Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome IV/02

Méline, Cans et Compagnie (Tome IVp. 21-39).


V

madame cocarde.


Il y avait cinq minutes que Diane et Cyprienne étaient rentrées dans leur chambre, dont la porte restait entr’ouverte. Elles étaient agenouillées toutes deux, côte à côte, devant l’image de la Vierge, collée au mur, dans la ruelle du petit lit. Elles disaient ensemble leur prière du soir.

Quand elles eurent achevé de réciter avec recueillement la série d’oraisons que l’usage catholique réunit en un pieux faisceau pour consacrer les heures du sommeil, Diane ajouta d’un ton simple, qui révélait l’habitude de chaque jour :

— Sainte Marie, mère de Dieu, intercédez auprès de Jésus, votre fils, afin qu’il nous envoie cinq cent mille francs pour racheter les biens de Penhoël !…

— Ainsi soit-il !… répondit Cyprienne.

Pauvres enfants !

— Faites, bonne sainte Vierge, reprit Diane, que notre cousine Blanche soit gardée de tout mal, et que nous puissions la rendre à sa mère ; sainte Marie, ayez pitié de Penhoël, de Vincent, de Madame et de notre bon père. Faites que notre oncle Louis revienne enfin, pour nous porter secours.

C’était une formule bien souvent répétée.

Cyprienne dit encore :

— Ainsi soit-il !

Puis, elles restèrent un instant agenouillées et priant tout bas. Parmi les paroles que leur cœur prononçait, à défaut de leur bouche muette, on eût trouvé sans doute les noms d’Étienne et de Roger…

Tout à coup, elles se levèrent en tressaillant. La porte entr’ouverte de leur chambre avait crié, en même temps qu’on y frappait trois petits coups discrets.

— Madame Cocarde !… dit, sur le palier, une voix cassée et chevrotante, mais flûtée, sucrée et gardant évidemment des prétentions à la douceur ; êtes-vous couchées, mes tourterelles ?

— Pas encore, répondit Diane ; cependant… il est bien tard !

— Mais non ! mon ange d’amour, repartit la voix sucrée, cassée, etc. ; pas encore neuf heures à ma montre qui va comme l’hôtel de ville… Ah çà ! on peut entrer, je pense ?… Pauvres mignonnes ! comme elles étaient jolies ainsi à genoux et disant leurs petites drôleries de prières !…

En 1820, les dames du genre de madame Cocarde étaient païennes comme une chanson de Béranger. De nos jours, revenues à des sentiments meilleurs, elles ont des croix d’argent doré à leur ceinture et une chaise à coussins de velours rouge dans la nef folâtre de Notre-Dame de Lorette.

Madame Cocarde entra tout doucement et referma la porte.

C’était une petite femme pâlotte et blonde, aux traits courts, un peu effacés, aux grands yeux d’un bleu délayé, tendres, comme on dit, craignant la lumière et cernés d’un cercle gris, empruntant cette couleur à une myriade de rides imperceptibles. Elle souriait d’une assez gentille façon ; sa taille bien prise dans une robe de chambre de taffetas nankin paraissait rondelette et potelée. De loin, un myope l’eût prise assurément pour une de ces jolies femmes arrivées à la trentaine, qui conservent des allures enfantines et mignardes, un peu au delà de l’âge convenable.

Mais de près l’aspect changeait notablement. Sa figure était comme sa voix, quelque chose de flétri et d’usé : une ruine à grand’peine replâtrée, et que toutes les réparations du monde ne pouvaient point empêcher d’être une ruine.

Non pas que madame Cocarde eût dépassé de beaucoup la trentaine. Ces femmes-là n’ont pas précisément d’âge. Parmi des signes d’une vieillesse précoce, elle gardait certains indices qui parlaient encore de jeunesse. Madame Cocarde avait probablement vécu à fond de train.

On se fait ainsi parfois une position bien honnête. Madame Cocarde avait l’estime de son quartier. Elle possédait des rentes ; elle était principale locataire des trois derniers étages de la maison où nous sommes. On ne faisait point de bruit chez elle. Et bien que certaines langues méchantes se permissent un narquois sourire en parlant du genre d’affaires auxquelles se livrait madame Cocarde, tout ce qui vendait vin, sucre, café, viande ou légumes dans la rue Sainte-Marguerite la déclarait une femme comme il faut, et qui eût trouvé plus d’un mari, si elle n’avait pas été trop fine pour tomber dans ce travers-là.

Madame Cocarde traversa la chambre d’un pas sautillant et vint s’asseoir à côté du lit, en ayant soin de tourner le dos à la lumière. Cyprienne et Diane restaient debout ; il était facile de voir que cette visite attardée ne leur faisait point un plaisir infini ; mais on pouvait deviner également qu’elles avaient intérêt à ménager la visiteuse.

Madame Cocarde souriait et les caressait du regard.

— Ça va bien à de petits chérubins comme vous d’être dévotes, reprit-elle quand elle fut assise ; le bon Dieu, la bonne Vierge, les bons anges gardiens !… Moi aussi, je croyais à tout cela quand j’étais petite fille… Ah ! mes pauvres belles ! lorsqu’on arrive à vingt-cinq ans… vingt-six ans… ces enfantillages-là sont déjà bien loin… et l’on songe à des choses plus sérieuses !

Elle fourra ses deux mains dans les poches de sa douillette.

— Savez-vous qu’il fait frais chez vous ?… reprit-elle en se pelotonnant sur elle-même avec un mouvement frileux. Il y a déjà six semaines que je fais du feu, moi… Je sais bien qu’il y a la différence des situations… mais c’est égal, mes anges, vous devriez avoir un petit poêle et l’allumer le soir en rentrant.

— Nous verrons…, dit Diane, quand l’hiver sera venu…

— C’est qu’il vient, ma pauvre biche… Il approche à grands pas !… Moi qui vous parle, j’ai mis mes robes d’été dans l’armoire… Et je trouve que les jupons ouatés ne sont pas de trop.

Elle toucha l’étoffe de la robe de Cyprienne qui se trouvait le plus près d’elle.

— De l’indienne !… s’écria-t-elle ; et encore de la petite indienne !… Mes chers cœurs, comme vous devez grelotter avec ça !

La principale vertu de Cyprienne n’était point la patience.

— Mon Dieu, madame, dit-elle en reprenant sa robe avec un geste brusque, nous faisons comme nous pouvons, et nous ne nous plaignons pas.

— Est-ce que je vous aurais fâchée, ma perle ?… demanda madame Cocarde dont la voix flûtée prit des accents plus doucereux encore ; je ne me le pardonnerais pas, car je vous aime de tout mon cœur !… Voyez-vous, c’est dans votre intérêt que je parle… Un rhume est bien vite gagné… puis vient la fluxion de poitrine… Mes petits enfants, je sais bien qu’il y a la différence des situations… Je ne vous dis pas de mettre des robes de soie, comme moi… mais de bons corsages en laine bien doublés… voilà ce que je voudrais vous voir !

Elle sortit de sa poche un petit couteau d’écaille un peu plus long qu’une épingle, et s’en servit en guise de cure-dent.

— Il n’y a rien d’ennuyeux comme les cuisses de bécasse pour rester comme cela entre les dents !… poursuivit-elle sans ponctuer par le moindre silence son intrépide bavardage. Aimez-vous la bécasse, mes amours ?… C’est un gibier qui coûte toujours assez cher… mais, Dieu merci ! ma situation me permet de ne pas trop regarder à la dépense… Asseyez-vous donc là sur votre lit, mes belles… car il n’y a plus qu’une chaise… Vraiment, pour bien peu de chose vous pourriez avoir un joli petit mobilier… Je ne vous parle pas d’acheter des meubles comme les miens… la différence des situations… mais enfin…

— Madame, interrompit Diane, ce que nous avons nous suffit.

— À la bonne heure, mes trésors !… s’écria madame Cocarde ; on peut dire que vous n’êtes pas difficiles à contenter… Mais si vous ne vous asseyez pas, je croirai que vous voulez me renvoyer.

Manifestement, madame Cocarde avait le droit, en effet, de croire cela ; car les deux jeunes filles demeuraient devant elle muettes, froides, embarrassées. Néanmoins, elles obéirent à ce dernier appel et prirent place toutes deux sur le pied du lit avec une politesse contrainte.

Madame Cocarde était, comme nous l’avons dit, principale locataire de la maison, et grâce à l’intercession des deux sœurs, elle consentait à ne point chasser les Penhoël de leur misérable grenier.

C’était là tout le secret de la déférence que lui montraient Diane et Cyprienne.

— Bien, mes petits enfants !… reprit-elle. Comme cela, au moins, on peut causer à son aise !… J’ai beau avoir les dents bien rangées, ces coquines de bécasses ont de petits nerfs qui entrent partout !… Et puis, c’est peut-être une arête, car j’ai mangé du bar… Ah ! mes petits enfants, l’excellent dîner que j’ai fait !… Il faut que je vous en conte le menu… Un potage en tortue délicieux… Pour relevé, un bar au court bouillon… Pour entrée, une blanquette de volaille, que mon cordon bleu réussit toujours à merveille… Pour rôti, cette scélérate de bécasse… Après cela, une crème à la vanille, un raisin et mon café… Je n’ai jamais mieux dîné de ma vie !

Durant cette complaisante énumération, Diane et Cyprienne avaient les yeux baissés. On rouvrait en quelque sorte leur plaie vive ; on appuyait le doigt brutalement sur cette intolérable souffrance, la faim, qu’elles essayaient en vain d’oublier.

Madame Cocarde les lorgnait par-dessous sa paupière clignotante.

— Je ne suis pas ce qui s’appelle une gourmande…, poursuivit-elle ; mais j’avais déjeuné plus matin qu’à l’ordinaire… et c’est si bon de manger quand on a grand’faim !

Cyprienne poussa un gros soupir. Chacune de ces paroles doublait les déchirants élancements qui tiraillaient son estomac vide. Diane souffrait autant que sa sœur ; mais elle restait forte comme toujours, et aucun signe de malaise ne paraissait sur son visage.

— Et vous, mes belles…, reprit gaiement madame Cocarde, comment avons-nous dîné aujourd’hui ?… Je m’intéresse à cela, moi, parce que je vous aime.

Les deux jeunes filles ne répondirent point. Sous la paupière brûlante de Cyprienne, il y avait une larme d’angoisse.

— Eh bien ?… continua la principale locataire ; on ne veut donc pas me dire ses petits secrets de ménage ?… On a honte peut-être ?… Mon Dieu ! mes anges, je fais la part des différences de situation… Je pense bien que vous ne vivez pas d’ortolans… Tenez, voulez-vous que je vous dise, moi, ce que vous avez mangé aujourd’hui… Une bonne soupe… un bœuf aux choux et du fromage…

Pour la faim mortelle des deux pauvres filles, ce simple menu était plus appétissant que la carte la plus recherchée du dîner de madame Cocarde.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! fit tout bas Cyprienne.

Le rouge monta au visage de Diane.

— Vous avez deviné à peu près, madame, dit-elle ; mais, je vous le répète… nous sommes contentes de ce que nous avons.

— Voilà de la vraie philosophie, mon ange !… Eh bien ! moi, je suis désolée… désolée de voir de charmantes filles comme vous dans la misère…

— Madame…

— Pas de colère, mon enfant !… Se montrer orgueilleuse vis-à-vis d’une véritable amie, c’est avoir un mauvais cœur !… Fâchez-vous tant que vous voudrez, du reste, vous ne m’empêcherez pas de dire ce que je pense… J’ai le cœur serré, voyez-vous, chaque fois que j’entre dans cette chambre… Deux pauvres chaises, un grabat… Cette harpe qui est seule maintenant, parce que vous avez vendu l’autre, je parie…

— Madame !… dit encore Diane.

La principale locataire prit ses deux mains qu’elle joignit avec celles de Cyprienne :

— Je vous assure que je vous aime, mes pauvres enfants !… prononça-t-elle d’un accent pénétré ; ayez confiance en moi, je vous supplie !… Je suis plus vieille que vous… J’ai plus d’expérience… Laissez-moi vous sauver !

Ce n’était pas la première fois que madame Cocarde parlait ainsi. Diane et Cyprienne avaient leurs raisons pour suspecter la franchise de ses paroles ; et pourtant, telle est la confiance de cet âge, que les deux jeunes filles relevèrent sur la principale locataire leurs regards émus et presque crédules.

— Des robes d’indienne en plein hiver, reprit madame Cocarde, pas de feu !… à peine une misérable chandelle… et pour soutenir ces jolis corps si délicats, si charmants, une nourriture grossière… peut-être insuffisante…

Elle sentit frémir la main de Cyprienne.

— N’est-ce pas ?… poursuivit-elle, insuffisante ?…

— Oh !… murmura Cyprienne, par grâce, ne nous parlez plus de tout cela, madame ; si vous saviez ce que je souffre !…

— Hein ? fit madame Cocarde avec curiosité.

Diane regarda sa sœur à la dérobée ; son front devint pourpre ; elle releva les yeux sur madame Cocarde et dit à voix basse :

— Elle souffre… parce qu’il y a deux jours qu’elle n’a mangé.

— Deux jours !… répéta froidement la petite femme ; moi qui ai mal à l’estomac quand j’oublie mon second déjeuner… C’est bien long !

Elle retira sa main pour la replonger dans la poche de sa douillette.

— Deux jours !… répéta-t-elle encore, mais cette fois avec lenteur et comme en faisant un retour sur elle-même ; moi aussi… ces choses-là ne s’oublient pas… moi aussi, j’ai été deux jours sans manger… Bon Dieu ! mes filles, tout le monde a passé par là… C’est le coup d’éperon qui force à faire le premier pas… et je vous promets que les autres pas ne coûtent guère…

Cette froideur subite refoulait l’émotion des deux jeunes filles, et Diane regrettait déjà son aveu.

— Oh ! oh ! continua la petite femme en suivant le cours de ses réflexions ; je savais bien que vous n’étiez pas millionnaires ! mais deux jours sans manger !… Ah çà ! le métier ne va donc pas du tout, du tout ?…

Comme Diane ne répondait point, madame Cocarde tourna les yeux vers elle et changea brusquement de visage. Sa froideur disparut pour faire place à cette douceur mielleuse et riante qu’elle savait donner à sa physionomie.

— Vous me voyez anéantie, mes beaux anges, dit-elle. Comment !… si près de moi… de moi qui vous porte un intérêt si véritable !… Mais vous ne vous souvenez donc plus de ce que je vous ai dit dans le temps ?

La voix de Diane prit un accent hautain et sévère.

— Nous avons tâché de l’oublier, madame…, répliqua-t-elle.

— Comme vous êtes ravissante ainsi, mon ange !… s’écria madame Cocarde qui la regardait avec une sincère admiration ; la fierté vous sied comme à une reine !… Ah ! que je voudrais jeter au feu cette petite robe qui m’impatiente et mettre à la place de la soie, du velours, des dentelles !… Ce serait si facile ! et vous me remercieriez tant lorsque vous seriez devenues plus raisonnables !

Diane, le front haut, les yeux baissés, la joue en feu, était belle, en effet, belle comme l’orgueil de la pudeur.

— Nous sommes obligées de nous lever dès le matin, madame, dit-elle, et voilà qu’il est bien tard.

— C’est-à-dire que vous me chassez ! s’écria la petite femme, moi, votre meilleure amie !… Et pourquoi ?… Parce que je veux changer votre misère en bonheur… parce que je suis franche et que je ne puis pas cacher mon dépit de vous voir comme ça sans ressource, vous qui pourriez avoir une maison et de beaux meubles, et tout !

Elle se leva dans un mouvement tragique, appris quelque part au théâtre, et qui rendait tant bien que mal l’amertume du dévouement méconnu ; puis elle ajouta sans s’éloigner encore :

— Souvenez-vous de ce que je vous dis là !… J’ai l’expérience… et je vous promets que vous vous mordrez les doigts, mes poulettes, plutôt dix fois qu’une, à cause de votre conduite de ce soir… Mais dame ! qui refuse muse !… On n’attendra pas ces demoiselles jusqu’à la fin du monde… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! comme si on ne savait pas ça par cœur !… Nous sommes toutes la même chose !… On se rebiffe ; on fait la petite rageuse ; on rejette bien loin la fortune… Puis on se lasse, je dis les plus fières ! Et telle qui a repoussé tout l’or de la terre, des bijoux, des toilettes, des rentes… une situation, quoi ! prononça madame Cocarde avec emphase, se laisse prendre par un artiste ou un va-nu-pieds.

Diane fronça le sourcil.

Madame Cocarde haussa les épaules et se dirigea vers la porte.

— Voilà comme ça se joue !… grommela-t-elle en levant les yeux au plafond. Quand je pense que ces petites bégueules-là se laissent mourir de faim auprès de la soupière pleine !… car je vous le dis encore, quoique ce soit, en conscience, jeter des perles… je m’entends bien !… oui, mesdemoiselles sans le sou, il y a un monsieur, un millionnaire, qui en fait, pour vous, des pas et des démarches !… un homme tout ce qu’il y a de mieux !… et si vous vouliez, demain vous auriez équipage.

Point de réponse. Diane releva l’oreiller du lit pour faire la couverture.

Les yeux tendres et clignotants de madame Cocarde eurent un éclair, et sa bouche pincée fit une grimace méchante.

— Équipage, mademoiselle Diane, répéta-t-elle, vous qui n’avez plus de souliers… entendez-vous ?

Ceci fut dit avec une explosion d’aigreur et de malice. La petite femme mettait bas décidément son masque doucereux pour lâcher bride à sa langue barbelée, mauvaise, griffue comme la patte d’un chat en colère.

Elle avait encore deux ou trois pas à faire pour atteindre la porte. On allait en entendre de belles.

La pauvre Cyprienne n’écoutait plus. Diane, elle, avait laissé la couverture à moitié faite. Sa tête se penchait sur son épaule. Un sourire étrange errait autour de sa lèvre. Son front était pensif, et ses grands yeux, perdant leurs regards superbes, étaient devenus tout à coup rêveurs.

— Entendez-vous ?… reprit madame Cocarde exaspérée par le sourire de la jeune fille ; je vous jure bien, mesdemoiselles en haillons, que vous attendrez longtemps une occasion pareille ! Je me serais fait fort de vous obtenir, moi, tout ce que vous auriez voulu… Trente bonnes mille livres de rente, car cet homme-là est fou !… Des créatures comme ça refuser trente mille livres de rente !… Dites donc, avez-vous l’argent de votre mois pour me payer ? Ah ! ah ! j’ai été trop bonne avec vous ! Demain soir, foi d’honnête femme, les gens du grenier iront coucher dans la rue !…

Diane restait toujours calme. À la voir, on eût dit que toutes ces paroles insultantes ne lui étaient point adressées.

À ces derniers mots, pourtant, elle se tourna vers madame Cocarde avec lenteur.

La principale locataire, qui crut à une attaque, mit le poing sur la hanche d’un air intrépide ; mais ses bras tombèrent lorsqu’elle entendit la jeune fille lui demander froidement :

— Combien faut-il d’argent pour faire trente mille livres de rente ?

— Comment dites-vous, mon cœur ?… balbutia madame Cocarde. Combien il faut d’argent, en capital ?…

— Oui.

— Six cent mille francs au denier vingt.

— Six cent mille francs !… répéta Diane en regardant sa sœur à la dérobée.

La petite femme se rapprochait.

— Est-ce que nous allons être gentilles ?… murmura-t-elle avec un retour subit de caressante douceur.

Diane pensait.

Puis elle dit d’un ton tranquille :

— Cet homme… pourrait-on y aller ce soir ?

Madame Cocarde recula d’un pas, et Cyprienne releva la tête en sursaut pour jeter à sa sœur un regard stupéfait. Elle se croyait le jouet d’un rêve.

Il n’y avait pas la moindre trace d’émotion sur le beau visage de Diane.

— Peste !… fit la petite femme ; ce soir !… Comme on y va maintenant !… Ah çà ! mignonnes, vous vous êtes donc joliment moquées de moi ?…

— Diane ! prononça tout bas Cyprienne.

Diane lui imposa silence d’un geste glacé.

— Je vous demande, dit-elle en s’adressant à la principale locataire qu’elle regardait en face, si on peut aller chez cet homme ce soir ?

— Mais… je ne vois pas…, balbutia madame Cocarde ; sans doute…

Elle ajouta en aparté :

— Au fait, je ne réponds de rien, moi !… C’est lui qui les a dénichées !… Mais, tudieu ! il paraît que les petits anges savent déjà ce que parler veut dire !… Tout de suite, mon séraphin ! reprit-elle en souriant à Diane, et je vous promets que vous serez bien reçues… et que vous trouverez là un souper tout servi !

— C’est bon…, dit Diane ; voulez-vous nous y conduire ?

— Oh ! ma sœur !… fit Cyprienne en joignant les mains.

— Si je le veux !… s’écria la petite femme ; je passe un châle ; je mets un chapeau, et j’envoie chercher une voiture… Attendez-moi, mes biches !… je suis à vous dans deux minutes !

Elle sortit en courant.

Les deux jeunes filles restèrent seules.

Cyprienne regardait sa sœur avec de grands yeux ébahis, et ne pouvait point trouver de paroles pour l’interroger.

Diane était immobile, la taille droite, les bras croisés sur sa poitrine.

— Six cent mille francs !… dit-elle enfin… de quoi racheter Penhoël !

— Oh !… mon Dieu ! fit Cyprienne.

— Écoute !… reprit Diane, pendant que tu allais acheter du pain, j’étais là-haut, moi, et je les voyais souffrir ! Comme Madame est changée !… Ses yeux n’ont plus de larmes… Et notre vieux père qui va chaque jour de porte en porte, repoussé partout… abreuvé partout d’insultes et de mépris !…

Cyprienne pleurait.

— C’est vrai !… c’est vrai ! dit-elle parmi ses larmes. Mais la honte !…

Diane la prit entre ses bras et la couvrit d’un regard de mère.

— Tu as raison, pauvre enfant !… murmura-t-elle ; ne viens pas… car c’est encore un combat… et si l’on échoue, cette fois, il faudra bien mourir…

— J’irai…, dit Cyprienne.