Henri Laurens, éditeur (p. 28-61).

IV

JACOPO BELLINI.

En 1424, le jeune Jacopo, comme en témoigne le testament paternel, avait déjà entamé son patrimoine. D’autre part, vers 1430-1440, sa célébrité avait dépassé les frontières de Venise et il était successivement appelé à Vérone et à Ferrare. On peut donc, selon toute vraisemblance, fixer la date de sa naissance vers 1400.

Le père de Jacopo, Niccolo Bellini, exerçait, à Venise, le métier de potier d’étain, « d’estamyer », comme on disait jadis. Mais l’atelier d’un chaudronnier ne différait guère, à cette époque, de celui d’un peintre, et le jeune Jacopo pouvait, sans sortir de son milieu, s’instruire dans les premières botteghe de Venise.

Le seul artiste de quelque valeur, travaillant de 1400 à 1415, était Jacobello del Fiore. Outre le Couronnement de la Vierge, on possède de lui une fresque intéressante. La Justice entre saint Michel et saint Gabriel, actuellement à l’Académie [1].


cliché Alinari.

Jacopo Bellini. — Madone
(Académie de Venise.)

Il suffisait d’ailleurs à Jacopo de pénétrer dans l’église Saint-Marc pour trouver des exemples d’un art plus vigoureux. Sur la balustrade qui sépare le chœur du transept, les frères Massegne avaient sculpté, dès 1394, les figures des Apôtres, de Marie et de Saint Marc, et l’enfant dut suivre des yeux, entre deux prières, les sobres contours de ces statues que les maîtres de Pise semblent avoir animées de leur souffle. Une comparaison confuse devait s’établir, dans son esprit, entre la souriante éclosion de cet art nouveau et la rigide splendeur des mosaïques des voûtes. Peut-être a-t-il également, au cours de ses flâneries sur les quais, observé le travail de l’un de ces nombreux sculpteurs anonymes qui contribuèrent à faire de la façade principale du palais des Doges une des merveilles du monde.

Mais ce n’étaient là que des impressions d’enfance. Qui sait ? Le petit Jacopo ne songeait peut-être encore qu’à être « estamyer » comme son père. Sa Vocation décisive ne dut se déclarer que le jour où parurent, sur la place Saint-Marc, entourés de leurs élèves, salués par les nobles et par le peuple, comme des princes au milieu de leur cour, deux maîtres, Gentile da Fabriano, dans toute la gloire de l’âge mur, et le Véronais Pisanello, dans tout l’éclat de ses premiers triomphes.

Il règne une grande incertitude au sujet de la date précise de cet événement. Selon les uns, les deux artistes auraient séjourné ensemble à Venise ; selon les autres, Pisanello aurait succédé à Gentile. On s’accorde pourtant à reconnaître que les fresques que la Seigneurie leur avait commandées, pour la salle du Grand Conseil, furent peintes entre 1410 et 1420 — soit à l’époque où Jacopo devait commencer son apprentissage [2].

L’inspiration qui guide ces deux artistes est si semblable, leur vision de la vie, leur technique, se rapprochent à un tel point qu’il semble bien difficile de les distinguer. Songez à la célèbre Adoration des Mages de Gentile (Académie de Florence), dont une des prédelles est au Louvre, et comparez-la aux fresques de Vérone et aux dessins du recueil Vallardi de Pisanello (également au Louvre). N’est-ce pas la même profusion de détails, la même richesse d’imagination, mais aussi la même conscience scrupuleuse dans l’observation de la nature, la même perfection technique dans la réalisation des animaux et des fleurs, le même souci de réalisme individualisant chaque physionomie, introduisant les vêtements de l’époque dans les divers épisodes de la légende chrétienne ?

Que nous voilà loin de la vision synthétique de Giotto, de


cliché Anderson.

Gentile Bellini. — Saint Marc
(Musée de l’Opéra di San Marco, à Venise.)

ses amples draperies, de son sobre symbolisme, de son

« type » quasi classique !

D’où vient donc ce mouvement ? De Florence ? Mais Masolino n’a pas encore peint le cycle de fresques de Castiglione d’Olona (1428), Castagno et Uccello se sont à peine affirmés, et Masaccio n’a pas quinze ans.

Si l’on examine le recueil des Très Riches Heures du duc de Berry, qui date précisément de la même époque, on est frappé de l’analogie que ses miniatures présentent avec les œuvres de Gentile et de Pisanello. Nous y retrouvons l’anachronisme du costume, le réalisme d’expression, la richesse et la minutie du détail, l’imagination et l’atmosphère légendaire. Plusieurs tableaux de l’école de Cologne traduisent le même esprit, Or, on a conservé, à Vérone, la trace du passage d’un certain Maestro Wilhelm qui aurait fortement influencé Pisanello et Stefano da Zevio.

Le mouvement est-il parti du Nord ou du Sud ? Il semble assez difficile d’en décider. Le fait est qu’à l’aurore du xve siècle, une fermentation travaille simultanément les écoles d’art allemande, italienne et franco-flamande. Vérone, commandant la route de l’Adige, était spécialement bien placée pour servir d’intermédiaire. Venise devait aussi, par sa situation même, bénéficier de ce courant rénovateur. Ce n’est pas la première fois que nous aurons à mettre en relief son caractère central, européen.

Mais revenons à Jacopo que nous avons laissé, sur la place Saint-Marc, contemplant l’entrée à Venise des deux maîtres qui allaient y introduire un art nouveau et y foncier l’école de peinture la plus féconde de la Renaissance.

Suivant une tradition transmise par Vasari, le jeune Bellini se serait immédiatement attaché à Gentile. Il l’aurait suivi à Florence, en 1420, et aurait séjourné avec lui, dans cette ville, jusqu’en 1423 [3].

Mais nous possédons de meilleures preuves des relations que Jacopo eut avec son maître. Au xvie siècle, un Padouan, Pietro Bembo, possédait un portrait de Gentile de la main de Jacopo. De plus, ce dernier, au lieu de donner à son premier-né le nom du grand-père, comme c’était alors l’usage, lui donna celui de Gentile, et baptisa sa fille Niccolosia. Enfin, l’inscription tracée par Jacopo, au bas de la grande Crucifixion qu’il peignit à Vérone, en 1429, nous a été conservée : le peintre s’y déclare, avec fierté, l’élève de Gentile da Fabriano.

Même si ces divers témoignages n’existaient pas, le seul examen des livres d’esquisses de Jacopo suffirait à établir l’influence décisive exercée sur son art par Gentile et par Pisanello. Il existe notamment, dans le recueil du Louvre, plusieurs projets de Nativité et d’Adoration des Mages qui s’inspirent directement du chef-d’œuvre de l’Académie de Florence et de sa prédelle ; par contre, un Saint Eustache, plusieurs Saint Georges et de nombreux dessins d’animaux rappellent la manière du maître véronais[4].

En 1428, le peintre se maria avec une jeune fille originaire de Pesaro. Il se fixa, sans doute, à Venise où il rencontra vraisemblablement, vers cette époque, le Florentin Uccello. Mais ce n’était déjà plus un élève et il devait jouir d’une certaine réputation en dehors même de sa ville natale, puisque, en 1436, nous le retrouvons à Vérone où l’avait appelé l’évêque Guido Memmo.

Il ne nous reste malheureusement, de la Crucifixion de Vérone, qu’une mauvaise gravure faite d’après une copie. Cette précieuse fresque fut impitoyablement détruite, en 1759, par le vandalisme ignorant d’un doyen de la cathédrale. C’est à cette même période que remonte, sans doute, l’une des trois œuvres signées qui soient parvenues jusqu’à nous, le Crucifix du palais épiscopal de Vérone, actuellement au Museo Civico de cette ville.

Le mauvais état de conservation de cette œuvre et les nombreux repeints dont elle a souffert rendent son examen difficile. L’étude du crucifié, plus grand que nature, trahit un patient effort vers la perfection anatomique ; elle rappelle la technique de l’Angelico, mais dans une note plus sombre, moins mystique. Cette fresque ne peut fournir aucune idée de la fantaisie et du sentiment dramatique que l’artiste avait dû déployer dans la chapelle Nicolas.

De Vérone, Jacopo revient à Venise où il se fait inscrire, dès 1437, au nombre des membres de la Scuola di San Giovanni Evangelista. Ces Scuole étaient des confréries laïques, correspondant plus ou moins à nos sociétés de secours mutuels, mais jouissant d’un beaucoup plus grand crédit dans l’État. Elles constituaient une sorte de tiers ordre, dont l’activité s’inspirait à la fois des intérêts économiques et religieux de ses membres Elles comptaient, dans leurs rangs, les bourgeois les plus notables de la ville, artisans et marchands, et jouissaient de grandes ressources qui leur permettaient de patronner les premiers artistes de la République.

Quelques années plus tard, Jacopo fut nommé decano, ou doyen, de la Scuola. Sa maîtrise était désormais reconnue et nous savons qu’il acceptait des élèves dans sa bottega. Il devait avoir environ quarante ans lorsqu’il fut appelé par Nicolas III d’Este à la cour de Ferrare.

La maison d’Este était, à ce moment, au début de sa splendeur. Nicolas venait d’étendre son autorité sur Ferrare, Modène, Parme et Reggio. Il s’était acquis une grande réputation de condottiere, comme capitaine des armées de l’Église, et sa cour était devenue, après celle de Rimini, le principal foyer de l’humanisme dans le nord de l’Italie. Jacopo y rencontra Pisanello, alors au faîte de sa gloire, et se mesura avec lui dans un tournoi pictural célébré dans un sonnet du poète Ulisse Alleotti.

Le sujet de ce concours était le portrait du jeune Lionel d’Este. Nicolas décerna le prix à Jacopo, « Summus pictor », « nouveau Phidias donné par le ciel à notre époque aveugle », etc… Nous n’avons pas les moyens de continuer ce jugement, car si l’œuvre de Pisanello est parvenue jusqu’à nous (Académie de Bergame), celle de son heureux rival a disparu. À en juger d’après un dessin du recueil du Louvre (no 20 de l’édition Goloubev, p. 9), ce devait être une tête de profil d’une technique très semblable à celle du portrait de Pisanello.

De cette époque datent les deux livres d’esquisses de Jacopo, renfermant ensemble une centaine de dessins à la pointe d’argent, actuellement au Louvre et au British Muséum. C’est la seule base que nous possédions pour apprécier le génie du maître, ses trois peintures signées ne pouvant fournir une idée exacte de son œuvre, mais elle suffit amplement pour justifier la situation éminente que lui accordaient ses contemporains.

Le recueil acquis, en 1815, par le British Muséum, porte en première page : « De la main de messer " Jacopo Bellini, 1430, à Venise. » Cette inscription n’est sans doute pas autographe — comme semble l’indiquer l’emploi du mot messer — mais nous n’avons aucune raison de contester son authenticité, car elle fut tracée au xve siècle, alors que les dessins n’étaient pas encore sortis des mains de la famille Bellini. Le recueil du Louvre, découvert en 1884, dans un château de Guyenne, n’est ni signé ni daté, mais son attribution ne fait de doute pour personne. Ce sont, de part et d’autre, les mêmes sujets, souvent traités de la même manière, et toujours dans le même esprit et suivant la même technique. À quelques exceptions près, tout le recueil de Londres se retrouve dans celui de Paris — la réciproque ne serait pas exacte. La seule remarque qu’on puisse faire, c’est que la plupart des dessins du Louvre ont été rehaussés à la plume — peut-être après coup ? — et sont, par conséquent, beaucoup mieux conservés.

Le souci des grandes compositions (nos 29 et 58) est également plus manifeste dans le livre du Louvre que dans celui du British. Mais l’analogie des sujets est si frappante qu’il est bien difficile d’établir entre eux une différence de date.

Il y a de fortes raisons pour faire remonter la plupart des esquisses contenues dans ces deux recueils à l’époque du séjour de Jacopo à la cour de Ferrare (vers 1441) : L’aigle, qui rentre dans les armes des Este, se retrouve partout avec une persistance singulière : sur le toit de la chaumière de la Nativité (p. 13), sur le bouclier des soldats,


cliché Alinari.

Gentile Bellini. — Portrait de Mahomet II
(Collection Layard, à Venise.)

dans la Crucifixion, perché sur un arbre, dans plusieurs

autres épisodes de la vie du Christ. On trouve, dans le livre du British, un projet de statue équestre qui pourrait fort bien se rapporter au monument que Borso d’Este fit ériger, en 1451. en l’honneur de son père Nicolas (mort en 1441). D’autre part, plusieurs dessins de tombeaux attribués à Jacbpo, dans la collection His de la Salle, au Louvre, semblent concerner le même projet. Enfin, ce qui est plus important, toutes les scènes de genre reproduites maintes fois, dans l’un et l’autre recueil, sont empruntées à la vie d’une cour seigneuriale située à l’intérieur du pays, tandis que rien, ou presque rien, ne suggère la splendeur austère de Venise, le calme de ses canaux et l’activité de son port.

Jacopo se montre, dans ses dessins, le digne élève de Gentile da Fabriano, le digne émule de Pisanello. Il rompt définitivement avec le hiératisme byzantin et se lance à corps perdu dans le nouveau champ d’exploration qui s’ouvre devant lui. Il découvre la vie : La cour d’abord, dans laquelle il se trouve, et le tohu-bohu de ses équipages, ses processions de seigneurs et de dames, ses pages élégants, sa valetaille empressée, ses bouffons et ses bateleurs. Puis les champs et leurs cultures symétriques, les paysans courbés sous leur fardeau, les montagnes et leurs rochers dénudés, parmi lesquels s’évertuent les chasseurs. Les animaux aussi, les lourds chevaux de guerre, les légers lévriers, les léopards doucereux, les singes grimaçants, les perroquets criards. L’architecture enfin, cultivée pour elle-même, pour le plaisir d’une perspective et l’imprévu d’une échappée ; une architecture composite, faite de loggias Renaissance et de frontons antiques, avec des bas-reliefs dans tous les coins et des statues dans toutes les niches.

Car Jacopo ne se contente pas de copier minutieusement tout ce qu’il voit, jusqu’à une fleur d’iris, jusqu’à un dessin d’étoile orientale (Louvre, nos 57, 95) ; il dessine avec la même sûreté de main tout ce qu’il imagine, Pégase et les dragons, Bacchus et les satyres. Il s’imprègne de l’atmosphère d’humanisme qui l’entoure, il dessine des monuments et des statues antiques. Mais, en vrai Vénitien, il perfectionne avant tout sa technique. Il exagère le recul de ses perspectives, dans tout le feu de la découverte ; il s’exerce avidement à saisir les mouvements violents, la lutte, la course ; il s’essaie même aux études de nu.

Pour l’Italie de 1440, tout cela n’est pas nouveau. Pour Venise, c’est une révélation. Ni Gentile da Fabriano, ni Pisanello lui-même n’avaient élargi à ce point le cadre de leurs compositions.

Certains critiques, éblouis par tant d’innovations, vont jusqu’à faire de Jacopo un réaliste, presque un sceptique. C’est méconnaître l’esprit traditionaliste du maître vénitien. Plus de la moitié de ses dessins se rapporte à des sujets chrétiens. Il est bien vrai qu’il les traite à sa manière et que les scènes de la vie du Christ se déroulent souvent au milieu d’épisodes qui semblent n’avoir aucun rapport avec elles, comme dans ce Portement de croix (Louvre, n° 15 — p. 17) où des ouvriers et des sculpteurs encombrent


cliché Alinari.

Gentile Bellini. — Procession sur la Place Saint Marc
(Académie de Venise.)

l’avant-plan et où l’épisode burlesque d’un cavalier désarçonné

occupe autant de place que le sujet principal. Mais le cadré ne déborde pas toujours ainsi sur l’œuvre. Si les proportions du sujet principal sont considérablement réduites, en raison du luxe de détails et de l’ampleur du décor architectural, il occupe presque toujours le point central de la composition et acquiert souvent, par le recul même de la perspective, un étrange relief (Louvre, nos 22 et 27). Ce qu’il y a précisément d’admirable, chez Jacopo, c’est que l’exubérance de son imagination s’associe à un sentiment religieux d’une palpitante sincérité, comme en témoignent ses charmantes Nativités (p. 13) et ses douloureuses illustrations de la Crucifixion et de la Mise au tombeau (Louvre, n° 54 — p. 21). La vie du Christ n’est pas pour lui un prétexte à incidents pittoresques. Elle se déroule tout naturellement dans le cadre mi-réel, mi-fantaisiste créé par son imagination naïve. La juxtaposition d’éléments disparates n’est pas ici un symptôme de vieillesse, mais de fraîcheur.

D’ailleurs, dans la plupart des cas, l’harmonie s’établit grâce au choix du sujet, l’Adoration des Mages — j’en compte quatre dans les deux recueils — introduit tout naturellement un brillant cortège princier ; Saint Georges — j’en compte sept — fournit un cavalier luttant contre un dragon (p. 25) ; Saint Eustache (deux), un épisode de chasse ; Saint Jérôme (quatre), une étude de lion et d’autres botes du désert ; Saint Sébastien, une étude de nu et le mouvement des archers ; Saint Christophe (quatre), un géant dans un paysage, etc…

Les Bacchanales et les allégories payennes sont en minorité ; elles apparaissent davantage comme une concession au goût de l’époque que comme une brillante innovation. La Bible et la Légende Dorée suffisaient amplement à alimenter l’imagination fertile du père de l’école vénitienne.

On ne saurait, en effet, exagérer l’action exercée par Jacopo sur l’art du xve siècle, non seulement à Venise, mais encore à Padoue. Elle apparaît clairement à l’examen de ces deux livres d’esquisses.

Mantegna leur doit, en grande partie, l’architecture, le paysage et l’ensemble de la composition de ses fresques des Eremitani. Cette influence est rendue encore plus évidente par quelques concordances de détail : la présence, dans ces fresques, d’un personnage en costume oriental identique à celui qui occupe l’avant-plan de l’Intérieur d’hôpital (Louvre, n° 73) ; l’inscription latine, figurant sur le Monument antique (Louvre, n° 43), reproduite dans le Jugement de saint Jacques, etc…

L’étude des dessins de Jacopo donne également la clef des grands tableaux de Gentile Bellini relatifs aux Miracles de la Sainte-Croix (notamment l’architecture et la composition de l’épisode contant la guérison de Pietro di Lodovico) ; tandis que Giovanni doit clairement à son père le Saint Georges de la prédelle du retable de Pesaro (voir Louvre n° 93 ; et certaines de ses Allégories (comparez La Paresse et la Persévérance avec le dessin du Louvre, n° 35). Quant à Carpaccio, tout le projet de son œuvre narrative — Saint Georges, Saint Jérôme, la Légende


cliché Alinari.

Gentile Bellini. — Procession de la Place Saint-Marc (détails)
(Académie de Venise.)

de sainte Ursule — semble sortir de ces deux recueils.

Il n’est pas jusqu’à Crivelli qui, dans son isolement, ne subisse l’influence directe du maître. Je n’en veux pour preuve que le cadre donne à l’Annonciation (Louvre, n° 28) qui a manifestement fourni le thème du panneau central du grand retable de la National Gallery.

Des rapprochements analogues s’imposent à l’examen de l’œuvre de Lazzaro Bastiani, de Cima da Conegliano, d’Antonello de Messine, etc… Ces exemples pourraient être multipliés à l’infini. Que l’imitation ait été consciente ou qu’il n’y ait eu qu’une simple coïncidence — comme cela est possible, dans certains cas — peu importe. Le fait est que toute la peinture vénitienne mondaine et religieuse, anecdotique et fantaisiste est en germe dans les livres d’esquisses de Jacopo Bellini.

Combien de temps Lionel d’Este retint-il Jacopo à la cour de Ferrare ? Ce dernier y rencontra-t-il Roger Van der Weyden, lors du séjour qu’y fit le maître flamand en 1450 ?

C’est un point que l’on ne saurait guère éclaircir. Nous savons que, vers le milieu du siècle, le chef de l’école vénitienne s’était réinstallé dans son atelier, non loin de la place Saint-Marc, et qu’il comptait de nombreux collaborateurs, au premier rang desquels se trouvaient ses deux fils. Gentile et Giovanni.

Celle période est fertile en événements. En 1449, Giambono terminait les mosaïques de la chapelle dei Mascoli (Saint-Marc) dont l’architecture dérive, sans doute, de Jacopo, mais dont les personnages sont certainement inspirés par Andréa del Castagno. Peut-être même le doyen du réalisme florentin y a-t-il mis la main.

Cette même année marque la fin d’une féconde période de collaboration entre Antonio Vivarini, fondateur de l’école de Murano et Giovanni d’Alemania (1440-1449). La Vierge, actuellement à l’Académie de Venise, témoigne de la perfection et de la noblesse de leur œuvre commune. Venise est devenue, grâce à leurs tableaux d’autel, une succursale de Cologne : même richesse d’ornements, même profusion de feuillages, de fleurs et de fruits, même gravité dans les personnages, un peu raide, mais sobre et vigoureuse.

C’est enfin l’époque où les rapports entre Jacopo et Andréa Mantegna, clairement révélés par les fresques des Eremitani, s’affirment, se resserrent. Le cycle de Saint-Jacques, dans lequel se trouve reproduite l’inscription latine mentionnée plus haut, fut terminé en 1452, et, en 1453, la Scuola di San Giovanni Evangelista présente à Jacopo la somme de vingt ducats, « comme contribution au douaire de sa fille Niccolosia » qui épousait Mantegna.

Ni les Flandres, ni Florence n’ont exercé, à cette époque, une action profonde sur l’histoire de la peinture vénitienne. L’ait germano-vénitien des Vivarini n’est pas sorti de leur école et ne s’est encore appliqué qu’aux tableaux d’église.

Il n’en est pas de même de Mantegna. Son association avec la famille Bellini fut lourde de conséquences, pour lui d’abord, pour elle ensuite.


cliché Alinari.

Gentile Bellini. — Miracle de la relique de la Sainte Croix
(Académie de Venise.)

Peu après que Venise eut annexé Padoue (1405) il se développa, dans ce centre universitaire, une nouvelle école de peinture, presque exclusivement orientée vers le culte de l’antique. Suivant la tradition, Francesco Squarcione (1394-1474) aurait rapporté, d’un voyage en Grèce, une riche collection de statues, de bas-reliefs et d’ornements dont l’étude absorbait entièrement l’activité de ses élèves. Les deux œuvres signées par lui suffisent pourtant à peine à justifier son titre de chef d’école. Ses principaux disciples, Ansuino, Bono, Zoppo, Schiavone, ne paraissent guère plus heureux. Ils sont paralysés par l’imitation servile de l’antique et de l’ornementation surchargée de la décadence romaine, et songent plus à faire valoir leur érudition qu’à pénétrer l’esprit des sujets qu’ils traitent. — Schiavone n’a-t-il pas tracé les initiales S. P. Q. R. sur le trône de la Vierge ? — Leur technique est dure et ligneuse, à force de précision. Ils poussent le souci du style jusqu’à découper leurs collines en gradins. La chevelure est traitée comme une draperie, et la draperie adhère artificiellement au corps, par crainte de voiler l’anatomie noueuse. Le procédé à la détrempe s’empâte afin de donner un contour plus précis. Le coloris terne se maintient dans une gamme brunâtre pour ne pas faire tort au dessin.

Comment le génie puissant et dramatique de Mantegna s’est-il dégagé de cet académisme pédant ? On a parlé de Donatello, qui séjourna à Padoue, vers le milieu du siècle (1444-1453), et y sculpta la statue équestre du Gattamelata et le maître-autel du Santo. Le peintre lui doit sans doute la puissance de son modèle et la perfection de sa technique, mais c’est de Jacopo qu’il tient ces qualités imaginatives et ce caractère dramatique qui contribuèrent surtout à l’affranchir du joug de l’école [5].

Vasari raconte que Squarcione conçut quelque dépit du mariage de son élève préféré avec la fille de son rival vénitien. Prévoyait-il que Jacopo réussirait à affranchir Mantegna du joug humaniste sous lequel il prétendait l’écraser ? Une réflexion pourtant dut le consoler : c’est que, par un singulier retour, les deux fils Bellini, et plus particulièrement Giovanni, se trouveraient, à leur tour, obligés de payer tribut à la technique squarcionesque. Nous le verrons, Mantegna joue presque le rôle d’intermédiaire entre le père et ses fils. Au début de leur carrière, ceux-ci semblent exclusivement absorbés par le génie de leur beau-frère et ils lui empruntent précisément ces habitudes d’école dont Jacopo l’avait, en partie, dégagé. Ce n’est que plus tard, la crise squarcionesque passée, que Gentile et Giovanni reprennent goût à la tradition de famille et se montrent les dignes héritiers du génie paternel.

Cet échange d’influence et de contre-influence eut tout


cliché Alinari.

Gentile Bellini. — Miracle de la relique de la Sainte Croix (détails)
(Académie de Venise.)

le loisir de s’effectuer au cours du séjour que Jacopo fit,

avec ses deux fils, à Padoue avant 1460. D’après un témoignage du xvie siècle, ils y peignirent un tableau d’autel dans une chapelle du Santo. Quelques années plus tard, Jacopo et Squarcione se rencontrèrent de nouveau à Venise, où ils collaborèrent à la décoration de la Scuola di San Marco (1436).

C’est l’époque la plus active de la vie du maître vénitien. Les deux grandes corporations se disputent ses services. Pour la Scuola di San Giovanni Evangelista, il peint, sans doute en collaboration avec ses fils, une Pietà et dix-huit telleri, tableaux sur toile, relatifs à la vie de la Vierge, depuis la Natavité de Marie jusqu’à l’Assomption. Pour la Scuola di San Marco, il brosse cinq toiles, dont une Crucifixion et une Vue de Jérusalem.

Du premier cycle, il ne reste que le Mariage de la Vierge et l’Adoration des Mages (actuellement en Amérique), d’une authenticité douteuse, et qui ne peuvent être, en tous cas, qu’un travail d’école ; le deuxième a été entièrement détruit par un incendie, en 1485.

Une fatalité semble s’être attachée aux grandes compositions de Jacopo. Seuls, les livres d’esquisses, où la plupart de ces sujets sont traités, peuvent nous faire apprécier ce que nous avons perdu. Cette injustice du sort ajoute un nouvel intérêt à la figure du grand initiateur, au génie duquel la peinture vénitienne, si insignifiante au début du siècle, doit d’avoir atteint la situation éminente qu’elle occupait le 26 août 1470.

C’est la dernière date à laquelle les annales de Venise fassent mention de « Jacomo Bellini ».

Avant de terminer avec lui, il nous faut dire un moi des deux Madones signées, seuls exemplaires authentiques qui nous restent de sa peinture.

La Madone de l’Académie de Venise (p. 29) provenant de la Scuola di San Giovanni Evangelista est, sans doute, postérieure à 1437, date de l’entrée du peintre dans cette corporation.

L’ensemble des couleurs est d’une grande sobriété. Les étoffes et les têtes d’anges, dans le fond, sont rehaussées d’or, à la manière de Gentile da Fabriano. Le manteau de la Vierge est d’un bleu changeant, se détachant sur le bleu vert du fond ; la même harmonie de nuances se remarque entre la robe rouge de l’enfant et le coussin, d’un rouge plus foncé, sur lequel il est assis.

La Madone de la galerie Tadini, à Lovere, rappelle, par l’ensemble de la composition, une esquisse du recueil du Louvre. Elle pourrait donc dater de 1440-1450. Elle provient du cloître vénitien du Corpus Domini. L’enfant, cette fois, est nu, debout sur la balustrade qui forme la base du tableau, et la Vierge apparaît de face, la tête presque droite. L’or est employé avec plus de discrétion encore ; son usage est limité à la couronne, aux auréoles et à la broche qui retient les plis souples du manteau bleu de ta Vierge. L’influence de Gentile da Fabriano n’apparaît plus que dans le type de la Madone, dans la coupe des paupières et dans la forme de la bouche. Si insuffisantes qu’elles soient, au point de vue de l’ensemble de l’œuvre du maître, ces deux Madones sont néanmoins précieuses comme fournissant l’origine de la demi-figure devant une balustrade, motif que Giovanni Bellini variera plus tard à l’infini.

  1. Cette œuvre révèle, parle traitement des armures et par la légèreté des draperies, l’influence de Gentile da Fabriano et de Pisanello. Elle est d’ailleurs, comme les autres tableaux attribués à Jacobello, postérieure au séjour de ces maîtres à Venise. Il est donc difficile de se représenter quelle action cet humble précurseur, dont la physionomie reste flottante et indécise, peut avoir exercée sur le jeune Jacopo.
  2. Pour qui a quelque peu pratiqué les œuvres des deux maîtres, il importe assez peu de savoir lequel des deux a précédé l’autre à Venise et lequel des deux s’est attaché le jeune Jacopo. Il est tout naturel que ce soit Gentile, comme le veut la tradition, car il était de vingt-sept ans plus âgé que Pisanello et devait réunir autour de lui un plus grand nombre d’élèves, mais nous n’aurions sans doute pas une ligne à changer à cette étude si le peintre véronais s’était substitué au maître ombrien.
  3. Ici se place un document des archives florentines qui, selon les uns, confirme, suivant les autres, infirme les dires de Vasari. Le 11 juin, quelques enfants ayant jeté des pierres dans la cour où Gentile remisait ses tableaux, un certain Vénitien, du nom de Jacopo, s’arma d’un bâton et les rossa d’importance. Or, parmi ces enfants, se trouvait le fils d’un notable de la ville qui porta plainte. Jacopo, ayant pris le large, fut condamné par défaut à une forte amende. Dès son retour à Florence, il fut appréhendé et jeté en prison : comme il ne pouvait payer l’amende, il demanda que sa peine fût commuée en une pénitence publique. Cette requête lui ayant été accordée, il se rendit, au milieu d’un grand concours de peuple, le 8 avril 1425, jour de l’Ascension, à l’église de San Giovanni {aujourd’hui le Baptistère), précédé d’un héraut sonnant de la trompette, tête nue, pieds nus et cierge en main.

    Un point seulement manque à ce récit pour qu’il puisse s’appliquer à notre homme. Le Vénitien en question y est appelé « Jacopo, fils de Pietro », alors qu’il eût fallu « Jacopo, fils de Niccolo ».

  4. Si Jacopo n’a pas suivi Gentile à Florence, en 1420, il faut que ce dernier soit arrivé à Venise avant 1415, car cinq ans de contact, entre le maître et l’élève, n’eussent pas suffi à laisser une empreinte aussi profonde.

    Quoi qu’il en soit, un trait du moins de l’anecdote florentine semble authentique. Jacopo dut éprouver, vers cette époque, des embarras d’argent. C’est ce dont témoigne le testament de son père, daté de 1424, dans lequel il est fait mention d’une dette contractée par « filius meus, Jacobus pictor » et dont le remboursement n’a pas encore été effectué.

  5. J’ai indiqué déjà quelques analogies de détail propres à déceler nettement l’influence que le fondateur de l’école vénitienne exerça sur le jeune Padouan. Qu’il nie suffise de signaler, en passant, les fresques des Eremitani relatives à saint Christophe (à comparer avec les dessins de Jacopo traitant le même sujet), le Christ au Jardin des Olives de la National Gallery, qui, comme sa réplique signée par Giovanni, fut inspiré par une esquisse du livre de Londres, et le triptyque des Offices, dans lequel le sujet principal s’affilie aux Adorations des Mages du recueil du Louvre.