tombé de n’importe où, trois mois d’oisiveté pour le dépenser, et la compagnie de quelques bons diables bien gais aux poches aussi bien garnies, pour le moins, que les siennes. Harcourt demandait mieux que cela. Il lui fallait tout aussi bien le respect et l’estime du monde que ses plaisirs.

Pourtant il ne fallut pas bien longtemps pour que Bertram se sentît froissé par la morale de Harcourt, lequel, de son côté, goûtait fort peu les doctrines transcendantales de son ami. Ils admiraient l’un et l’autre le même paysage, mais ils ne le voyaient pas à travers la même lorgnette.

— Ainsi, tout compte fait, le cher père vous a plu ? demanda Harcourt à George, un jour qu’ils faisaient une course dans les montagnes.

— Certainement.

— On est naturellement disposé en faveur de son père, dit Harcourt, — c’est-à-dire quand on ne l’a pas vu depuis une vingtaine d’années ; une connaissance plus longue et plus familière ferait peut-être naître un préjugé contraire.

— On ne saurait nier que mon père ne soit un homme charmant ; il me semble qu’il doit plaire à tout le monde.

— À merveille. Je vois cela d’ici, comme si vous aviez écrit un volume sur lui. Vous n’entendez rien, mon cher Bertram, au grand art qui consiste à se servir de la parole pour dissimuler sa pensée.

— Mais pourquoi chercherais-je à vous le dissimuler ?

— Je comprends parfaitement ce que vous voulez dire au sujet de votre père. Dans le monde, sir Lionel n’est pas un père rabat-joie, même pour son fils ; il ne se targue pas d’une mystérieuse et incompréhensible dignité ; il n’a rien du vieux colonel ; il en prend à son aise lui-même, et laisse aussi faire les autres.

— Justement.

— Et ce n’était pas là ce que vouliez. S’il avait eu l’air de croire qu’un père et un fils sont des êtres d’ordres tout différents, s’il vous avait traité moins familièrement, s’il s’était montré plus imposant, si, au dessert, il vous avait passé la bouteille avec une nuance plus marquée de sévérité et d’autorité paternelle, vous l’auriez mieux aimé, avouez-le ?

— Non, je ne l’aurais pas mieux aimé ; mais cela m’eût peut-être semblé plus naturel.

— C’est ce que j’entends. Mon cher ami, vous avez été à la recherche d’un papa avec les sentiments d’un petit garçon ; et le papa, qui ne vous cherchait pas du tout, lui, vous a pris, lorsqu’il vous a rencontré, pour ce que vous êtes : un homme.

— Tout ce que je sais, c’est qu’il a été enchanté de me voir.

— J’en suis persuadé, et je crois, de plus, qu’il doit être très-fier de vous, maintenant qu’il vous connaît. Je n’ai jamais supposé que le brillant colonel fût dépourvu d’entrailles. Avez-vous fait quelque arrangement avec lui pour les questions d’argent ?

— Non, — aucun.

— Vous n’avez pas soufflé mot de ce prosaïque sujet ?

— Je ne dis pas cela, il était tout simple d’en parler. Mais, pour ce qui est de l’argent, je vous dirai que mon père se tire d’affaire de son côté, et moi du mien, du mieux que nous pouvons.

— Aujourd’hui, il doit avoir de beaux appointements.

— Oui, et de belles dépenses. Je ne crois pas qu’il y ait en Europe un endroit où la vie soit plus chère qu’à Constantinople.

— Un Anglais trouve tous les endroits chers quand il ne sait pas s’arranger. Je ne mets pas en doute qu’un Turc trouverait moyen de vivre fort convenablement à Constantinople avec ce qui vous paraîtrait, à vous, un revenu des plus modestes.

— C’est possible.

— Mais à l’heure qu’il est, sir Lionel devrait être Turc en Turquie, Grec à Athènes et Persan à Bagdad.

— Il l’est peut-être ; mais moi, je ne l’étais pas. Je sais que je serai parfaitement à sec, quand j’arriverai à Londres, et j’avais bien espéré, pourtant, ne pas toucher à une certaine somme de huit mille francs que j’y avais laissée.

— Ces espérances-là sont toujours déçues, — toujours. Tous les trimestres je m’alloue ce qu’il me faut pour le strict nécessaire, puis je double la somme pour l’imprévu. — Ma foi, mon cher, je vous félicite de pouvoir faire cette opération.

— Par exemple, mon strict nécessaire est représenté par une bien petite somme ; une somme qui ne conviendrait nullement, — qui paraîtrait ridicule à un neveu de Crésus, comme vous.

— Ce neveu de Crésus devra, si je ne me trompe, se contenter de trimestres de douze cents francs.

— Écoutez, mon cher, quand je vois une source d’où l’eau jaillit tous les hivers et tous les printemps, et quelquefois même dans les temps chauds, je ne me figure pas qu’elle va se tarir parce qu’elle disparaît momentanément sous le soleil brûlant du mois d’août. La nature, dont je connais les lois, m’assure que l’eau jaillira de nouveau.

— Sans doute, l’eau suit son cours naturel. Mais lorsqu’on a été alimenté d’eau par un conduit artificiel, et que ce conduit a été coupé, il y a fort à parier qu’on manquera d’eau.

— En ce cas, je crois que la prudence me conseillerait de ne couper, à aucun prix, cet excellent conduit.

— Mon cher Harcourt, l’eau même peut se payer trop cher.

— Si je ne me trompe, la vôtre ne vous a rien coûté jusqu’à présent ; et si elle vous fait défaut, ce sera bien grâce à votre entêtement. Que je voudrais donc avoir affaire à un pareil oncle !

— Je vous le souhaite ; mais, pour moi, je vous déclare que je ne compte plus avoir affaire à lui du tout.

— Ah, oui ! avec un pareil oncle, je me sentirais assuré de parvenir ; tandis qu’il faut que je fasse mon chemin tout seul. Mais je ne perds pas courage. Quant à vous, vous avez la main pleine d’atouts.

Ils causèrent ainsi ouvertement de leurs espérances et de leurs projets. Harcourt semblait prendre pour dit que Bertram devait se faire admettre au barreau, et celui-ci ne le contredisait plus. Depuis qu’il avait consulté mademoiselle Waddington à ce sujet, il n’avait plus parlé d’entrer dans les ordres, et rien ne l’attirait du côté d’aucune de ces autres professions auxquelles il avait quelquefois pensé. Il ne lui restait plus que le barreau. Aussi, quand Harcourt le questionna sur ses projets, il répondit tout simplement qu’il allait se faire avocat.

Mais Bertram ne fut pas aussi franc sur d’autres sujets. Il ne dit pas un mot de Caroline. Harcourt était, sous bien des rapports, un excellent ami, mais il lui manquait cette tendresse de cœur, cette parole sympathique qui attirent les confidences amoureuses. S’il avait des préoccupations de ce genre, il les gardait pour lui, et Bertram fit de même. Il ensevelit son secret bien au fond de son cœur. Il n’en parla ni n’en écrivit à personne, et lorsque son ami lui demanda un jour, en l’air, ce qu’il avait vu en fait de beauté féminine à Jérusalem, il se sentit tressaillir comme si ce sujet lui eût été trop pénible pour en parler.

Les deux amis arrivèrent à Londres vers le milieu d’octobre, et Harcourt déclara qu’il lui fallait de suite reprendre son collier. Dix semaines d’oisiveté, dit-il, c’est plus que ne doit se permettre un homme qui ne peut compter que sur lui-même.

— Et qu’allez-vous donc faire ?

— Ce que je vais faire ? Travailler tout le jour et lire toute la nuit. Je vais m’occuper en détail de tous les procès les plus ennuyeux que je pourrai rencontrer, et lire les volumes les plus indigestes qui aient été écrits sur cette aimable chose qu’on nomme la jurisprudence. L’avocat en herbe qui veut gagner sa vie, a de quoi s’occuper, je vous en réponds, et vous ne tarderez pas à en savoir quelque chose.

Bertram apprit bientôt par la rumeur publique — car Harcourt ne lui en parla pas le premier — que le nom de son ami était déjà assez connu, et qu’il commençait même à marquer dans cette carrière qu’il semblait si décidé à parcourir jusqu’au bout. Le premier pas était fait : il avait été employé en second dans le grand procès « Pike versus Perch, » et la façon dont il avait fait voir du blanc pour du noir lui avait fait grand honneur.

— Vous avez donc décidément été battu ? lui dit Bertram quand ils causèrent ensemble de cette affaire.

— Oh ! pour cela, oui, mais malgré tout, nous ne nous en sommes pas trop mal tirés. Dès le commencement j’ai bien vu que pas un de ces Pike n’avait pour deux sous de bon droit. Ils étaient trois Pike… Mais je ne vais pas vous assommer en vous racontant tout le procès. Vous en entendrez parler bientôt, car au printemps il doit être porté devant les Lords-justices.

— Vous étiez défenseur de Pike ?

— Oui, en second. J’ai été beaucoup à la peine et fort peu à l’honneur, cela va sans dire.

— Et vous pensez que Perch devait gagner ?

— Mais oui, franchement, entre nous, je crois qu’il avait mille fois raison. Bien entendu, je n’en conviendrais qu’avec vous. Sir Ricketty Giggs était notre chef et je sais qu’il pensait comme moi au début ; mais vers la fin il s’est laissé persuader par sa propre éloquence, et je crois, ma foi ! qu’il a changé d’avis.

— Eh bien ! si j’avais pensé comme vous, je ne me serais pas chargé de leur dossier quand tous les Pike du monde seraient venus me le demander.

— Comme cela, tout homme qui se trouve dans un mauvais pas ne doit point avoir de défenseur ? Voilà comme vous entendez, la justice, vous.

— Si sa cause est assez mauvaise pour que personne ne puisse la croire bonne, il ne devrait pas, selon moi, trouver d’avocat.

— Et comment saura-t-on ce que vaut une cause, si on ne s’en occupe pas, si on ne l’étudie pas ? Mais ce que vous dites là est du Don Quichotte tout pur. Cela n’est pas soutenable un instant. Vous savez aussi bien que moi qu’un avocat qui prétendrait mettre de semblables théories en pratique devrait bien vite quitter sa robe. Ces sentimentalités-là vous étaient permises quand vous pensiez vous faire ministre, écrivain, ou peintre. Tant qu’on n’est pas du métier, on est libre de se laisser aller aux critiques les plus saugrenues. Mais aujourd’hui, mon cher, c’est autre chose. Si vous comptez prendre au sérieux la seule profession qui, selon moi, soit-digne des efforts d’un esprit cultivé, commencez par vous débarrasser de toutes ces vieilles toiles d’araignées.

Harcourt parlait avec sincérité. Ces scrupules exagérés, ces doctrines sentimentales le révoltaient. Il les jugeait indignes d’un homme. Comment donc ! un gamin comme Bertram, un échappé de l’Université, se permettait de critiquer, de condamner toute l’organisation du barreau anglais ? Harcourt était d’ailleurs très-convaincu, — bien qu’il ne lui eût pas été facile de donner les raisons de cette conviction, — que rien ne peut mieux servir, à la longue, la cause de la justice que le système actuel qui consiste à laisser la vérité et l’erreur se combattre à armes égales. Il pensait qu’il faut concéder à l’erreur et à la vérité les mêmes privilèges ; que dis-je, accorder à l’erreur de plus grands privilèges même, car les mauvaises causes ont d’autant plus besoin de protection qu’elles sont naturellement plus faibles. Il eût accusé de persécution à l’égard de malheureux coupables celui qui lui aurait dit que le mal ne peut prétendre à aucun droit, à aucune protection, — à aucune protection, veux-je dire, aussi longtemps qu’il ne reconnaît pas, aussi longtemps que tout le monde n’a pas reconnu qu’il est le mal.

Bertram devait s’installer à Londres ; il devait aussi, selon lui, aller voir deux personnes : son oncle et mademoiselle Waddington. Il ne pouvait se mettre sérieusement au travail sans avoir fait ces deux visites-là. Mais avant toutes choses, et surtout avant de voir son oncle, il voulut conclure un arrangement qui devait prouver à celui-ci qu’il avait irrévocablement embrassé une carrière. Il fit choix de ce puissant et redoutable avocat à la cour de chancellerie M. Die, pour lui servir de guide dans les détours de la jurisprudence, pour être le maître aux pieds duquel il s’assiérait, la source d’où il tirerait sa jeune éloquence, l’instructeur de son apprentissage légal.

Il alla ensuite voir son oncle. Il se disait, — et cela de fort bonne foi, — que c’était pour lui un devoir désagréable à tous égards et sans objet pécuniaire, mais enfin un devoir qu’il fallait remplir. Mais, s’il faut tout dire, les enseignements de sir Lionel et de Harcourt n’avaient pas été sans porter leurs fruits. George venait de payer à son patron M. Die la rétribution de la première année, et il se trouvait à peu près sans le sou. Si un oncle millionnaire a de l’argent à donner, pourquoi ne le donnerait-il pas à son neveu ? Après tout, l’argent par lui-même n’a aucune vertu délétère. George en était venu du moins à reconnaître cela.

Il alla donc voir son oncle dans la Cité.

— Tiens, tiens, c’est toi, George ! te voilà revenu. Viens donc dîner demain à Hadley. Il faut que je sois à la Banque avant trois heures. Adieu, mon garçon.

Ce fut là tout l’entretien de George et de son oncle à leur première entrevue. Puis, il alla dire bonjour à M. Pritchett.

— Monsieur George, je suis heureux de vous voir de retour. J’en suis vraiment heureux, monsieur. On me dit que vous avez voyagé en pays étrangers, — très-étrangers. J’espère que vous n’avez pas eu d’ennui par rapport à l’argent, monsieur George ?

M. George protesta chaleureusement en lui serrant la main, qu’il n’avait eu aucun ennui par rapport à l’argent, — tant qu’il avait duré.

— Ce n’est pas un peu d’argent qui peut aller bien loin dans des pays si étrangers, dit sentencieusement M. Pritchett, Mais, M. George, pourquoi donc n’avez-vous pas écrit, monsieur George ?

— Est-ce que, par hasard, mon oncle comptait sur des lettres de moi ?

— Il m’a bien souvent demandé si j’avais de vos nouvelles. Ah ! monsieur George, vous ne savez pas comment vous y prendre avec les vieux. Vous auriez bien mieux fait de m’écouter. Et vous avez vu sir Lionel… j’espère qu’il se porte bien.

George s’en allait après avoir répondu que son père se portait à merveille, quand M. Pritchett fit une autre question, ou plutôt une autre observation.

— Ainsi donc vous avez vu mademoiselle Waddington, monsieur George ?

Sentant que son visage pourrait le trahir, George trouva moyen de se détourner pour répondre :

— Oui, en effet, je l’ai rencontrée par le plus grand des hasards à Jérusalem.

— À Jérusalem ! s’écria M. Pritchett, avec un air de stupéfaction et un ton d’épouvante, tout au plus naturels chez un ami d’Énée qui aurait entendu ce personnage raconter son voyage d’au delà le Styx. M. Pritchett était gros et un peu poussif ; aussi soupira-t-il doucement pendant plus de deux minutes après avoir poussé cette exclamation.

Bertram avait mis son chapeau et s’en allait, lorsque M. Pritchett, se trouvant un peu remis, lui adressa une nouvelle question.

— Et qu’avez-vous pensé de mademoiselle Waddington, monsieur George ?

— Ce que j’en ai pensé ? dit George.

— C’est une bien belle personne, n’est-il pas vrai ? et elle a de l’esprit aussi. J’ai connu son père, monsieur George, — je l’ai beaucoup connu. N’est-elle pas une bien belle personne ? Ah, mon Dieu ! elle n’a pas assez d’argent, monsieur George ; voilà tout, — voilà tout ! Mais, — et M. Pritchett baissa la voix, — mais votre oncle pourrait changer cela, monsieur George.

M. Pritchett parlait volontiers de toute chose d’une façon un peu lugubre. Cela tenait plutôt à son ton qu’à ses paroles mêmes. Ce ton, qui touchait au sépulcral, ne provenait en réalité, ni d’un chagrin positif, ni d’une mélancolie naturelle, mais bien d’un cou trop court et d’une disposition asthmatique. Ceux qui voyaient souvent M. Pritchett, et qui connaissaient son tempérament, tenaient probablement compte de toutes ces circonstances ; mais George ne parvenait pas à se dérober à l’impression funèbre que lui causaient toujours ces petites entrevues, et il lui sembla voir un présage funeste dans la mention mélancolique que M. Pritchett avait faite de mademoiselle Waddington.

Le lendemain, il se rendit à Hadley, et, comme à l’ordinaire, il passa la soirée en tête-à-tête avec son oncle. Rien ne semblait changé. M. Bertram rentra juste à temps pour le dîner, et se mit à tisonner le feu exactement comme il l’avait fait lors de la dernière visite de George. « Allons, John, nous sommes en retard de trois minutes ! Pourquoi ne sert-on pas ? » Il ne débuta par aucune question au sujet de sir Lionel ou de Jérusalem, et sembla résolu d’avance à frustrer le voyageur de cet hommage de curiosité et de respectueux étonnement que M. Pritchett avait su si bien exprimer en deux mots.

Mais quoique M. Bertram fût toujours froid au début, sa manière d’être s’améliorait d’ordinaire d’une façon sensible au bout de quelques heures. Il perdait graduellement son ton cynique et dur ; ses paroles se faisaient moins rares, et le désir de blesser dans leur amour-propre ceux à qui il parlait semblait diminuer.

— Eh bien ! George, ton voyage t’en a-t-il appris bien long ? dit-il, lorsque John eut desservi et les eut laissés en face de leur bouteille de Porto. Ces mots furent dits d’un ton sardonique, mais enfin il daignait faire allusion au voyage, et c’était déjà un grand progrès.

— Mon Dieu, oui ! je crois en savoir plus long qu’en partant.

— À la bonne heure, j’en suis fort aise. Puisque tu as perdu une année de travail, il est bon du moins que tu aies gagné autre chose. Ton accroissement de sagesse est-il très-considérable ?

— Ma sagesse, mon oncle, est certainement moindre que celle de Salomon ; mais je n’en aurais pas acquis plus en restant à Londres.

— C’est fort probable. Je pense que tu n’as pas la plus légère notion de ce que t’a coûté cette sagesse ? Ce serait voir la chose sous un aspect bien vulgaire.

— Grâce à votre générosité inattendue, je n’ai pas eu à regarder de trop près à la dépense.

— Ah ! ça, c’est Pritchett qui l’a voulu. Il craignait que la terre ne se trouvât pas arrosée pour toi de fleuves de lait et de miel, si tes poches n’étaient pas bien garnies. Inutile d’ajouter que cela te regarde. C’est de l’argent emprunté, voilà tout.

George ne comprit pas au juste ce que signifiaient ces mots, et il se tut ; mais un instant il fut sur le point de rappeler à son oncle que l’emprunteur, du moins, n’avait pas été bien pressant dans ses demandes.

— Je suppose que tu reviens à sec ? continua M. Bertram.

Là-dessus George expliqua clairement quelle était sa position pécuniaire, en ajoutant qu’il s’était arrangé avec M. Die, qu’il avait déjà pris un logement d’avocat au Middle-Temple, et qu’au moment même où il parlait un volume des Commentaires de Blackstone s’étalait, tout ouvert, sur la table de son triste et sombre cabinet.

— C’est bon, c’est bon. Je ne demande pas mieux. Il est possible que tu ne gagnes rien au barreau, et il est certain que tu n’y gagneras pas la moitié de ce que tu aurais gagné dans l’étude de MM. Dry et Stickatit ; mais cela te regarde. C’est très-respectable le barreau. À propos, ton père est-il satisfait de ton choix ? Pour la première fois M. Bertram faisait allusion à son frère.

— Parfaitement satisfait, répondit George.

— Tu devais naturellement le consulter. C’était peut-être là de l’ironie, mais George n’en put être bien sûr, tant elle était voilée.

— En effet, je l’ai consulté, répondit George en rougissant vivement, selon sa déplorable habitude.

— Tu as bien fait. Et l’as-tu également consulté sur un autre point ? Lui as-tu demandé comment tu devras vivre jusqu’à ce que tu puisses gagner ta vie ?

George se vit obligé d’avouer qu’il n’avait pas fait cette question.

— Cela n’était point nécessaire, dit-il ; mon père sait que j’ai mon traitement d’agrégé.

— Tiens, tiens ! c’est vrai… et cela lui ôte naturellement toute inquiétude à ce sujet. Je n’y pensais plus.

— Mon oncle, vous êtes toujours bien sévère pour mon père ; beaucoup trop sévère.

— Tu trouves ?

— Oui, je le trouve. En ce qui touche ses devoirs envers moi, il me semble que si je ne me plains pas, vous ne devriez pas vous en plaindre non plus.

— Ah ! c’est comme cela que tu l’entends ? Je pensais, je te l’avoue, que jusqu’à ce jour j’avais pâti plus que toi de son oubli des devoirs paternels. Mais il faut croire que je me suis trompé.

— En tout cas vos plaintes, si vous en avez à faire, devraient être adressées à mon père, et non à moi.

— Sans doute ; mais c’est que, vois-tu, je n’ai pas le temps de courir à travers le monde jusqu’à Jérusalem, et, si je le faisais, il y aurait dix à parier contre un que je n’y rattraperais pas ton père. Pritchett pourra te dire aussi que le colonel n’est pas le plus exact des correspondants. Mais il t’a peut-être chargé de quelque réponse aux lettres semestrielles de Pritchett ?

— Non, il ne m’a chargé de rien.

— Je m’en doutais. Voyons, George, sois franc. Lorsque vous étiez ensemble, t’a-t-il emprunté de l’argent ? S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il avait une triste idée de tes finances et de ma générosité.

George aurait pu déclarer, sans positivement mentir, que sir Lionel ne lui avait rien emprunté ; mais il ne se donna pas le temps d’examiner si, tout en respectant la vérité, il pouvait défendre son père sur tel ou tel point. Il était forcé de s’avouer que celui-ci avait manqué de générosité et de délicatesse à son égard, et que sa conduite ne pouvait être défendue en détail. Mais il sentait aussi que son oncle était inexcusable de chercher à le blesser, lui, George, par de telles accusations. Ce n’était pas à lui que M. Bertram aurait dû se plaindre de la négligence en affaires de sir Lionel. Il se dit qu’il ne resterait pas là à entendre mal parler de son père, et, sans considérer les résultats possibles de la colère de son oncle, il lui répondit d’un ton qui n’avait rien d’aimable :

— Je ne défendrai pas mon père, monsieur Bertram, pas plus que je ne permettrai qu’on me parle ainsi de lui. Que vos plaintes soient ou ne soient pas justes, je l’ignore, et ne demande pas à le savoir. Il est mon père, et cela devrait suffire pour que son nom soit respecté en ma présence

— Tudieu ! quelle chaleur !

— Faites-moi la grâce de m’écouter. Vous m’avez rendu de grands et nombreux services, et je vous en suis fort reconnaissant. Je sais à merveille que je vous dois mon éducation, et tout mon entretien jusqu’à ce jour. Cette dette-là, je crains de ne pouvoir jamais vous la payer.

— Et sur ce, à l’exemple de certains autres, tu te sens disposé à m’en vouloir.

— Non ! cent fois non ! Rien de ce que vous me direz à moi ne m’offensera ; mais je ne souffrirai pas qu’on dise du mal de mon père en ma présence. Je ne le souffrirai pas. Non ! pas pour tout l’argent que vous pourriez me donner ou me laisser. On dirait vraiment, que tout ce que je dépense de votre argent est additionné et porté au compte de mon père…

— Ne te figure pas, du moins, mon garçon, que cette dette-là lui pèse en aucune façon.

— Elle me pèse, à moi, et je ne veux plus en supporter le poids. Lorsque j’étais au collège, je ne savais rien de toutes ces choses, et à l’Université, je n’en savais guère davantage. Maintenant je comprends et je sens. Avec votre permission, je renoncerai pour l’avenir à tout secours de votre part, et, en retour, je vous prierai de ne plus me parler des querelles qui peuvent exister entre vous et sir Lionel.

— Querelles ? dit l’oncle en se levant pour se placer debout, le dos au feu ; il n’a pas seulement le cœur de me chercher querelle !

— Eh bien ! moi je l’ai, dit George, qui parcourait la chambre à grands pas ; et, à en juger d’après l’éclair de son regard, il disait vrai.

— Je sais l’amertume de vos sentiments à l’égard de votre frère, continua-t-il, mais votre cœur devrait vous enseigner à les cacher devant son fils.

M. Bertram se chauffait toujours, appuyé contre la cheminée, les mains derrière le dos et les pans de son habit ramenés en avant. Il ne disait rien, mais il continuait à regarder fixement son neveu qui arpentait vivement la chambre d’un bout à l’autre. — Je crois, dit enfin George, qu’il vaut mieux que je retourne à Londres. Bonsoir, mon oncle.

— Tu es un âne, dit l’oncle.

— C’est possible, dit George, mais les ânes ruent quelquefois.

— Et ils savent braire aussi, dit l’oncle.

— Pour ne plus braire en votre présence, je vous souhaite le bonsoir. Et il tendit la main à son oncle. Le vieillard la prit, mais il ne fit mine ni de la serrer, ni de la lâcher. Il regarda longuement son neveu en face, puis il laissa retomber la main.

— Tu ferais mieux de te rasseoir et de prendre un verre de vin, dit-il enfin.

— Je préférerais retourner à Londres, dit George avec fermeté.

— Et moi je préfère que tu restes où tu es. Ceci fut dit d’un ton qui, pour M. Bertram, était aimable.

— Voyons, tu n’as pas besoin de te fâcher comme un enfant. Reste ici, pour le moment ; et si une autre fois tu ne veux pas revenir, eh bien, tu ne reviendras pas.

Ces derniers mots ayant été dits d’une voix de prière, George se rassit. « À quoi bon se fâcher, se dit-il, mon oncle dit vrai ; je ne suis pas forcé de revenir et je ne reviendrai pas. » Et il but une gorgée de Porto.

— Ainsi tu as vu Caroline à Jérusalem ? demanda le vieillard après un silence de vingt minutes.

— Oui, elle était avec mademoiselle Baker ; mais qui a pu vous dire cela ?

— Qui me l’a dit ? Mais mademoiselle Baker, apparemment. À leur retour, ces dames ont passé une semaine ici.

— Ici ? dans cette maison ?

— Pourquoi pas ? Mademoiselle Baker vient généralement ici trois ou quatre fois par an.

— Vraiment, s’écria George tout surpris de cette nouvelle. (Pour quelle raison mademoiselle Baker ne lui avait-elle rien dit de cela ? )

— Et qu’as-tu pensé de Caroline ? demanda M. Bertram.

— Ce que j’en ai pensé ? répéta George.

— Tu n’as peut-être pas pensé du tout à elle. En ce cas je serai ravi de mortifier sa vanité en le lui disant. Elle a beaucoup pensé à toi, en revanche ; ou, du moins, elle parlait de façon à me le faire croire.

Cette dernière observation surprit beaucoup George et fut cause qu’il pardonna presque à son oncle la question qu’il lui avait faite.

— Mais oui, j’ai pensé à elle, ajouta-t-il. Du moins, j’ai pensé un peu à elle.

— Oh ! un peu seulement ?

— Je veux dire que j’ai pensé à elle autant qu’on pense d’ordinaire aux gens qu’on rencontre… peut-être un peu plus qu’aux autres. Elle est très-belle et très-spirituelle, et ce que j’en ai vu m’a beaucoup plu.

— J’ai de l’amitié pour elle… beaucoup d’amitié. C’est dommage que tu sois trop jeune et que tu n’aies pas le premier sou ; sans cela, c’eût été une femme très-convenable pour toi.

Là-dessus il rapprocha les bougies, prit le journal, et au bout de quelques minutes il dormait profondément.

George ne parla plus de Caroline, mais il passa toute la soirée à désirer ardemment que son oncle reprît la conversation. Il s’en voulait presque de ne lui avoir pas dit toute la vérité, mais il se rappela que Caroline ne lui avait pas encore avoué qu’elle eût la moindre affection pour lui. Il se répéta cent fois qu’il était bien sûr qu’elle ne l’épouserait pas sans l’aimer, quand même tous les oncles millionnaires du monde le désireraient, et pourtant, c’était singulier, se disait-il, que son oncle et lui eussent pensé tous deux à ce mariage !

Sa surprise fut encore plus grande le lendemain matin. À l’heure du déjeuner il trouva son oncle qui l’attendait dans la salle à manger en se promenant les mains derrière le dos. Il s’arrêta en voyant entrer George et le pria de fermer la porte.

— George, lui dit-il, tu n’as peut-être, pas souvent raison, ni dans ce que tu fais, ni dans ce que tu dis ; mais hier au soir tu as eu raison.

— Mon oncle !

— Oui, hier au soir tu as eu raison. Quelle qu’ait pu être la conduite de ton père, tu as eu raison de la défendre ; et toute mauvaise qu’elle a été, j’ai eu tort d’en parler comme elle le mérite devant toi. Je ne le ferai plus.

— Merci, mon oncle, dit George dont les yeux se remplirent de larmes.

— Je te fais là, je crois, ce que, même dans l’armée, on nommerait des excuses suffisantes. Mais je pourrais peut-être les rendre encore plus satisfaisantes.

— Mon oncle, de grâce, n’ajoutez rien, je vous en prie, dit George qui ne comprenait pas au juste où le vieillard voulait en venir.

— Non, je n’ajouterai rien, car je n’ai plus rien à dire, si ce n’est que Pritchett veut te voir. Va le trouver aujourd’hui à trois heures.

George alla voir Pritchett à trois heures. Celui-ci lui apprit, en affectant un ton glacial, mais sans réussir à réprimer des sourires de satisfaction, accompagnés de petits rires intérieurs et asthmatiques, qu’il avait ordre de payer régulièrement à M. George une rente annuelle de cinq mille francs jusqu’à la mort de M. Bertram, le capital de ladite rente, placée dans les fonds publics, devant revenir à M. Georges après le douloureux événement sus-mentionné.

— Il est certain que cinq mille francs par an, ça n’est rien pour vous, monsieur George ; mais…

Mais cinq mille francs de rente, c’était beaucoup pour George. Le matin même il s’était demandé, non sans inquiétude, comment il trouverait moyen de vivre jusqu’au moment où il commencerait à récolter les fruits d’or du succès.