Henri Laurens, éditeur (p. 61-67).

V

LES FRÈRES BELLINI.

On est mal édifié sur la jeunesse de Gentile et de Giovanni Bellini. On ignore même jusqu’à quel point ce dernier appartenait à la famille. Dans son deuxième testament, daté de 1471, Anne Bellini ne mentionne pas son nom, ce qui n’a pas laissé de faire mettre en doute la légitimité de sa naissance.

Rien ne prouve non plus péremptoirement que Gentile ait été l’aîné, quoique l’inscription du tableau d’autel de Padoue, où il se trouve cité le premier, semble confirmer cette hypothèse. Une très faible différence d’âge devait exister, entre les deux frères, lorsqu’ils travaillèrent avec leur père au Santo, avant 1460, et ils durent, bientôt après, s’installer pour leur compte. Ils avaient conquis leur indépendance, au moment de collaborer aux fresques des Scuole (1465-1466), et il y a toute raison de croire qu’ils restèrent associés, au moins jusqu’en 1472.

Durant cette période, la renommée de Gentile l’emporte sur celle de son frère. L’empereur lui confrère, dès 1469, le titre de comte palatin : il devient, en 1474, le peintre officiel de la République, chargé de restaurer la salle du Grand Conseil. Et lorsque, cinq ans plus tard, le sultan Mahomet II prie le doge de lui envoyer son meilleur artiste, c’est encore lui qui est choisi. Giovanni lui succède dans sa charge.

Vers 1480, Gentile une fois revenu de Constantinople, les deux frères travaillent ensemble aux peintures de la salle du Grand Conseil qui doivent remplacer les fresques de Pisanello et de Gentile da Fabriano. Des vingt-deux sujets commandés, Gentile en exécuta au moins six. Giovanni cinq. Ce dernier fut nommé, vers cette époque, peintre officiel de la République et, dès lors, sa réputation égale et éclipse même, jusqu’à un certain point, celle de son frère.

Les deux Bellini restent en contact intime jusqu’en 1492, date à laquelle Gentile propose, en leur nom collectif, de renouveler la décoration de la Scuola di San Marco, détruite par un incendie. Lorsqu’il commença cette œuvre, en 1504, il fut obligé de se passer de la collaboration fraternelle. Cette défection dut irriter quelque peu sa susceptibilité, car, trois ans plus tard, dans son testament, il lègue à Giovanni les livres de dessins de Jacopo, à condition qu’il mette la dernière main au Prêche de Saint Marc, resté inachevé. Au cas où ce travail ne serait pas accompli, les dessins devaient aller à sa veuve.

C’est la seule trace de mésintelligence que nous puissions découvrir au cours de cette longue collaboration.

Peut-être Gentile, qui conservait jalousement les traditions paternelles, ne vit-il pas sans quelque dépit son atelier déserté pour celui de Giovanni qui, précisément vers cette époque, s’était mis à la tête des innovateurs, précurseurs du xvie siècle.

Les deux chefs de l’école vénitienne étaient, en effet, profondément différents. Il est à peine croyable que deux artistes appartenant à la même famille, ayant reçu la même éducation, ayant subi les mêmes influences, aient pu suivre des directions aussi opposées. Le jeune Carpaccio était certes plus près de Gentile que son propre frère. L’opposition de style entre les œuvres des deux Bellini est un symptôme de l’individualisme développé par la Renaissance. Il serait sans doute difficile de trouver, avant le xvie siècle, deux peintres de la même école, dont les tempéraments s’opposent davantage.

Gentile nous apparaît, dans ses œuvres, comme un chroniqueur, à la manière de Froissart, alliant à une notation d’une scrupuleuse naïveté toute la fraîcheur d’une imagination éprise de légende.

C’est un primitif, dans toute la force du terme ; son œuvre n’est profondément altérée par aucune action extérieure ; son esprit ne varie pas avec sa technique. Qu’il peigne à la détrempe ou à l’huile, que Mantegna ou Antonello de Messine prédomine, il n’en suit pas moins nettement la direction indiquée par son père, le chemin qu’en naissant il trouva tout tracé devant lui. Son voyage en Orient ne l’émeut guère ; il en rapporte quelques détails pittoresques, mais sa vision des hommes et des choses n’en est pas modifiée. Le document relatif à la restauration de la décoration de la Scuola di San Marco est significatif. Gentile se déclare poussé à accomplir cette œuvre, non par amour du gain, mais par inspiration « plus divine qu’humaine » et par la piété que lui inspire la mémoire de son père.

Giovanni, au contraire, ne cesse, au cours de sa longue carrière, de chercher sa voie ou de perfectionner ses procédés. Il est ondoyant et divers, subissant fortement les influences auxquelles il se trouve soumis, mantegnesque avec Mantegna, antonellesque avec Antonello et Alvise Vivarini, giorgionesque avec Giorgione et Titien. Il change de style, en cours de route, comme on change de chevaux à un relais, pour aller plus vite. Il est, au début de sa carrière, plus mystique que Jacopo et que Gentile, et la femme finit pourtant par transparaître si clairement, sous ses Madones, qu’on a pu les classer d’après les modèles qui se sont succédé dans son atelier. Il ne sert pas la tradition, il la plie à son caprice sans vouloir s’en détacher. C’est un type unique dans l’art, un type intermédiaire entre le xv c et le xvie siècle, entre le style primitif et le style renaissant.

Faut-il s’étonner que ce génie souple et brillant ait tôt fait d’éclipser l’art sobre et consciencieux de Gentile ? Il est pourtant une chose que, pour autant que nous sachions, Giovanni ne possédait pas à l’égal de son frère : le talent de conter une légende. À ce point de vue, Carpaccio se révèle,


cliché Alinari.

Gentile Bellini. — Prière de Saint Marc à Alexandrie
(Musée Brera, à Milan.)

plus que lui, le descendant de la race glorieuse des Bellini.

Vittore Gamelio, un médailleur contemporain, nous a conservé les effigies des deux frères Bellini. Gentile apparaît sous l’aspect d’un honnête bourgeois, à l’œil lourd, à la mâchoire volontaire, aux traits grossiers et vigoureux. Giovanni, au contraire, a le nez mince, le menton délicat et l’œil rêveur d’un poète de cour. On chercherait vainement à découvrir, entre les deux profils, la plus subtile ressemblance.