Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome IV/01

Méline, Cans et Compagnie (Tome IVp. 1-20).

QUATRIÈME PARTIE.

PARIS

( suite.)


IV

le grenier.


C’était une chambre petite et presque nue, où se trouvaient pour tout meuble deux chaises et une couchette en bois blanc. Dans un coin se voyait une pauvre petite harpe qui n’était, hélas ! ni peinte, ni sculptée, ni dorée comme celle du salon de Penhoël…

Dans la ruelle du lit, au-dessus d’un petit bénitier de verre, pendait une image de la Vierge.

Diane et Cyprienne venaient de rentrer. Les quatre étages qui séparaient leur chambre de la rue avaient achevé d’épuiser leurs forces.

Cyprienne s’était laissée choir sur une chaise. Diane était tombée à genoux devant le lit, et sa tête brûlante se cachait entre ses deux mains.

En ce moment, il n’y avait aucune différence entre les deux jeunes filles : le courage de Diane fléchissait enfin, et son accablement égalait celui de Cyprienne.

Elles ne se parlaient point ; un voile était sur leur pensée confuse. Elles se laissaient aller à l’engourdissement du désespoir.

En ce moment de suprême lassitude et d’apathie profonde, elles ne songeaient même pas à la rencontre qu’elles venaient de faire.

Il y avait à peine deux ou trois minutes qu’elles avaient vu Blanche de Penhoël, leur cousine aimée, et nulle parole ne s’échangeait entre elles à ce sujet.

Elles ne pouvaient plus… Et pourtant, par suite de circonstances que nous connaîtrons bientôt, Diane et Cyprienne étaient à même de mesurer l’importance de cette rencontre fortuite.

Diane et Cyprienne n’ignoraient rien de ce qui s’était passé à Penhoël, après la nuit de la Saint-Louis. Elles savaient l’enlèvement de l’Ange, l’expulsion des maîtres du manoir et tout ce qui s’y rattachait.

Elles savaient que Madame, brisée de douleur, Madame, qu’elles aimaient si tendrement autrefois ! cherchait sa fille depuis deux mois, courant la ville au hasard et arrêtant les passants, comme une pauvre folle, pour leur demander son enfant !…

Mais il est des heures où l’âme épuisée reste sourde à toute voix. On dit que, dans les vastes solitudes d’outre-mer, le voyageur, accablé, se couche parfois sur la terre. Il reste là, immobile, haletant ; il reste, s’il entend au loin la voix menaçante du lion ou du tigre. Et, si tout près de lui, sous l’herbe, ce bruit sinistre se fait ouïr qui annonce l’approche du serpent, il reste encore.

Une demi-heure se passa ; puis Diane releva la tête lentement et jeta un regard sur sa sœur.

— Tu souffres ?… dit-elle.

Cyprienne serrait toujours sa poitrine à deux mains. Elle ne répondit pas.

Diane se redressa, galvanisée par un élan de colère. Le sang remonta brusquement à sa joue ; elle secoua les masses bouclées de ses beaux cheveux.

— Paris !… s’écria-t-elle avec une amertume déchirante ; Paris que nous voyions si beau !… Paris où nous allons mourir désespérées ! oh ! que de brillants rêves et que de promesses menteuses !… N’était-ce pas plus beau que le paradis même ? Du pain, mon Dieu ! du pain !… Faut-il nous châtier si cruellement pour avoir été aveugles ?… Sainte Vierge ! vous savez bien que si nous avons abandonné la maison de notre père, ce n’était pas pour nous ! Sainte Vierge, ayez pitié !… du pain ! un peu de pain !…

Elle se tordait en une sorte de délire. Et Cyprienne, accablée, morne, ne prenait point garde.

Il y avait deux jours entiers qu’elles n’avaient mangé.

La veille, elles avaient encore un dernier morceau de pain. Mais Marthe de Penhoël, son mari et le pauvre oncle Jean souffraient non loin de là d’une misère pareille. C’étaient eux qui, sans le savoir, avaient mangé le dernier morceau de pain de Diane et de Cyprienne…

Diane poursuivait, soutenue par sa fièvre :

— Pourquoi ces choses sont-elles possibles ?… Pourquoi Dieu laisse-t-il ces espoirs insensés entrer dans le cœur de deux pauvres enfants ?… Était-ce un crime que de vouloir défendre ceux que nous aimions ?… Oh ! maintenant que nous voyons notre folie, comment y croire ?…

Elle eut un rire amer et désolé.

— Te souviens-tu de ce que nous venions chercher à Paris, ma sœur ?… dit-elle ; sais-tu encore ce que nous voulions gagner avec nos harpes et nos pauvres chansons ?… Cinq cent mille francs pour reconquérir les biens volés de Penhoël !… cinq cent mille francs !…

Sa taille se renversa en arrière, ses mains jointes se levèrent au ciel.

— Et nous avons dépensé les pièces de six livres du pauvre Benoît Haligan…, reprit-elle ; et nous avons vendu l’une après l’autre nos robes apportées de Penhoël, nos croix d’or que notre père nous avait données… tout, jusqu’au médaillon où étaient les cheveux de notre mère !… Oh !… maudit sois-tu, Paris ! Je te déteste ! Pour tous nos efforts, tu nous as donné l’insulte et la misère !… Nous étions venues vers toi chercher la vie, et tu nous as tout pris, Paris impitoyable !…

Cyprienne rendit une plainte faible. Diane s’élança vers elle, et se mit à genoux à ses pieds.

— Si tu savais comme cela me fait mal !… murmura Cyprienne en se tordant les mains ; cherche… oh ! cherche, ma sœur, s’il y a encore quelque chose à vendre !…

Le regard de Diane fit le tour de la chambre.

— Rien !… murmura-t-elle désespérée ; nous n’avons plus rien !

Elle entoura de ses bras le corps de Cyprienne, comme pour la défendre contre la torture qui l’accablait.

Dans ce mouvement, elle sentit un objet résistant sous l’étoffe légère du tablier de sa sœur.

— Qu’est-ce que cela ?… s’écria-t-elle.

Cyprienne, réveillée par cette exclamation, porta la main à la poche de son tablier.

Et aussitôt, vous l’eussiez vue bondir sur les pieds, joyeuse et ranimée.

— De l’argent ! de l’argent !… s’écria-t-elle. Merci, sainte Vierge ! vous avez eu pitié de nous !

— De l’argent !… répéta Diane étonnée.

Cyprienne ouvrit la main devant le regard avide de sa sœur.

Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

Vous ne les auriez point reconnues. C’était la gaieté vive de leurs jours de bonheur. Que le désespoir était loin d’elles ! Avaient-elles seulement désespéré ?…

Leurs joues se coloraient ; leurs yeux pétillaient.

Elles étaient jolies comme autrefois, quand le plaisir animait leurs gracieux visages dans le salon de verdure de Penhoël.

Aussi, quel trésor pour elles, qui étaient venues chercher à Paris cinq cent mille francs, afin de racheter le manoir !… Trois gros sous, glissés dans la poche de Cyprienne par le pauvre soldat breton ! Un bon grand morceau de pain !…

Pauvre soldat, que Dieu vous le rende ! Puissiez-vous, quand vous retournerez au pays, trouver votre fiancée fidèle et les bras ouverts de votre vieille mère !…

Cyprienne descendit l’escalier quatre à quatre. Diane était seule.

Un instant, elle demeura immobile ; puis, comme si un souvenir s’était éveillé en elle tout à coup, elle franchit la porte à son tour.

La joie vive qui naguère animait son joli visage faisait place à un grave recueillement.

Elle monta un étage, puis deux. Elle se trouvait sur un étroit carré, souillé de poussière, sur lequel s’ouvrait la porte d’un grenier vide.

Elle entra dans ce grenier, dont la charpente trouée donnait passage au vent froid du soir et aux rayons de la lune.

Une cloison, désemparée et plus trouée encore que la charpente, se trouvait du côté opposé à la porte.

Diane s’en approcha sur la pointe des pieds.

Elle colla son œil à l’une des fentes larges et nombreuses qui séparaient les planches.

Au delà, il y avait un second grenier à peu près semblable au premier, mais qui était habité.

Point de siéges ; un seul matelas par terre, où gisait un vieillard pâle comme la mort ; une misère navrante, affreuse, auprès de laquelle le dénûment de la petite chambre des deux sœurs était presque de l’opulence.

D’un côté du grenier, sur un soliveau vermoulu, un homme à la figure hâve, creuse et comme stupéfiée, s’asseyait auprès d’une bouteille qui semblait vide. Il portait un habit en lambeaux ; sa barbe et ses cheveux gris se mêlaient. Il appuyait ses deux coudes sur ses genoux maigres, et sa tête était entre ses mains. À l’autre bout de la misérable chambre, une femme s’asseyait sur le sol même ; ses cheveux noirs dénoués entouraient un visage qui avait la blancheur et l’immobilité du marbre. Elle regardait devant elle d’un œil fixe et sans pensée. On voyait sur ses traits réguliers une douleur si poignante que le cœur en restait navré.

Le vieillard, couché sur le matelas, était le père Géraud, ancien aubergiste du Mouton couronné ; la femme accroupie à terre était madame Marthe ; l’homme à la barbe grise, assis sur le soliveau, se nommait René, vicomte de Penhoël.

Le temps avait fait de la cloison une véritable claire-voie ; elle n’empêchait pas plus d’entendre que de voir. Chaque jour, Diane et Cyprienne venaient là au moins une fois.

Elles ne se découvraient point, parce qu’elles eussent été forcées d’avouer qu’elles faisaient, elles, filles de Penhoël, le métier de chanteuses des rues ; parce qu’on les aurait peut-être retenues, et qu’il leur eût fallu renoncer à leurs chimériques espoirs. Mais elles se sentaient moins seules et moins abandonnées, lorsqu’elles avaient rendu leur pieuse visite aux anciens maîtres du manoir.

Ces visites, d’ailleurs, étaient autre chose qu’un culte stérile adressé à de chers souvenirs. Les Penhoël vivaient là, depuis deux mois, bien qu’ils fussent dépourvus de toutes ressources ; ils vivaient uniquement grâce aux deux jeunes filles.

Le malheur semble s’acharner sur les vaincus. Le pauvre aubergiste de Redon avait tout quitté pour suivre ses anciens maîtres et pour les servir. Il s’était dit : « Je travaillerai ; dans ce grand Paris je trouverai bien de l’ouvrage. » Mais, au lieu de venir en aide à la famille, il se trouvait peser lourdement sur elle, car, dès les premières semaines, le père Géraud était tombé malade d’un excès de travail, et depuis lors il n’avait pu se relever.

Quant au bon oncle Jean, il avait caché sa croix de Saint-Louis et passait ses jours entiers à parcourir la ville, demandant partout de l’emploi, n’importe quel emploi, et n’en pouvant trouver nulle part.

Marthe et son mari n’essayaient même pas. Madame se courbait, anéantie, sous le poids de sa douleur de mère. Elle n’avait plus ni volonté ni force. Parfois, elle restait du matin au soir accroupie dans la poussière, à l’endroit où nous la voyons maintenant, sans bouger, sans parler. D’autres fois elle sortait furtivement, dès l’aube. C’était pour aller au loin, dans Paris inconnu, tant que ses pauvres jambes pouvaient la porter ; c’était pour chercher sa fille…

Les gens du quartier la regardaient comme une folle.

René, lui, buvait le plus qu’il pouvait. Dès qu’il n’avait plus de quoi boire, il tombait dans une apathie morne.

Il se passait des semaines sans qu’une parole sortît de ses lèvres.

Chaque soir, il quittait son soliveau, et allait disputer au vieux Géraud malade une part de son matelas.

Marthe et l’oncle Jean couchaient sur la terre.

Tant qu’il était resté un peu d’argent à Diane et à Cyprienne, elles avaient fait passer chaque jour leur petite offrande par les trous de la cloison. Plus tard ç’avait été du pain, le pain dont elles manquaient elles-mêmes !

Telle était l’atonie profonde où s’engourdissaient les pauvres hôtes du grenier, qu’ils ne songeaient point à chercher la source de cette mystérieuse aumône. Penhoël se jetait sur le pain comme une brute affamée. Ce qu’il laissait prolongeait l’agonie de sa femme et du père Géraud.

L’oncle Jean vivait on ne savait comment. Jamais il ne diminuait la part de ses compagnons d’infortune.

Quand l’offrande arrivait, à l’heure ordinaire, la voix de Madame s’élevait parfois pour bénir le bienfaiteur invisible. Les deux jeunes filles, alors, baisaient en pleurant la cloison qui les séparait de Marthe. Leur cœur battait bien fort, car elles n’avaient rien perdu de cette ardente tendresse qu’elles portaient jadis à Madame. Elles étaient obligées de s’enfuir pour ne point s’élancer vers elle et se coucher à ses genoux.

Le silence régnait presque toujours dans la triste demeure, un silence lugubre, interrompu seulement par les plaintes du malade. Parfois, pourtant, vers le soir, Madame causait à voix basse avec l’oncle Jean. Dans ces occasions, elle venait vers la cloison pour s’éloigner de son mari. C’était ainsi que Cyprienne et Diane avaient appris les affaires de Penhoël. Elles savaient dans ses plus petits détails la monotone histoire de l’exil, les regrets amers, les espoirs déçus, la longue torture. Elles connaissaient même le terme fatal, après lequel il ne serait plus possible de rentrer dans la possession du manoir.

Mais les pauvres filles avaient perdu leurs illusions folles. Qu’importait le terme maintenant ?…

Diane était derrière la cloison, regardant, le cœur gros, cette scène de désolation muette et morne. Une porte, qui se trouvait au pied du matelas, s’ouvrit en criant sur ses gonds faussés, et la tête blanche de Jean de Penhoël se montra sur le seuil.

Il était moins changé que les autres. C’était bien toujours ce visage vénérable et doux jusqu’à la faiblesse. Il portait le même costume qu’autrefois, seulement sa veste de paysan était bien usée et le ruban de Saint-Louis ne pendait plus à sa boutonnière.

Il traversa le grenier d’un pas lent. Le bruit de ses sabots s’étouffait sur la poussière épaisse.

— Bonsoir, mon neveu ! dit-il en tendant la main à René.

René leva sur lui son regard pesant et privé de pensée.

— Bonsoir !… grommela-t-il ; je n’ai plus d’eau-de-vie.

Il montra du doigt la bouteille vide, qui était auprès de lui sur le soliveau.

L’oncle Jean fit comme s’il n’avait pas entendu, et gagna le lit du malade.

Penhoël grondait entre ses dents :

— Ils m’ont mis là tous deux !… tous deux !… mon frère et ma femme !…

— Eh bien ! mon vieux Géraud, dit l’oncle, comment ça va-t-il ce soir ?

Géraud fit effort pour se soulever sur le matelas.

— Que Dieu vous bénisse, Jean de Penhoël !… répliqua-t-il d’une voix épuisée ; la fièvre me tient bien fort… Ah ! si je m’en allais, ce serait pour le mieux, car je ne pourrai pas travailler de longtemps.

— Vous vous guérirez plutôt, mon brave ami… Et nous verrons tous ensemble de meilleurs jours !

— Je ne sais pas…, dit le vieil aubergiste ; je ne sais pas, M. Jean !… Me voilà bien bas et je ne suis plus jeune… Si le bon Dieu voulait que je visse seulement le fils de mon commandant et notre pauvre dame tirés de cet enfer, je n’aurais pas de chagrin à mourir… Mais ça dure… ça dure !… Et moi, je ne fais que leur prendre chaque jour la moitié de leur pain…

Il se laissa retomber sur sa couche. L’oncle en sabots se dirigea vers le coin où Marthe était assise. Il se pencha vers elle et prit sa main qu’il baisa. Dans ce mouvement, il mettait, à son insu, un reste de cette grâce noble dont les vieux gentilshommes emportent le secret. Cela faisait péniblement contraste avec la repoussante misère du grenier.

— Bonsoir, Marthe ! dit le vieillard doucement.

Madame répondit par un signe de tête.

— Ma pauvre fille, reprit l’oncle, il me semble que vous êtes plus pâle encore qu’hier au soir…

Marthe essaya de sourire.

— Mon Dieu !… mon Dieu ! reprit l’oncle dont les grands yeux bleus se levaient au ciel avec une résignation douloureuse, je fais pourtant ce que je puis !… Ce sont mes cheveux blancs qui les arrêtent… J’ai beau leur dire : « Voyez mes bras, je suis vigoureux encore ; on me répond : « Il est temps de vous reposer, mon vieux. » Me reposer… quand ma pauvre belle Marthe souffre !…

Il essuya son front où il y avait de la sueur.

— Je suis bien las, ma fille, reprit-il ; Paris est grand… et je n’ai pas pris un seul instant de repos durant toute cette journée… Sais-je à combien de portes j’ai frappé ?… Partout où je me présentais, je disais : « Donnez-moi de l’ouvrage… je ne demande pas à choisir la besogne… je ferai ce que vous voudrez… »

— Pauvre père ! pensait Diane qui écoutait les larmes aux yeux.

— « Je ne demande pas un gros salaire…, poursuivait Jean de Penhoël ; quand j’aurai bien travaillé, vous me donnerez ce que vous voudrez. » La porte se refermait avant que j’eusse fini… Ou bien on me demandait : « Brave homme, que savez-vous faire ? » Mon Dieu ! autrefois je savais monter à cheval, porter le mousquet et manier l’épée… Je n’ai jamais été obligé d’apprendre d’autre métier, grâce au pain que me donnait Penhoël. Et maintenant que Penhoël n’a plus de pain, je ne peux pas lui en donner moi ! Je répondais : « Je sais bêcher la terre des jardins, porter les fardeaux, balayer les écuries… Ayez pitié !… Faites-moi le valet de vos serviteurs ! — Non… non… » La même parole toujours !… Dans cet immense Paris où tant d’or se prodigue, quand on est pauvre et qu’on a les cheveux blancs, il faut donc se coucher sur la terre pour attendre la mort !…

Diane collait son oreille aux planches ; elle sanglotait tout bas. Marthe de Penhoël restait froide et semblait saisir à peine le sens de ces paroles désolées.

L’oncle Jean s’assit auprès d’elle, et prit ses mains, qu’il serra tendrement dans les siennes.

— Et pourtant, continua-t-il en retrouvant son mélancolique sourire, j’ai tort de murmurer, car aujourd’hui, Dieu m’a envoyé un espoir… Marthe… ma petite Marthe !… si le pauvre vieillard pouvait vous secourir !…

Il baissa la voix comme pour faire une confidence.

— Écoutez ! reprit-il, je crois bien que nous ne serons pas longtemps malheureux désormais… Comme je revenais ce soir, harassé de fatigue et le découragement dans l’âme, j’ai entendu, par la fenêtre ouverte d’un rez-de-chaussée, un bruit bien connu à mon oreille… des fleurets qui se choquaient… et le coup de fouet de la sandale, claquant contre le sol… J’étais auprès d’une salle d’armes… Autrefois, du temps de ma jeunesse, je faisais un fier tireur, ma petite Marthe !… C’est moi qui donnai des leçons à notre Louis, la plus forte lame de Bretagne !…

À ce nom de Louis, le regard fixe de Madame eut un rayonnement soudain et fugitif.

Jean de Penhoël continua sans prendre garde :

— Comme il se tenait sous les armes !… Il me semble le voir encore ferme sur ses jarrets d’acier, vif à l’attaque, prompt à la parade… Ah ! il était devenu plus fort que son maître, le cher enfant !… Mais parlons de nous, ma fille… Je suis entré dans la salle… ils étaient là une vingtaine de jeunes gens prenant leçon ou faisant assaut. Moi qui ai vu Saint-Georges, Fabien et la Böessière, je puis bien dire cela… on ne se bat plus comme autrefois, et les belles manières sont perdues !

Son bon sourire se teignit d’un peu d’ironie.

— Vraiment, s’écria-t-il emporté par une distraction soudaine, ces beaux messieurs d’à présent sont incroyables ! Si vous les voyiez, Marthe, saluer négligemment et tirer le mur comme par manière d’acquit, cela vous ferait pitié, ma pauvre fille !… Plus de grâce !… une tenue gauche et en même temps fanfaronne !… À les voir courir, souffler, crier et se fendre comme des compas pour se donner, au hasard, quelques méchants coups de fleuret dans les cuisses, on dirait une douzaine de paires de boutiquiers qui se battent avec leurs aunes.

L’oncle en sabots eut un petit rire sec et décidément moqueur.

Puis tout à coup sa figure redevint grave.

— À qui vais-je parler de cela ?… Et devrais-je censurer, moi qui demande l’aumône ?… Je me suis approché du maître, du professeur, comme on les appelle maintenant, et je lui ai dit en rassemblant tout mon courage :

« — Monsieur, avez-vous besoin d’un prévôt pour votre salle ?

« Le professeur m’a toisé d’un regard dédaigneux.

« — Est-ce qu’on faisait des armes avant le déluge ? m’a-t-il demandé.

« Toujours mes malheureux cheveux blancs !

« — Je pense bien que l’art a fait des progrès…, ai-je répondu, et sous votre direction savante…

« — Mon vieux, on n’apprend plus rien à votre âge !

« — C’est que j’ai grand besoin…

« — Je vous demande si cela me regarde !…

« Je m’en allais tristement, lorsqu’il se ravisa pour mon bonheur.

« — Au fait, dit-il, je n’aime pas à renvoyer comme ça les pauvres diables… J’ai besoin de quelqu’un pour balayer la salle, moucheter les fleurets et mettre tout en ordre… vingt francs par mois : l’ancien, ça vous va-t-il ?…

« Si cela m’allait, ma pauvre petite Marthe !… vingt francs par mois !… Comme je l’ai remercié !… Et j’entre en fonctions dans huit jours… Entends-tu bien ?… nous n’avons plus qu’une semaine de misère ! »

Le pauvre oncle Jean ne se possédait pas de joie.

— Eh bien ! reprit-il voyant que Marthe ne répondait pas, vous ne dites rien, ma fille ?…

Marthe secoua la tête :

— Huit jours !… murmura-t-elle d’un ton si bas que Diane ne put l’entendre à travers la cloison, c’est bien long !… c’est trop long !

Et comme l’oncle Jean l’interrogeait du regard, elle ajouta :

— La main qui nous jetait chaque soir un morceau de pain s’est lassée, sans doute…

Elle n’acheva point sa pensée, mais ses deux mains touchèrent sa poitrine avec, ce mouvement dont nous avons parlé déjà, funeste pantomime, signal de détresse que tout le monde comprend.

La tête du vieillard se pencha vers la terre.

Diane n’avait rien entendu de ces dernières paroles, mais elle avait vu le geste de Marthe, et cela suffisait.

Elle s’élança tremblante d’émotion. En trois sauts elle eut regagné sa chambre où Cyprienne rentrait, à ce moment, tout essoufflée.

Cyprienne, joyeuse et consolée, mordait à belles dents un gros morceau de pain qu’elle rapportait.

— Ils souffrent là-haut…, dit Diane ; Madame a faim !

Les dents de Cyprienne, qui venaient de rompre avidement la croûte appétissante et dorée, lâchèrent prise aussitôt.

— Et moi qui ne pensais pas !… s’écria-t-elle ; vite, ma sœur !… Heureusement que je ne leur ai pris qu’une bouchée !…

Elles remontèrent, lestes comme des sylphides, les marches vermoulues des deux derniers étages, et l’instant d’après le pain, glissant entre deux planches, tomba sur le sol poudreux du grenier.

Marthe poussa un cri de soulagement.

Les deux jeunes filles la regardaient manger. Elles souriaient toutes deux.

— Ma sœur…, disait Cyprienne ; à voir cela, on n’a plus faim.